Jean Michel LONGNEAUX
Philosophe, Pr. Université de Namur, Conseiller en éthique dans le monde de la santé, Rédacteur en chef de la revue Ethica Clinica
Que reste-t-il de nos désirs ? Ce dont je vais vous parler, c’est du point de vue des soignants dans la rencontre avec le patient. Dans le cours d’histoires qui ne sont pas toujours faciles, les désirs sont parfois mis à mal. La question est de savoir ce qu’il en reste après quelques années dans le cadre de ce type de travail.
 
La première question, qui est celle sur laquelle je vais me concentrer ici, va rentrer en résonnance avec l’introduction et l’histoire qu’on a entendues. C’est d’abord d’essayer d’identifier ses désirs. C’est bien beau de dire « que reste-t-il de nos désirs ? ». De quels désirs s’agit-il ? Y a-t-il moyen d’en parler d’une façon relativement générale pour que tout le monde s’y retrouve ? Ce n’est pas toujours évident mais il y a peut-être moyen de proposer quelque chose.
 
Si on veut mettre des mots sur cette usure qu’on peut vivre dans le quotidien des soins dans des situations difficiles, il y a au moins trois désirs qui nous motivent ordinairement dans la vie, aussi bien dans la vie privée que la vie professionnelle et qui, de fait, sont mis à rude épreuve. Pouvoir les nommer au moins, pouvoir trouver une façon d’en parler, c’est déjà un outil fort précieux pour pouvoir ensuite essayer d’en faire quelque chose lorsqu’on est mis en difficulté.
 
Le premier désir qui nous motive ordinairement, c’est une bêtise que de le dire, tout le monde le sait bien. C’est un lieu commun. C’est tout simplement ce qu’on appelle le désir de toute puissance. Il faut faire attention car l’expression n’est pas très heureuse. Ce n’est pas tellement qu’on veuille être le plus puissant, celui qui va être le plus riche, le plus beau, le plus fort, le chef parmi tous les chefs, bien que cela va peut-être se manifester ainsi évidemment. Pour le commun, pour la plupart d’entre nous ici, le désir de toute puissance va prendre cette forme-ci : en tant que professionnel, c’est le désir d’être à la hauteur de ce qu’on croit devoir être en tant que professionnel.
 
Que cela veut-il dire concrètement ? Cela veut dire tout simplement un bon soignant qui répond aux demandes du patient, qui peut l’aider, le soulager, rencontrer ses difficultés, qui a le mot juste quand il faut avoir le mot juste, qui est disponible quand il faut être disponible. En bref, c’est être à la hauteur de ce que nous pensons devoir être dans le cadre de notre métier. Si vous prenez des exemples dans la vie privée, c’est par exemple être un bon parent pour ses enfants. Quand on a des enfants, il faut faire avec et on essaye d’être un bon parent. Si on aime quelqu’un, on essaye d’être à la hauteur des attentes de l’autre pour essayer de le rendre heureux. C’est un désir de base qui est la motivation qui nous porte quand on s’investit dans quelque chose qui est important pour nous, pourvu que votre métier vous intéresse, parce que ce n’est pas toujours gagné. En tous cas, je parle pour la Belgique, puisque je viens de Belgique. Pour peu que le métier nous intéresse, c’est vrai qu’on a envie de bien faire.
 
On est porté par ce désir et on est peut-être désespéré, comme on l’a raconté dans l’histoire de tout à l’heure, lorsque, malgré tous nos efforts, cela ne marche malheureusement pas. On voudrait bien soulager le patient, on n’arrive pas à le soulager. On voudrait bien avoir le mot juste pour rencontrer ses angoisses. C’est difficile et dur parce qu’on est touchés dans ce désir qui est une zone sensible. On n’arrive plus, on ne sait plus quoi dire. Ou bien on croyait pouvoir avoir passé un pacte et on voit que, non, la personne ne joue pas le jeu. Quand on est démuni dans certaines situations difficiles, quand la personne qu’on aide ou la famille qu’on accompagne n’arrive pas à trouver un peu d’apaisement, on se demande « mais à quoi je joue ? Est-ce que c’est encore ma place ici ? Je ne suis plus à la hauteur, je n’ai plus rien à proposer » voire, comme on le signalait dans la vignette tout à l’heure, « je suis moi-même en souffrance et je ne suis donc plus disponible pour pouvoir aider la personne que j’ai en face de moi ». Ce désir qui nous porte dans l’existence est un désir qui est un moteur de base. Lorsqu’on est atteint là, lorsqu’on ne trouve plus l’énergie d’alimenter ce désir, souvent, c’est là qu’on commence à se remettre en question. Souvent, c’est là que de la souffrance du côté des travailleurs va se manifester. On ne sait plus, on est tout simplement perdu.
 
