Reny Justine
Psychologue clinicienne, Hôpital de Dreux
Psychologue en cancérologie, soins palliatifs, je suis confrontée en permanence à des patients qui m’expriment leurs ressentis par rapport à la maladie, mais aussi à des soignants, médecins qui peuvent être déroutés dans leur accompagnement du patient et de l’entourage.
Soignants et soignés sont embarqués dans une expérience qui reste, à chaque fois, singulière et chamboulante pour chacun d’entre eux.
Comment concevoir cette relation de soin qui renvoie tout à chacun à sa propre vulnérabilité ?
Face à certaines situations extrêmes, il n’y a plus de mots pour évoquer ce que l’on ressent.
Nous tenterons donc de mettre en évidence comment la fonction à contenir est primordiale dans l’accompagnement du patient atteint de cancer.
« La fonction à contenir pourra se définir comme la position psychique à adopter et à mettre en œuvre sur le terrain, dans l’intersubjectivité, pour recevoir et transformer des souffrances très primitives. » selon Denis Mellier (psychologue clinicien et maître de conférences). Nous allons y revenir.
 
I/ Le patient et son délitement corporel et psychique
 
L’annonce du cancer engendre un effet de sidération, propre à la clinique du traumatisme. Freud (1915) souligne que « le trauma est une effraction étendue et non pas limité d’une enveloppe ». Le moi du sujet est touché « une épine dans la chair, ou pourrait-on dire une véritable épine dans l’écorce du moi » (Laplanche, 1970) fait jour.
Les examens médicaux invasifs, les traitements renforcent l’ébranlement identitaire, bouleversant profondément les limites du corps.
Les limites physiques et psychiques du sujet sont bouleversées.
L’enveloppe corporelle qui nous protège de l’extérieur est déchirée sous le poids des investigations médicales et de la maladie qui marque son empreinte. 
« Je ne suis plus le même qu’avant », « perdre mes cheveux est une épreuve, ce n’est plus moi… » disent certains malades.
La personne ne se reconnaît plus, se regarder et se penser se complexifie.
Le corps se manifeste trop, il devient le lieu de souffrances, de frustrations et de soumissions.
Le choc est identitaire. Tout ce qui nous protège du monde extérieur vient à être éclaté. Le sujet est confronté à un débordement sensoriel primaire.
 
Plongés dans une pauvreté imaginaire, les affects, les mots manquent. Le langage s’arrête au corps comme si les capacités associatives étaient amoindries. L’entrave de l’enveloppe psychique et physique du sujet provoque de réelles failles narcissiques qui vont avoir besoin de l’autre pour être « PANSEES ET PENSÉES ».
Pour parler « d’enveloppe », nous pouvons nous représenter l’image de la membrane d’un organe, il s’agit d’une « mince couche de tissu qui enveloppe un organe et qui constitue une limite ».
Et bien, il n’en est pas différemment en ce qui concerne notre esprit.
Nous avons besoin d’une enveloppe psychique et physique qui nous protège des excitations du monde extérieur.
Les gestes techniques prodigués au patient sont invasifs. Ils peuvent aller jusqu’à mettre à l’extérieur du corps des fonctions intimes notamment excrétoires, urinaires, je pense aux stomies, aux trachéotomies…
Autant de « trous », de « traces », « d’empreintes » qui viennent impacter l’enveloppe corporelle du sujet.
Je me souviens des mots d’une patiente, lors de la pose de la chambre implantable qui disait : « le cancer est tamponnée dans mon corps, vous croyez que ça va être gros ? Que ça va faire un trou ? » Les défenses psychiques sont mises à mal et ne peuvent plus cacher l’impensable qui s’inscrit dans la chair.
 
On peut faire ici référence à Anzieu, qui autour de son concept du « moi-peau » a mis en évidence que la peau avait une fonction particulière.
Elle n'est pas qu’une enveloppe physiologique, elle a une fonction psychologique qui permet de contenir, de délimiter, de mettre en contact, d'inscrire. La peau, par ses propriétés sensorielles, garde un rôle déterminant dans la relation à l'autre. L’enveloppe psychique est pour tout à chacun ce qui fait interface entre le monde interne et externe.
Ainsi, la fonction enveloppe est une fonction de « contenance » qui consiste à contenir et à transformer. Le patient malade, lui, il se trouve face à une hémorragie psychique et physique.
 