Remarquez maintenant, pour essayer d’étoffer un peu ce désir, qu’il ne se réduit pas à ce que je viens de vous en dire. Il prend d’autres formes dans la vie ordinaire, en tous cas chez nous en occident. Par exemple, et nous éduquons souvent nos enfants dans ce but-là, nous devrions être suffisamment tout-puissants pour pouvoir être autonomes. Dans notre culture à nous, l’idée de l’autonomie, ne dépendre de personne, se suffire à soi-même, pouvoir vivre de son métier est une incarnation de la toute puissance. Etre suffisamment tout-puissant pour pouvoir ne dépendre de personne. De fait, quand on éduque des enfants, on les éduque souvent en vue qu’ils puissent eux aussi devenir autonomes et ne dépendre de personne, à commencer par les parents pour qu’on ait un peu de vacances quand même, qu’ils puissent tout simplement dégager, pour le dire simplement. Il n’y a pas que chez nous.
 
Un autre exemple que je peux vous donner aussi, pour essayer d’étoffer ce désir qui prend des formes à l’infini, c’est l’impression que nous avons de pouvoir recommencer notre vie à zéro. On devrait être suffisamment tout-puissant pour pouvoir, quand on est mis dans une impasse, quand tout à coup la vie ne correspond plus à nos attentes, enlever ses billes et aller investir ailleurs, recommencer une vie. Si à un moment je ne m’y retrouve plus dans mon métier, cela fait 10, 15 à 20 ans que je m’épuise dans un même métier, il faudrait que nous ayons cette liberté, cette folie, cette toute puissance – car cela demande du courage quand même – de pouvoir réorienter notre vie. Si cela devient un enfer dans un couple, même chose, il faudrait que nous ayons cette toute puissance de pouvoir recommencer. Pour que vous voyez un peu en quoi la toute puissance est concernée, vous connaissez peut-être des personnes qui se plaignent d’être dans une impasse dans la vie privée comme dans la vie professionnelle, ou dans l’un ou l’autre, de fait, ils se plaignent, ils se plaignent. Quand on leur dit « arrête, pars, change, essaye de trouver quelque chose d’autre mais réagis, ne reste pas là », vous voyez ces gens « oui mais ce n’est pas si simple ». Ils trouvent toujours des raisons pour ne pas changer la situation dans laquelle ils sont. Quand vous prenez conscience de ces cas-là, vous vous rendez compte que, pour pouvoir changer de vie, il faut que nous puissions être suffisamment tout-puissant, avoir ce courage, je ne sais pas comment il faut appeler cela, de pouvoir fermer une page, tourner une page et partir ailleurs, essayer de tenter une autre aventure. Recommencer sa vie à zéro est aussi une forme de liberté, une forme de toute puissance que nous devrions être capables d’incarner.

Dernier exemple que je vous donne, souvent, la toute puissance qui nous habite, ce désir d’être à la hauteur, va être accompagné d’un sentiment, ce n’est pas une émotion, c’est plutôt un affect, ce qu’on pourrait appeler la tentation de l’innocence. Quand on est persuadé d’être à la hauteur de bien faire son métier ou de bien faire ce qu’on doit faire dans la vie privée, avec nos enfants, amis ou notre conjoint, c’est l’impression que nous sommes irréprochables. C’est une façon de faire apparaitre le désir de toute puissance. Vous n’avez qu’à prendre le contre-exemple de nouveau : essayez de vous souvenir du jour où on vous a pris en défaut. Généralement, quand on est pris en défaut sur le fait, devant un truc aussi évident, « je n’ai pas fait un truc, on m’avait dit de le faire et je ne l’ai pas fait ». Souvent, le réflexe premier, parce qu’on est attaqué dans cette innocence qu’on revendique, cela va être d’aller jusqu’à mentir « non ce n’est pas moi, on ne me l’a pas dit, on ne me l’a jamais dit. Je n’ai jamais eu de papier ». En fait, je l’ai dans la poche. On est prêt à aller jusqu’à mentir parce qu’on n’aime pas être touché dans cette zone « je veux rester irréprochable, à la hauteur ». Regardez dans la vie privée. On voit souvent cela au quotidien. On veut être un bon parent. Je dis toujours qu’il ne faut pas avoir d’enfant. Donc on les a. Quand les enfants sont petits, ça va mais, quand ils grandissent, c’est horrible : les enfants n’ont en général pas leur langue dans la poche et, quand ils commencent à nous faire des reproches « t’es dégueulasse, tu as dit hier que tu ferais cela et tu ne l’as pas fait », on n’aime pas. La réaction qu’on pourrait avoir spontanément c’est « tu n’as pas à me parler comme cela » parce qu’on n’aime pas. On est blessé, on veut être un bon parent. Quand ce sont nos enfants qui nous le disent en plus, on est déboussolé.
 
Le premier désir qui nous anime est un ressort de la vie en général. Ce n’est pas propre à la fonction soignante. C’est en tant qu’être humain et nous sommes concernés. Nous voulons être à la hauteur de notre existence, à la hauteur de notre métier, faire bien ce que nous pensons être bien, ne pas être empêché de pouvoir le faire, être tout simplement compétent. Ce n’est pas une prétention exagérée, c’est tout simplement bien faire les choses.
 