Le monde hospitalier peut alors représenter un objet persécutant rien que par ses soins prodigués. « Je suis encore plus mal qu’avant avec la chimiothérapie… » disent certains patients. Paradoxe pour le sujet de devoir être mal, aller mal pour être soigné, pour aller mieux…
Le patient est ainsi, maintenu dans une effraction permanente de son corps et de son esprit.
 
Comment alors pouvoir retrouver une permanence identitaire, le sentiment d’exister ?
 
Cet éclatement identitaire demande à être accompagné, contenu, soutenu.
Nous sommes face à des angoisses très primitives où les patients ne sont parfois, même plus en mesure de formuler à un tiers leurs souffrances.
Denis Mellier (qui a beaucoup travaillé sur cette notion de contenance) dit à ce sujet (p63) « Ces souffrances primitives « hors psyché » désignent un état de souffrance où le sujet s’est absenté de lui-même, l’autre reçoit en revanche, l’impact déformé de celle-ci. »
Il évoque à ce sujet, les bébés en détresse qu’il désigne comme « un état interne qu’un enfant, qu’un adolescent ou qu’un adulte rencontre quand il n’arrive plus à subjectiver une expérience trop douloureuse pour lui. Comme sujet il est en détresse, dans une réactivation de cet état infantile, sans parole. » Les patients que nous rencontrons peuvent être dans cet état de détresse.
Les patients ne sont donc pas demandeurs d’un soutien psychologique par exemple, car les mots manquent.
Je prends souvent un exemple ironique auprès des soignants lorsqu’ils me disent qu’après avoir demandé au patient s’il souhaite la visite du psychologue, celui-ci refuse.
« Demain, si vous êtes malade, hospitalisé, dépendant des autres et perdu face à ce qui vous arrive, si on vous propose le psychologue est-ce que vous accepteriez ? Dans un moment de vulnérabilité, la fonction psy peut être vécue comme un renforcement de ses fragilités « je ne suis déjà pas bien mais on ne va pas en plus me ramener le psy… »
Nous sommes face à des souffrances peu explicites, non verbales qui souvent se manifestent dans le corps. Combien de patients rencontrez-vous qui expriment une douleur physique importante qui malgré tous les traitements antalgiques continue de se manifester… La plainte douloureuse le « J’AI MAL » peut venir signifier tout autre chose autour de « JE SUIS MAL »
Il est difficile de penser ce qui se passe car il n’y a plus de contenant pour le penser, nous sommes face à un trop du réel.
Denis Vasse médecin et psychanalyste, dans son ouvrage « le poids du réel, la souffrance » montre que « la souffrance naît de ce que notre image peut disparaître sans que nous mourrions ».
Les patients sont comme figés psychiquement, dépossédés de leurs corps et de ce qui les habite.
Alors comment ces patients en cancérologie peuvent t-il intégrer, rendre subjectif, cette situation de détresse vécue comme étrangère à eux mêmes ?
 
Il s’agit de pouvoir procéder à un « travail de lien »… Inspiré des concepts de Bion, psychanalyste britannique, 1897-1979) je pars de l’hypothèse que penser ne passe pas forcément par le dire mais par des mouvements archaïques qui passent par le corps et la psyché de l’autre.
 
Ainsi le travail est dans une mise en lien des professionnels les uns avec les autres pour aller au devant de la rencontre et anticiper les besoins du patient.
Dans la pratique, cela se manifeste par exemple au sein du l’hôpital où je travaille, par la coordination des soins de support, où tous les professionnels (diététicienne, assistante sociale, psychologue) viennent se présenter auprès du patient en cancérologie et lui montrer qu’ils sont présents et disponibles s’il le souhaite. 
En ce qui me concerne, je tente tant que faire se peut, en lien avec les soignants, d’aller me présenter aux patients que l’on m’indique. Moyen de créer du lien de manière informelle et de dédramatiser la fonction psy si sidérante et qui vient représenter le signe d’une fragilité pour le patient.
Cette première présentation permet par la suite de pouvoir s’apprivoiser et de devenir un appui sécurisant. Si les soignants ne sont pas là pour anticiper les besoins et m’indiquer les patients auprès desquels je peux me présenter, je resterai beaucoup dans mon bureau.
Je vous parle donc d’un dispositif autour  de « l’errance »  où c’est en errant dans les couloirs de l’hôpital que des rencontres émergent et des possibilités de soutien font jour.
C’est Jean Oury, psychiatre et psychanalyste, initiateur de la psychothérapie institutionnelle, décédé en mai dernier, qui a pu mettre en avant dans sa pratique auprès de psychotiques, comment il est important de faire son chemin vers le désir inaccessible de rester là, « d’errer » dans les parages de ces êtres qui ne peuvent pas forcément dire, s’exprimer. (Ménager des passerelles pour qu’ils puissent s’approprier du dire).
Et bien peut être est-ce ça, le premier levier de la contenance dans la relation de soin c’est de créer des passerelles pour favoriser la subjectivité du patient.
Cela demande au professionnels de pouvoir se laisser porter par « l’incertitude » de la rencontre.
 
II/ La contenance apportée par le soignant et l’équipe


Je vais vous parler d’une situation vécue, il y a encore peu de temps avec un patient pour illustrer mon propos autour de la relation de soin et de la contenance.
Nous allons voir comment la fonction contenante du soignant s’avère primordiale pour favoriser la réappropriation de soi et le sentiment d’exister du patient.
 
Mr P est un patient de 55 ans, atteint d’un cancer métastasé. C’est un patient qui est décrit par les soignants comme étant très anxieux et très réservé « nous n’arrivons pas à parler avec lui…Il ne nous dit trop rien… ».
C’est son corps qui parle à sa place. En effet, Mr P exprime son mal être au delà des mots. Avant d’arrivée en hôpital de jour pour sa chimiothérapie, il vomit déjà, alors qu’aucun traitement ne lui est administré. La nuit précédant l’hospitalisation, il a beaucoup de mal à dormir, mais il n’a pas de mots pour expliquer cela.
Dans ce contexte d’anxiété, les soignants se sentent impuissants. « Que faire pour l’aider ? L’accompagner ? »
Bien sûr, se pose la question d’un traitement pour l’aider à pallier à cette souffrance, mais les anti vomitifs et les anxiolytiques ne modifient pas complètement son ressenti subjectif.
Son attention est là annulée, la temporalité est écrasée, paradoxalement, il est comme « hors temps » et pourtant sa souffrance est omniprésente au regard de tous, entourage, soignants qui ressentent un malaise dans la relation, dans la communication.
Ainsi, ce malaise des soignants est un signal. Il est important de s’arrêter sur l’attention particulière à apporter vers des sujets qui d’eux mêmes ne peuvent formuler une demande.
C’est dans ce contexte que les soignants me sollicitent pour me présenter à Mr P.
Nos rencontres se passent dans un cadre informel, la chambre partagée d’une salle de chimiothérapie. Il a souvent la même position : recroquevillé dans son fauteuil de soin, il se tient la tête et montre des signes physiques de mal être.
Mr P dit « que parler, c’est pire.. ». Il est dur, pour lui, de continuer à pouvoir dire « JE ».
Nous sommes alors dans des conversations informelles autour de ressentis sensoriels et corporels. Mr P évoque les odeurs, les ambiances liées à l’atmosphère hospitalière, le bruit des voisins lorsqu’il est dans son appartement.
Il est comme une éponge qui reçoit tous les stimulis extérieurs. Comme s’il n’avait plus d’enveloppe pour se protéger.
« Quand je vomis, je suis mieux après, j’ai moins cette boule dans le ventre qui m’envahit… » Vomir reste douloureux mais c’est aussi un moyen, pour lui, de décharger l’excès interne qui l’anime et qu’il ne peut formuler autrement que par la décharge physique.
Ce comportement sera interprété, par son oncologue comme un trouble psychologique sous entendant que tout cela « c’est dans sa tête. » Nous voyons comment nous pouvons parfois, cliver les maux du corps et de l’esprit, alors même que les deux sont associés et que ces « MAUX » peuvent être le signe d’un manque de « MOTS ».
Face à ce comportement répété à chaque cure, je me suis sentie très impuissante tout comme mes collègues soignants « que pouvais-je lui apporter ?» « Est-ce que je n’étais pas en train de m’imposer ? » Mr P n’était pas demandeur, mais mes visites n’étaient pas rejetées.
Malgré mon impuissance, j’ai continué à porter attention à Mr P, à venir le voir à chaque séance, en tenant le lien même si nous n’échangions que quelques mots, je maintenais le lien.
 