Le problème, c’est quoi ? Je le signalais tout à l’heure. On a évidemment envie de bien faire mais c’est là qu’il peut y avoir une usure. C’est là que se pose la question « que reste-t-il de ce désir après un certain nombre d’années ». Dans le cadre de l’oncologie comme dans d’autres services confrontés à des maladies graves, on se rend compte petit à petit, dans certains cas du moins, qu’on n’arrive pas à être à la hauteur. On n’arrive pas à avoir réponse à tout, à pouvoir parfois soulager des patients qui sont douloureux. C’est ne pas sauver un patient pour lequel on avait de l’espoir. Non, il va décéder quand même. Des situations de ce genre nous remettent en question dans ce désir, nous interrogent. Quand c’est une fois ou l’autre, on peut encore se reconstruire. Quand ce sont des situations répétitives, on peut craindre que ce désir s’épuise et qu’il n’y ait petit à petit plus de désir. Il n’y a plus qu’un point d’interrogation. Qu’est-ce que je fais dans cette galère ? Qu’est-ce qu’on peut encore faire ? Qu’est-ce que c’est que cette arnaque ? On promet de soulager les personnes et on n’y arrive pas dans certains cas. Ceci est la première situation d’un désir qui peut éventuellement s’user selon le trajet professionnel qu’on a et selon les rencontres qu’on va faire.
 
Il y a trois désirs au total. Le deuxième désir concerne les relations avec les autres. S’il fallait redéfinir le premier désir, c’est un désir dans le rapport à soi-même. C’est cet idéal que j’ai de ce que je dois être dans toutes les fonctions que je remplis et qui sont importantes pour moi. Le deuxième désir concerne les relations avec les autres, plus précisément avec des personnes qui seront importantes à un moment donné dans ma vie. Ce qui nous intéresse ici, c’est le patient et sa famille éventuellement. Nous allons partager un moment de vie ensemble. A ce moment-là, le patient compte pour moi. Il devient quelqu’un qui est très important, de même que son entourage. Cela peut aussi être les collègues avec lesquels on travaille. C’est une relation qui est importante. Si vous  montez dans les tours, dans des relations d’autant plus investies, c’est souvent du côté de la vie privée qu’il faut aller chercher, avec nos enfants, notre conjoint, nos amis. Il y a aussi un désir en jeu dans toutes ces relations, qui vont être importantes pour nous à un moment donné.
 
Quel est ce désir ? Je vais vous donner une formulation fréquente qu’on en propose, même s’il faut la corriger tout de suite. On dira que le désir qui est à l’œuvre là derrière, ce qui nous porte, nous motive dans ces relations, c’est ce qu’on appelle le désir de fusion. Il faut corriger tout de suite car le mot fusion est trop fort. Ce n’est pas qu’on veut fusionner avec les patients. Un psychanalyste vous le dirait en tous cas, il ne faut surtout pas fusionner avec un patient. Ce serait monstrueux. En attendant, il y a quelque chose comme. C’est ce que veut dire l’expression, ou sinon elle est absurde. C’est tout simplement ce désir d’être sur la même longueur d’onde, qu’on se rejoigne. On parle souvent d’empathie dans le jargon des soignants. Il faut pouvoir être proche, pouvoir résonner à la souffrance de l’autre, pouvoir le rejoindre, partager. Il faut que le patient puisse me comprendre dans ce que je suis, ce que je peux lui proposer, de façon à ce qu’une relation de soins puisse commencer dans cette relation où on est plus ou moins sur la même longueur d’onde, où on se rejoint en quelques façons. Vous comprenez bien si vous prenez un cas extrême, lorsque vous êtes devant un patient qui refuse les soins. Non, il faut qu’on s’entende. S’il n’y a même pas d’acceptation de la part du patient, que voulez-vous que je fasse ? S’il n’y a pas de relation du tout, on est coincé. On va donc essayer d’établir une relation avec le patient comme avec son entourage.
 
Si vous prenez des expériences dans le cadre de la vie privée pour faire ressortir ce désir dont on parle ici, il devient – et là le mot devient presque approprié – de plus en plus fusionnel. Si on reprend de nouveau nos enfants, des personnes vous diront « ceci est la chair de ma chair ». Quelque chose est peut-être un peu exagéré dans cette expression, mais beaucoup de mamans – les papas ne comprennent en général pas trop cette affaire-là – ont une relation privilégiée. Les papas aussi mais c’est beaucoup plus affectif pour les mamans, beaucoup plus intense, beaucoup plus investi. On peut en rire ou trouver cela stupide, mais des personnes vous disent « ce lien entre mes enfants et moi-même est tellement fort à la différence de tous les autres enfants que j’aime bien par ailleurs, je n’ai rien contre les enfants mais, avec mes enfants, je ne sais pas vous expliquer pourquoi, il y a un tel lien que s’il leur arrive un malheur je le sentirai tant on est proches ». Cela se vérifie en plus, c’est cela qui est terrible. Quand on dort, la maman se réveille, va vite voir son bébé. De fait, il est en train de mal dormir, est mal retourné ou a vomi dans son lit. Elle le sent tandis que Monsieur dort. Ce n’est pas vrai. Il faut rappeler une chose ici, en fait Monsieur fait semblant de dormir. Ce sont des stratégies dans les couples. Le premier qui craque est celui qui devra assumer, donc vous ne bougez pas dans votre lit, Madame se lève et, pour toutes les autres fois, c’est Madame qui se lèvera. Du coup, il faut faire semblant de ronfler pour faire croire. Toujours est-il que c’est vrai que les mamans sentent car il y a ce lien, il y a quelque chose de fusionnel à un point tel d’ailleurs que, si vous prenez des situations plus ordinaires, il arrive malheur à notre enfant, on est mal. Même dans le langage ordinaire, des personnes ont ces formules qui font sourire. Quand vous avez un enfant malade, vous avez des mamans et des papas aussi d’ailleurs qui peuvent dire « il m’a fait une grippe ». Non, les parents n’ont rien mais on se projette, on s’identifie et on s’inquiète.
 