C’est sur cette notion que je souhaite mettre l’accent, sur l’attention point fondamental de la fonction contenante.
Pour James William, (psychologue et philosophe, fondateur de la psychologie en Amérique 1842-1910) « L'attention est la prise de possession par l'esprit, sous une forme claire et vive, d'un objet ou d'une suite de pensées parmi plusieurs qui semblent possibles […] Elle implique le retrait de certains objets afin de traiter plus efficacement les autres ». L’attention est donc exclusive, du fait que l’on ne peut réellement porter attention que sur un objet à la fois, même si on peut parfois avoir le sentiment inverse. (Nous pouvons faire deux choses simultanées si l'une ne requière pas d'attention)
Il s’agit de la capacité à offrir au patient un espace où accueillir l’expression de sa souffrance sans avoir peur d’être détruit.
Cette conception s’appuie sur le modèle de Bion, qui souligne que la mère, par son attention, son adaptation aux besoins du bébé et sa « capacité de rêverie » (Bion, 1962) accueille et transforme l’expérience émotionnelle du nourrisson en quelque chose de tolérable et de pensable.
Ainsi, le soignant s’attarde, dans la relation de soin, à être un support et un soutien de la vie psychique du sujet.
L’accueil et l’attention portées par le soignant sur ce corps ébranlé et douloureux permet de créer un espace psychique partagé qui redonne un sentiment de continuité d’être.
Ce qui soigne le patient, c’est cette capacité de contenir les émotions qui l’envahissent et qui ne peuvent être tolérées.
Lorsque je visitais Mr P je ressentais tout le poids de ce corps souffrant et l’envahissement interne présent en lui. Le malaise des soignants à son contact nous renvoyait aussi à cela.
C’est dans cette attention particulière que se noue la fonction de contenance. La contenance c’est la capacité du soignant à recevoir et soutenir les ressentis du patient qui n’ont pas trouvé les voies de la pensée.
Il ne s’agit pas là de l’écoute, au sens de revenir sur les histoires du passé par exemple, vous voyez bien qu’ici Mr P n’était pas en mesure de parler de cela car le temps est pour lui, comme figé. (La maladie prenait trop le pas, y avait trop de réel)
Mais il s’agit d’être dans l’ici et maintenant de la relation et de pouvoir recevoir ces tensions internes corporelles lourdes, ces charges émotionnelles exprimées par Mr P.
Il est plus question de permettre au sujet la prise de conscience de l’expérience qu’il est en train de vivre. Il s’agit de redonner de l’épaisseur au temps.
Le soignant, par son accueil, des ressentis encore non pensables pour le patient, devient un réceptacle qui peut porter les angoisses archaïques.
Il permet au malade de redonner du sens à ce qui lui arrive et de retrouver un sentiment de sécurité.
Dans la relation mère/bébé, la mère est le contenant sur lequel l’enfant évacue les éléments bruts « des choses en soi » (Béta) non pensés encore (car il n’y a pas d’appareil à penser les pensées). Et la mère par sa capacité de rêverie et de tolérer les projections, elle va favoriser la transformation et la capacité à penser les pensées (fonction alpha).
L’enfant doit pouvoir projeter le sentiment qu’il est en train de mourir. Ainsi, il peut ensuite le ré introjecter car la mère l’aura rendu plus tolérable. Dans le cas contraire, ce sentiment de mourir ne trouve pas de sens. Bion nous dit « il ré introjecte, alors, non pas une peur de mourir devenue tolérable mais une terreur sans nom » (1967, p. 132).
Ce modèle permet de montrer comment dans la relation de soin, le patient peut avoir besoin d’un autre pour penser l’intolérable.
Ainsi, si le soignant ne peut offrir cette contenance, il renvoie au patient une « terreur sans nom ».
Dans le cadre des situations de cancérologie, nous sommes face à une grande régression, à un état primaire, où en tant que nous soignants, nous allons être celui qui porte ces bribes de souffrance.
Face à cette « terreur sans nom » que peut représenter la maladie, la perte de l’image de soi, le patient peut retrouver progressivement une capacité à penser ce qui lui arrive, grâce aux soignants (au pluriel).
 
L’attention demande donc de la disponibilité.
Elle passe aussi par le regard, la présence, la continuité du lien.
Ici cela s’est manifesté par ma présence à chaque cure, pour redonner une permanence à l’objet contenant : (de manière implicite, ma présence, je venais signifier à Mr P) « je suis là, je tiens le lien ».
Au fur et à mesure, tout un maillage a pu se faire autour de ce patient.
Mr P a été ensuite, hospitalisé pour une aggravation de son état.
Mr P se saisira alors davantage des « offres de contenant » qu’il a pu connaître auparavant et qu’il peut maintenant s’approprier.
Il continuera à faire parler son corps avec une fatigue importante et des ressentis de « lâchage » corporelle. « Je sens bien que mon corps ne tient plus qu’il me lâche… »
Cette perte de contenance interne sera relayée par l’ensemble de l’équipe qui sera autour de lui.
  • L’équipe douleur sera le support de l’expression de sa douleur, de cette souffrance corporelle qui vient parler de lui
  • La socio- esthéticienne viendra lui faire des soins, à son rythme capable de revenir plus tard quand il lui demandera
  • Les bénévoles passeront pour lui signifier « une présence » 
  • L’accent sera mis sur les repères spatio-temporels avec des réponses données aux demandes de Mr P d’avoir des explications médicales, des repères sur les rdvs à venir
« Lui porter attention à plusieurs » a permis de créer un « maillage » autour de lui, pour recréer une enveloppe, du lien. (« Maillage c’est « l’action de former un réseau, de disposer une grille qui recouvre, enserre » ou encore « une interconnexion assurant une meilleure sécurité d'alimentation électrique du secteur desservi, grâce à un réseau maillé. » Nous voyons que cette fonction de contenance renvoie à une enveloppe créer à plusieurs et qui vient donner des limites protectrices et pare-excitatrices,  j’y reviendrai)
 
Contenir ses angoisses sans mots qui se manifestait par le corps, a permis qu’ensuite celles-ci se transforment dans la relation à l’autre.
Il en viendra même à me dire : « Heureusement que vous êtes là… ». L’autre devient un lien, un appui pour se reconstruire.
Il pourra davantage formuler ses angoisses :
« Est-ce que je vais me retaper ou vais-je mourir ? J’ai 55 ans c’est tôt pour mourir... »
 
Contenir cette souffrance n’est pas sans nous toucher personnellement.
Cette position contenante dans la relation de soins n’est pas toujours facile à tenir car recevoir ces ressentis archaïques nous impactent.
Dans un article publié l’an passé, j’évoquais comment dans la relation au patient, nous pouvons être pris par des ressentis corporels très forts (malaise, douleur, envahissement corporel, lourdeur), une « turbulence émotionnelle » (Bion), qui peut nous faire vaciller.
Ce fut le cas avec Mr P, nos entretiens me renvoyaient à des ressentis très primaires envahissants. C’est les échanges avec les autres collègues de l’équipe qui m’ont permis de percevoir qu’eux aussi étaient pris par ses souffrances archaïques.
C’est grâce à ce « maillage d’équipe » que les angoisses de Mr D ont pu être portées, contenues et se transformer dans une possibilité de pensées, de mise en mots et de créativité.
Il dira dans les derniers moments de sa vie « j’ai fait un rêve, j’ai rêvé que je partais de l’hôpital, j’allais bien et je n’étais plus malade… »
S’évader ailleurs, ce n’était physiquement pas possible mais ça l’était psychiquement grâce à la contenance apportée par l’ensemble de l’équipe soignante.
Et n’est-ce pas ça continuer à se sentir exister, pouvoir continuer à rêver et penser sans être envahi par l’angoisse ?
 