Si vous prenez la relation amoureuse, pour prendre un autre exemple où ce désir semble triompher : ne faire qu’un à deux, là c’est le pompon. C’est l’accomplissement de l’être humain bien sûr, donc le moment sacré où les âmes se rejoignent, les corps se rejoignent aussi. Pour le coup, on a l’impression que le désir de fusion s’accomplit. Vous avez tout un baratin sur ce sujet pour dire « au moins cette relation doit être privilégiée ». Dans le reste, il y a peut-être des malentendus, etc., mais si nous sommes capables de fusion comme nous le désirons, c’est dans ce type de relation privilégiée. On vous dira même dans certaines religions que c’est un moment sacré. Par conséquent, si vous recherchez du sacré dans la vie concrète, on vous dira parfois que c’est là que ça se joue.
 
Pour revenir à ce qui nous intéresse ici, dans la relation de soins, au moins établir un contrat, se mettre ensemble autour du projet de ce qu’on fera, de ce qu’on ne fera pas, être d’accord avec le patient et suivre ses évolutions, ses demandes qui peuvent changer pour essayer de s’ajuster en permanence, on peut réfléchir sur comment se fait-il que, dans certaines relations avec certains patients on a vraiment le sentiment que le courant passe tout seul tandis qu’avec d’autres c’est compliqué. Vous pourrez peut-être en témoigner. C’est terriblement épanouissant, on se sent valorisé. Avec ce patient, on n’a même pas besoin de longs discours. Une complicité s’est nouée tout de suite et c’est incroyable. On sera d’autant plus touché de tout ce qui pourra se passer éventuellement de grave. Avec certains êtres humains, c’est vrai. Je n’en sais rien, il faudrait faire un sondage : peut-être que, dans une vie, quand on fait le bilan de son existence, on pourra peut-être dire « en ayant vécu X années, je peux dire que j’ai rencontré 3 ou 4 personnes avec qui le courant est passé tout de suite. Les autres, ça a été un peu plus compliqué. Ça n’a pas été catastrophique mais c’est vrai que des relations se dégagent ». Des personnes m’ont raconté. Vous prenez le train et, allez savoir pourquoi, quelqu’un est assis en face de vous. De toute façon, on sait pourquoi : il va aussi là où on va, très probablement. Mais, vous ne savez pas pourquoi, on commence à parler « bonjour, ça va, le beau temps, les bêtises » et après on se met à parler. Des personnes disent « c’est incroyable, j’ai rencontré quelqu’un, je ne sais même pas quel est son nom mais j’ai parlé comme je n’ai jamais parlé, comme si c’était tout d’un coup une rencontre d’âmes ». Des personnes vous disent même cela « c’est comme si on s’était reconnu, alors qu’on ne se connait pas. Le type est parti et je ne le reverrai sans doute jamais mais c’est comme si on se connaissait d’ailleurs, comme s’il y avait quelque chose de fusionnel, de nouveau ». Je ne sais pas si c’est le mot le plus adéquat mais une reconnaissance mutuelle peut exister de temps en temps.
 
Quel est le problème ici ? Ce désir peut s’user malheureusement, comme le désir précédemment, dans le quotidien des soins, quand bien même on connaît ces moments où on a l’impression que ce désir n’est pas une illusion. C’est vrai qu’on peut le vivre de temps en temps. Il n’empêche que, dans le quotidien des soins, dans certains rencontres, cela devient beaucoup plus laborieux. Il y a des malentendus, des refus de soin. Des personnes m’avaient promis de faire ceci, cela et je me rends compte que, dans le fond, elles ne font pas du tout ce qu’elles m’avaient promis de faire, de prendre le retraitement, de suivre ceci, etc. Des familles jouent des doubles-jeux. Vous avez toutes les expériences du quotidien, dramatiques ou moins dramatiques parfois. Vous avez des trahisons, des abandons et notamment, pour rebondir sur l’histoire qu’on nous a racontée tout à l’heure, les philosophes vont souvent aller chercher cette expérience, on croyait être proche de l’autre et la mort nous sépare. C’est terrible. On croyait être un ensemble, on croyait être faits pour se rencontrer, faits pour vivre ensemble et la mort, inopinée parfois, va nous arracher à l’autre. Tout d’un coup, c’est toute cette fusion qu’on croyait vivre qui est remise en cause et même anéantie. Quand on est confronté à cela une fois ou deux dans une carrière, on peut remonter la pente mais vous comprenez bien que, quand c’est le quotidien ou quand ça se répète, ce désir d’être proche devient même dangereux parce qu’il faut dire au revoir un jour et on n’a peut-être même pas le temps de dire au revoir un jour. J’ai déjà été dans des institutions où ils avaient connu trois, quatre, cinq voire six morts d’affilée. Ils étaient remis en question. Du coup, on commence à maîtrise ce désir et il s’use par ailleurs. Que reste-t-il effectivement de ce désir dans tous ces accompagnements laborieux, douloureux parfois ? Osons-nous encore le vivre ? Peut-on encore le soutenir d’une façon ou d’une autre ? Pour prendre un exemple dans la vie privée, nos enfants devront bien partir un jour. On comprend bien même que cela pourrait devenir dangereux de rester enfermé dans ce désir de fusion avec nos enfants. Ils doivent vivre en-dehors de l’amour qu’on a pour eux. La question, c’est « comment desserrer l’étreinte, l’étau dans lequel on les a enfermés bien souvent par amour ? ». Toujours est-il qu’il y a usure de ce désir de proximité parce qu’il y a tellement de situations, même avec nos collègues, les personnes avec lesquelles nous travaillons, qui viennent contrarier ce désir à un point tel que, à un moment donné, on se demande « à quoi joue-t-on ? Ce n’est pas possible. Ce désir, c’est ce qui me fait souffrir dans toutes ces situations ».
 