La créativité est inhérente au fait de vivre, comme le souligne Winnicott, elle permet à l’individu l’approche de la réalité extérieure. Winnicott met en avant « l’aire de l’informe » comme un espace où l’on peut se laisser aller à rêver. L’informe n’est alors plus une terreur car elle est partagée et elle peut se transformer en quelque chose de plus acceptable et pensable.
Rêver est le signe que nous sommes encore des êtres de désirs et de pensées. Nous étions dans une possibilité d’élaboration de l’expérience vécue.
C’est, donc, le service de soins dans sa globalité qui va être responsable de la contenance. Il s’agit de favoriser des repères cadrants.
Par exemple, il est rassurant pour les patients et leur entourage d’être informés, d’avoir leur calendrier de chimiothérapie, les indications alimentaires de la diététicienne ou autres points de repères… Tous ces indicateurs permettent de border le trop d’angoisse et de donner une contenance.
Dans la relation de soin, le soignant, par ses informations, ses bains de mots qu’il propose au malade quand il fait un soin, donne un appui favorable à la reprise des fonctions psychiques du sujet.
 
J’ai eu la chance de pouvoir travailler en EMSP avec un aide soignante qui par son contact et son toucher corporel quotidien, dans l’intimité même du patient favorisait une reconstruction de soi.
Les aides soignantes, socio-esthéticienne redonnent une épaisseur, une consistance, un sentiment d’exister par le biais du toucher-massage, de la toilette, des soins du visage.  Il s’agit de réhabiter ce corps grâce au geste, aux soins.
Ceci permet de créer un espace psychique partagé qui se lie à la réalité corporelle.
Par la relation de soins, les patients peuvent retrouver un étayage, un sentiment de sécurité interne. Cela renvoie à l’expression bien connu de « je suis bien dans ma peau ». L’expérience de la sensorialité permet d’accéder à nouveau à la pensée.
Cette fonction contenante passe par un travail d’équipe pluridisciplinaire (aide-soignante, infirmière, médecin mais aussi socio-esthéticienne, assistante sociale, psychologue..) leur collaboration va permettre un « accordage » émotionnel (Stern, 1989).
Il ne s’agit pas d’une juxtaposition de professionnels mais d’une association de professionnels qui vont collaborer pour accomplir un objectif commun. C’est ainsi, que nous pouvons parler d’accordage, car chacun a une place et un rôle et va s’associer au travail de l’autre pour créer une harmonie favorable à la prise en charge du patient.
La fonction de maintien de chacun permet de favoriser les possibilités de transformation des vécus archaïques et non-verbaux.
Par le biais des soins (le regard, le toucher, les mots, les repères spatio-temporels) le patient peut redonner du sens à ce qu’il est en train de vivre, redonner forme à ses éprouvés.
Il s’agit de développer des supports internes et externes (aménagement de l’environnement, adaptabilité du temps et de l’espace) qui vont permettre de recréer du lien et une possibilité de subjectivation.
 
III / L’impact de cette fonction contenante sur le soignant
 
Dans la situation relatée, j’ai été traversé par des ressentis particuliers tout comme l’on été aussi mes collègues de l’équipe. Quelles sont alors les limites de cette fonction contenante ?
 
Comment contenir la vulnérabilité du patient sans être dépassée par ses propres ressentis?
 
Il y a des enjeux inconscients dans la relation de soins entre soignant et soigné.
Être confronté en permanence à la souffrance de l’autre engage aussi celui qui la reçoit. Le soignant est convoqué dans son corps et dans son être.
Travailler en cancérologie renvoie les soignants à beaucoup d’impuissance. Les prises en charge se répètent entre annonce de la maladie, accompagnement dans les soins, récidive de cancer et parfois aussi accompagnement en fin de vie de patients connus depuis longtemps…
Au sein d’une même journée, une infirmière est confrontée à des demandes multiples avec des requêtes parfois contradictoires de la part des patients et de leurs entourages.
Alors comment continuer à pouvoir être contenant lorsque nous sommes confrontés en permanence à la souffrance de l’autre et à notre propre vulnérabilité ?
 