Vous avez un troisième désir, un dernier désir, qu’on peut au moins épingler. Il y en a d’autres qu’on pourrait épingler mais ce sont là les trois plus importants. C’est le désir à l’égard de l’existence. Ce dont j’ai parlé ici, ce sont les trois dimensions de notre existence. C’est donc par rapport à soi-même, par rapport aux autres et par rapport à la vie. Toute notre vie se déploie à l’intérieur de ces trois dimensions de la vie humaine. A l’égard de l’existence, il y a une attente, légitime semble-t-il, qui nous porte et semble aller de soi. C’est ce qu’on appelle ici le désir que tout nous soit dû. On sait bien qu’il faut de nouveau corriger l’expression. On sait bien que tout ne nous est pas dû. On n’est pas naïf. Il n’empêche que, même si on corrige l’expression, chacun d’entre nous a des attentes que nous pensons tout à fait légitimes. Il y a, si pas tout, des choses qui nous sont dues. Je vais vous donner un exemple naïf tout d’abord. Des personnes sont dans cette posture, sont convaincues de cela. C’est presque un réflexe. C’est un désir, ce n’est donc pas rationnel, intellectualisé, même si on peut le dire intellectuellement. Des personnes sont donc dans cette attente qu’elles estiment légitimes que, quand on fait un effort, « il m’est dû d’avoir un merci ».
 
Le plus simple, pour faire apparaître cela, c’est de prendre l’exemple opposé. Imaginez que vous vous décarcassiez, vous essayiez de faire plaisir à quelqu’un, que vous faites un effort. J’imagine que vous avez déjà vécu cela. Il n’y a pas qu’en Belgique qu’on est mal élevé. Vous êtes face à quelqu’un qui part comme un voleur, sans même dire merci. La réaction spontanée qu’on a bien souvent est de dire « tu pourrais dire merci quand même », en tous cas quand c’est quelqu’un à qui on peut le dire, ou alors on ne dit rien parce qu’on n’ose pas trop mais on se dit « tu tues quand même les gens » et on n’en pense pas moins.
 
Derrière cette affaire, on se dit que c’est injuste. « Avec tout ce que j’ai fait, le type part comme un voleur ». Vous voyez bien derrière cette idée d’injustice. C’est vrai pour toutes les situations d’injustice. C’est un exemple naïf pour le faire apparaître. Dans le fond, si on vit une situation comme étant injuste, s’il y a ce sentiment d’injustice à certains moments de notre vie, c’est toujours quand on veut le comprendre par rapport à ce désir qu’il m’était dû de vivre autre chose que ce que je suis en train de vivre pour l’instant. Demandez-vous donc toujours. En philosophie, on va toujours vous dire cela : par rapport à quoi est-ce injuste ? C’est bien beau de dire que c’est injuste, mais par rapport à quoi ? Vous verrez, quand vous faites une analyse de quelque situation que ce soit, que c’est toujours injuste par rapport à ce que je pensais qu’il devait être vécu, par rapport à ce qui m’était dû ou qui était dû à la personne que j’aimais.
 
Je vais vous donner un autre exemple tragique, qu’on peut vivre malheureusement en oncologie mais pas uniquement, quand on est face à la situation d’un enfant qui doit décéder ou qui est mort. Voilà bien une tragédie. Quand on accompagne l’entourage ou les parents qui sont face à ce deuil, souvent, c’est précisément ce vocabulaire qui va sortir : « c’est injuste ». Un enfant qui meurt, c’est toujours injuste. Quand on veut aider ces personnes, quand elles peuvent l’entendre – on ne fait pas cela n’importe quand évidemment – on peut leur demander au moins, à un moment donné, et il faut trouver les mots justes pour que ce soit audible, « mais pourquoi vivez-vous la mort de votre enfant comme une injustice, où êtes-vous allé chercher une idée pareille ? Que ce soit un drame est évident, personne ne va remettre ceci en question. Mais pourquoi vivez-vous ce drame comme une injustice ? ». Quand vous demandez à ces parents de trouver les mots quand ils peuvent en parler, c’est souvent de dire « votre question est stupide, c’est évidemment injuste ». On voit bien que c’est encore trop douloureux.
 
Quand on peut mettre des mots là-dessus, parmi toutes les choses qu’on entend, deux m’intéressent beaucoup, rentrent en résonnance avec ce que j’essaye de vous faire percevoir ici. La première chose que ces personnes vont vous dire, c’est « pour nous c’est évident que cette maladie ou cet accident qui s’est produit a volé à mon enfant tout l’avenir qui lui était dû ». Il avait évidemment devant lui 50, 60, 70 ou 80 années encore à vivre, selon l’âge de l’enfant, statistiquement, et cette maladie lui a volé tout cet avenir qui lui était dû. Il y a de nouveau cette idée que des choses sont dues aux enfants, qu’on désire pour eux. La deuxième chose qu’on entend parfois du côté de ces parents qui sont en deuil, c’est « et à moi parent il m’était dû comme à tous les parents du monde que mon enfant me survive, c’est comme cela que cela doit aller, c’est tout. J’ai aimé mon enfant, j’ai tout fait pour lui, j’ai tout bien fait et je ne comprends pas qu’on me prive de cela. Qu’ai-je fait pour mériter un truc pareil ? Il m’était dû de voir mes enfants me survivre, c’est comme cela que cela doit aller ». Vous voyez dans ce genre de discours, de ce qui va faire que le deuil est impossible ou difficile, qu’on va rester enfermé dans ce sentiment d’injustice, c’est d’abord qu’on reste accroché à ce désir que des choses m’étaient dues. Tant que je reste accroché à cela, je ne pourrai jamais accepter ce qui est en train de se produire. C’est injuste, point, à la ligne, évidemment.
 
Quel est le problème ? Nous avons des attentes légitimes. Ce sera différent pour chacun d’entre nous mais nous avons des attentes légitimes par rapport à notre métier, à par rapport à nos relations avec les patients. Si j’explique bien ce qu’on va faire avec le patient, il m’est dû que le patient soit compliant. Des personnes sont là-dedans, pensent que c’est tout à fait légitime. « On a passé du temps, on a expliqué, réexpliqué. Il a posé des questions, on lui a encore réexpliqué. Bref, on a vraiment tout bien fait, on a même signé des papiers et, pouf, le type s’en va et ne fait pas ce qu’on a dit : c’est dégueulasse, c’est injuste ». Nous avons des attentes que nous pensons légitimes à plein de niveaux, dont on n’a même pas conscience mais c’est un désir. Ce sont des évidences pour nous, des intuitions. Appelez cela comme vous voulez. Malheureusement, c’est là que vous pouvez avoir une usure de ce désir, on se rend compte que la vie peut tout nous reprendre. J’ai beau désirer que des choses me soient dues, ce n’est malheureusement pas toujours comme cela que cela se passe dans la vie. Quand on y est confronté une fois, deux fois, trois fois, quatre fois et que cela se répète dans le cadre du travail comme de la vie privée, on peut comprendre que les personnes s’épuisent dans ce désir. Que reste-t-il de ce désir à un moment donné ? On se le demande. Vous savez comme moi que, quand il n’y a plus de désir, on est en souffrance. C’est la catastrophe généralisée.
 
Trois désirs au moins nous animent. D’autres pourraient être épinglés, qu’on pourrait mettre en scène différemment. C’est une façon de mettre des mots sur ce qui nous motive quand on aime son métier, quand on l’investit et qu’on essaye de travailler au mieux.
 
La question est la suivante une fois qu’on a ce point de départ, pour voir de quoi on va parler : « on n’arrive plus, on est épuisé dans nos désirs, on n’arrive plus à avoir envie, on est complètement brisé, donnez-nous des trucs, aidez-nous à pouvoir reconstruire ces désirs ». C’est souvent dans cette perspective que les demandes nous sont adressées, ce qui nous semble tout à fait logique puisqu’il est important de pouvoir désirer. Quand on a un regard philosophique, mais en psychologie aussi pour autant que je puisse en juger, c’est précisément ce qu’on va travailler. La question qu’on va poser est « êtes-vous certain que ce qu’on doit faire prioritairement c’est de restaurer ces désirs-là, de les reconstruire ? C’est la demande mais cette demande est-elle bien formulée ? ».
 
Je vais vous dire comment on traite le sujet en philosophie. On va dire ceci : « peut-être qu’il faut le faire parce que les désirs, de nouveau, c’est important ». On ne va pas le remettre en question. Vous connaissez Schopenhauer : « si je ne désire plus, je m’ennuie et l’ennui est le début de la fin ». Il vaut donc mieux désirer quand même tant qu’à faire. Toujours est-il que, avant de faire ce travail de re-nourrir les désirs qui font qu’on a envie d’aller travailler, qu’on a envie d’aller au contact du patient et ce genre de choses, il faut se demander, pour ne pas aller trop vite, « dans le fond, quand mes désirs sont suspendus, blessés, brisés, anéantis dans les drames qu’on peut vivre, que reste-t-il que nous ? ». Avant que de repartir dans les désirs, de les reconstruire, demandons-nous au moins « mais qui suis-je dans cet état-là, quand les désirs ne sont plus présents, plus actifs, ne me portent plus dans la vie ? ». Quand vous faites ce travail de vous demander « que reste-t-il de moi, comment puis-je mettre des mots sur ce que je suis encore dans ces circonstances-là ? », on a des mots pour le dire, nous sommes encore quelque chose, nous sommes encore un être humain mais qui a d’autres caractéristiques que d’être un être désirant.
 