À la manière dont Winnicott a pu mettre en évidence « qu’un bébé seul ça n’existe pas », nous pouvons dire « qu’un professionnel seul ça n’existe pas ».
Aucun professionnel ne peut tenir seul cette fonction de contenance. Nous sommes dans une conception groupale où le travail d’équipe doit être pensé comme un levier favorisant le travail de lien.
Le service de soins dans son ensemble propose des enveloppes groupales de par son organisation, son rythme de travail, ses temps d’échanges, sa culture de soins. 
 
Il est donc important de s’interroger sur nos fonctionnements d’équipes, car c’est ce fonctionnement qui va s’avérer être le garant de la contenance proposée dans la relation de soins.
Il ne s’agit pas seulement de recevoir les angoisses archaïques qui sont impensables pour le malade. Il s’agit dans un second temps de pouvoir les transformer et cela passe par un travail d’équipe.
Reconnaître l’impact des souffrances des patients sur soi et sur le groupe de soignants permet de les transformer.
Si ce travail de groupe ne se fait pas, le risque est grand d’en arriver à des situations de passages à l’acte, de débordement, de somatisations voir de conflits d’équipe. Ces manifestations sont le signe d’une « décharge » d’un trop de souffrances emmagasinées et non pensées par le groupe.
 
Dans ce « corps à corps » soignant/soigné, les temps d’échanges et de partage d’expériences émotionnelles en équipe permettent un éclairage sur la situation vécue.
« L’espace groupal » partagé permet de contenir le trop plein d’excitations et d’angoisses qui vient effracter le moi individuel du sujet professionnel.
Ainsi, le groupe « soignants » vient être le garant de la santé psychique de ses membres.
 
Dans le contexte actuel, où les exigences économiques sont du côté de l’activité et de la rentabilité, il me semble important de continuer à s’interroger sur nos actions et de se centrer sur notre tâche première : se questionner pour accompagner du mieux possible, le patient et son entourage.
Dans le monde hospitalier, la subjectivité peut être vécue comme un obstacle, le signe d’une trop grande vulnérabilité. Mais comme l’a souligné Agatha Zielinski, « c’est l’expérience de notre propre vulnérabilité qui nous ouvre à une sollicitude peut-être plus ajustée ».
Le risque de l’abolition des ressentis est de provoquer un épuisement professionnel et un manque de contenant qui se répercute sur la relation soignant/soigné.
Les professionnels deviennent alors des « automates » qui se « blindent » et ne pensent plus leur pratique.
Dans ce cas, ils ne peuvent plus proposer une fonction contenante aux personnes accueillis car ils sont eux-mêmes déshabités.
Denis Mellier (p477) parle de « dispositifs à double détente » où il s’agit :
  • Dans un premier temps d’accueillir, de recevoir et d’être attentif au sujet dans ses liens
  • Puis dans un second temps, de penser et d’interpréter ce qui est accueilli.
 