Comment peut-on le dire ? Je vais vous proposer une façon de le dire. Vous parlera-t-elle ou pas ? Peu importe, chacun peut trouver les mots mais le tout est de comprendre l’idée qu’il y a derrière, en tous cas la réalité qu’on essaye de viser derrière ces mots. On voudrait bien être tout-puissant. On va reprendre les trois désirs, les mettre en échec et voir ce qui reste. Je voudrais bien être tout-puissant, être à la hauteur, bien faire mon métier, pouvoir soulager, accompagner, aider la personne qui me demande de l’aide, que je la soigne. Quand vous êtes dans cette situation d’être mis en échec et qu’on n’arrive plus à trouver la solution, on ne sait plus quoi dire, on est tout simplement perdu face à tel patient, telle famille ou tel collègue. Ce qu’on découvre est insupportable mais, ce qu’on découvre, c’est quelque chose que tout le monde sait bien. Je suis presque gêné d’en parler. C’est tout simplement qu’on est quelqu’un qui est limité. Je voudrais bien être à la hauteur de ce que je crois devoir être. Dans le quotidien des soins, même quand on ne vit pas de drame, ce qu’on découvre dans l’usure du travail, dans l’habitude qui se répète dans le cadre du travail, c’est que nous sommes quelqu’un qui est limité et plus on en avance et plus on en a conscience. Je ne peux pas tout comprendre de l’autre, je ne peux pas tout savoir, je n’ai que les outils que j’ai pour aider les personnes. C’est parfois encore pire que cela. Parfois, je ne suis manifestement pas la bonne personne pour le patient. Il ne me supporte pas, elle ne me supporte pas. Je ne suis pas la personne qu’il faut pour cette personne. Tout cela nous renvoie à cette réalité qu’on découvre dans ces  moments de crise, quand le désir est remis en question, c’est que ce qui me définit, c’est le fait d’être quelqu’un qui est limité, qui ne peut pas tout pour lui-même comme pour les autres malheureusement. Bien sûr, on découvre cela dans les drames. Les philosophes vont vous dire. Si vous relisez les existentialistes, ce sont des choses courantes. Si vous relisez les anciens, les stoïciens, il y avait déjà ce genre d’idées. Dans les drames, cela saute aux yeux qu’on est réduit à l’état d’impuissance mais même quand tout va bien dans la vie, progressivement, plus on avance et plus on découvre que nous sommes quelqu’un qui ne peut pas tout. Cette finitude n’est pas ce qu’on devient quand on est mis en échec, ce n’est pas un accident de la vie. Les accidents révèlent ce que nous étions depuis toujours.
 
Je vais vous donner deux exemples pour que vous puissiez imaginer la chose, la visualiser. Je vous parlais tout à l’heure des enfants. Quand on décide de fonder une famille, on se rêve parent. On ne le sait pas à ce moment-là. On se dit par exemple « je m’occuperai de mes enfants, je travaillerai à mi-temps pour pouvoir être disponible pour eux, je ne ferai pas les mêmes bêtises que mes parents », toutes les choses qu’on imagine et on sera de fait un bon parent pour ses enfants. Imaginez que tout se passe bien en famille. Il n’y a pas de drame particulier, pas d’accident, les enfants grandissent bien et on est heureux en famille, tout va bien. Il n’empêche que, quand vous faites le bilan 15 ans plus tard entre le parent que j’ai rêvé d’être, tout-puissant, à la hauteur, et le parent que je parviens à être au quotidien, en Belgique en tous cas, on n’y arrive pas. Même sans avoir rien fait de mal, il y a des jours où je n’ai pas la tête à m’occuper de mes enfants, des jours où je suis préoccupé.
 
Comment voulez-vous éviter ce genre de choses dans des métiers comme les vôtres ? Il y a des jours où, même quand j’ai fini mes heures, je continue à penser au patient. On se retrouve par exemple dans cette situation, qui est tout à fait ordinaire. Je vais chercher mes enfants, petits, à l’école. Pendant qu’on revient à la maison, il me raconte des choses, des choses et des choses mais moi je suis toujours à l’hôpital avec ma tête. Si on me demandait, quand on sort de la voiture, qu’on rentre à la maison, « de quoi ton enfant t’a-t-il parlé ? », j’ai dit « oui, oui, oui » mais je n’étais pas présent. Je n’ai rien fait de mal, remarquez bien. Ce n’est donc pas un drame, pas un accident, l’enfant survivra très bien à ce genre de situation. Cependant, on n’arrive pas à être constamment disponible pour ses enfants. Il n’y a rien à faire. On découvre déjà sans drame particulier que nous sommes un parent qui est fini. Dans les situations extrêmes, pour revenir à ce qui nous intéresse ici, quand on a un enfant atteint d’un cancer par exemple, qui décédera ou ce genre de choses, cette finitude qu’on vit au quotidien d’une façon paisible va prendre une tournure tragique quand on va se rendre compte qu’on a beau aimer nos enfants, on n’a pas le pouvoir de les sauver. Vous êtes tout d’un coup confronté à une limite qui est la même mais qui devient insupportable parce qu’il faudra le laisser partir et ceci est terrible.
 