Souvent, les soignants vivent mal une situation, ils sont pris par un flots de ressentis non formulables. La possibilité d’avoir un espace de parole pour en parler, en dire quelque chose et mettre en commun avec d’autres ses ressentis, permet de contenir et de transformer les tensions émotionnelles.
Ce travail de groupe permet de prendre du recul et de continuer à prendre du plaisir à penser les situations vécues.
C Dejours dit à ce sujet que « travailler c’est transformer de la souffrance en plaisir. »
Si ce travail ne s’opère pas, nous nous trouvons face à des soignants qui peuvent inquiéter de par leur perte d’émotions, leur froideur ou encore qui peuvent ressentir des douleurs inexpliquées et animés des conflits opérants au sein de l’équipe.
Tout cela vient mettre en évidence le manque de sens et la perte de la pensée qui vient se manifester par le corps et les attaques contre l’autre.
Le travail d’équipe est le noyau vivant de l’institution, sans lequel sinon on est devant une enveloppe morte.
Il paraît donc important de valoriser, les temps d’échanges formelles et informelles en équipe pluridisciplinaire. Car c’est par le collectif que des situations institutionnelles peuvent se transformer et se symboliser.
Cette posture demande de s’interroger sur ses ressentis intérieurs et d’utiliser son corps et sa psyché comme une « potentialité » pour mieux accompagner.
Il s’agit de pouvoir s’attarder sur ce que l’on peut ressentir, se questionner sur ce que l’on vit intérieurement sans pour autant l’abolir. Il faut accepter de tolérer et de s’attarder sur nos manifestations personnelles.
Il ne s’agit pas de rationnaliser les relations ou de centrer le rôle du soignant, sur l’émotionnel mais plutôt de pouvoir penser les ressentis corporels du soignant dans la perspective des soins visés.
Les staffs, les réunions, les échanges informels dans le couloir, le temps du café quand les soignants se réunissent sont autant de moments de « reprise » où nous pouvons échanger sur nos éprouvés, sur une situation difficile ce qui mobilise l’activité de pensée et de représentations des équipes.
Les groupes d’analyse de pratiques sont très riches et ont une fonction d’enveloppe groupale « contenante » pour l’ensemble des soignants.
Ces espaces de contenant viennent recevoir l’inacceptable pour redonner du sens aux expériences soignantes et réduire les souffrances générées. Mathilde du Colombier, psychologue clinicienne, parle de l’étayage d’une « métacontenance institutionnelle ». Elle représente alors le collectif qui déculpabilise le soignant confronté à sa propre impuissance.
Christophe Bittolo, analyste de groupe fait part de son expérience d’animateur de groupe de parole en ces mots « l’élaboration groupale donne une forme à ce qui est épars et incohérent, chargé d’impressions et d’images dont l’horreur laisse parfois une trace persistante et perturbante à l’esprit. »
Il en va des organisateurs de structures de soins : cadre de santé, chef de service, direction de penser ces espaces comme nécessaires pour préserver la santé psychique de ses professionnels et des personnes accueillies.
Dans le cas de la situation relatée, ce qui a permis que nous soyons contenant pour Mr P c’est tout le maillage que nous avons créer autour de lui. Ceci est passé par des temps d’échanges communs, mais aussi par des visites communes à son chevet. Le travail en « binôme », (infirmier/psychologue) a par exemple, permis de cerner davantage la souffrance psychique et physique de Mr P mais aussi de faire du lien et d’être un appui pour reconnaître ce qu’il vivait.
Je n’étais alors plus seule pour recevoir le poids de sa souffrance nous étions en équipe pluridisciplinaire pour penser la situation.
 
Conclusion
Cette journée s’articule autour de nos vulnérabilités communes et sur les moyens et les formes d’accompagnement à imaginer pour continuer à penser.
Il me semble qu’accompagner l’autre ne peut se faire seul, il passe par un travail permanent de groupe qui n’est pas toujours facile à concilier, à concevoir. J’entends beaucoup dire « que nous n’avons pas le temps », il m’arrive même de le penser, prise par le flot de l’activité hospitalière et des demandes de rendement nécessaire à un monde hospitalier en crise.
Certaines équipes soignantes « perdent même l’envie d’être ensemble », car cela coûte de se réunir et l’action nous permet d’éviter de traiter ce qui est angoissant.
Pourtant, c’est en pensant notre travail, en se questionnant sur « pourquoi nous sommes là ? », en se demandant « comment travaillons-nous ensemble pour accompagner l’autre ? » que nous pouvons avoir une prise sur nos ressentis, sur notre vulnérabilité et sur celle de l’autre que l’on soigne. 
Penser pour rester des êtres vivants et désirants dans notre travail.
Eric Fiat[1] nous rappelle dans un texte sur l’habitude comment « l’habitude est une chose dangereuse elle engendre la routine se fige en automatismes. Elle endort la conscience l’attention au cas singulier, rend difficile le discernement, l’utilisation de l’esprit critique ».
Alors continuons de nous laisser prendre par la surprise de la rencontre, par l’incertitude et laissons place à la subjectivité des professionnels dans les lieux de soins. 
Nous serons certainement plus armés pour contenir l’autre, les patients et nos propres vulnérabilités.
 

[1] Le soignant et la mort. S’habituer à ce dont il n’y a nulle habitude, dans les soignants et la mort, collectif sous la direction de Schepens F, Erès, 2013