Si vous prenez un deuxième exemple, celui de la relation amoureuse, on peut se projeter facilement. La toute puissance, c’est quand vous dites à quelqu’un « je t’aime et je t’aimerai toujours ». On y croit et on est prêt à le dire en regardant l’autre dans les yeux en plus et l’autre y croit aussi, il est bien content. Ceci est de la toute puissance. « Rien ne me résistera, je t’aimerai tout le temps, 24/24 heures ». Là, ce n’est pas 15 ans plus tard mais 15 jours plus tard, quand vous regardez ce qu’il en reste. Ce n’est pas que je n’aime pas l’autre, l’amour n’est pas remis en question mais être à la hauteur de cette promesse d’amour est impossible. C’est d’ailleurs pour cela que, la prochaine fois que vous devez faire une déclaration d’amour, il ne faut jamais dire à quelqu’un qu’on l’aimera toujours. Il y a une formule pour corriger le tir, pour essayer d’être honnête. C’est tout simplement de dire « je t’aimerai toujours mais pas tous les jours ». Il faut quand même essayer de s’en sortir.
 
Je reviens à mon affaire. Dans ce lieu, donc intime, privé, on se rend bien compte qu’on n’est pas quelqu’un qui peut tout faire, être à la hauteur en permanence. Pourtant, ce n’est pas dans une situation de crise de couple. C’est au quotidien d’un amour qui se vit. On se heurte à cela et il faut pouvoir l’accepter, me semble-t-il, d’une façon ou d’une autre.
 
Je vais maintenant revenir sur les exemples que je vous donnais tout à l’heure sur la toute puissance, l’autonomie. On devrait être suffisamment fort dans la vie pour pouvoir ne dépendre de personne. Dans le monde de la santé, l’autonomie du patient est quelque chose qui est vue comme une valeur très importante qu’on doit défendre et qu’on peut associer à une forme de toute puissance. Quand vous réfléchissez deux minutes, c’est d’ailleurs interpellant d’un point de vue des idées, vous vous rendez compte que cette autonomie n’existe pas. La question qu’on se pose, quand on est dans des débats intellectuels, c’est « mais à quoi joue-t-on quand on est en train de dire aux gens qu’ils doivent être autonomes, puisqu’on les met de toute façon d’office en échec ».
 
Je vais vous donner un exemple pour comprendre pourquoi cette autonomie n’existe pas. Nous avons tous l’impression ici que nous sommes tous plus ou moins autonomes. On vient parce qu’on en a eu envie. Vous êtes peut-être obligés, je n’en sais rien. On vient parce qu’on a envie, on mène une vie qui est peut-être plus ou moins celle qu’on veut mener. Je n’ai pas envie qu’on m’embête, je fais ce que je veux dans ma vie, en tous cas dans ma vie privée. C’est peut-être un peu plus difficile sur le lieu de travail. Nous avons certainement des zones d’autonomie. La question que vous devez vous poser est la suivante pour vérifier si ce que je vous raconte est oui ou non une bêtise : n’y aurait-il pas par hasard des conditions qui doivent être remplies et par conséquent dont on dépend pour que nous puissions avoir l’impression d’être autonomes dans notre quotidien ? Quand vous vous posez cette question, qui est une question bête, avec un peu d’imagination au départ on se rend compte que plein de conditions doivent être remplies pour avoir le sentiment d’être autonome.
 
On va prendre les choses à la grosse louche. Pour que je puisse penser ma vie comme je veux, décider comme je veux, aller où je veux, la première condition est d’avoir la santé qui permette de le faire. On peut dire « oui mais, cela, on s’en fout ». Que cela veut-il dire concrètement et qu’on ne voit pas, à quoi on ne pense pas tant qu’on est en bonne santé ? Même quand on est en bonne santé, cela veut dire qu’on dépend de tout un système au niveau nourriture, qualité de vie, soin de santé quand on a un accroc. Je dépends de tout un système donc de personnes qui font que je peux être dans un état de santé qui me permet d’être autonome. Quand je vais au magasin, j’achète simplement. Je ne me pose pas de questions sur les personnes qui sont là mais je dépends quand même du fait qu’on a rempli les rayons. Si je n’ai rien à manger, cela ne durera pas longtemps. C’est la première condition, la plus bête mais il n’empêche que, quand on est gravement malade, on se rend compte bien compte que c’est important.
 
La deuxième chose est encore plus évidente. On devrait commencer par là. Pour pouvoir gérer ma vie plus ou moins comme je l’entends, de façon autonome, il faut des sous. C’est facile de dire à des chômeurs « vous êtes autonomes ». Mais quand on n’a pas les sous, quand on est en situation de précarité, « oui je fais ce que je veux mais je ne fais quand même pas ce que je veux ». Si vous dépendez de l’argent de votre compte en banque, du salaire qui arrive chaque fin de mois, cela veut dire que vous dépendez là aussi de tout un système. Ce n’est pas simplement l’argent qui arrive, des chiffres qui apparaissent sur votre numéro de compte. C’est tout un système qui fait que c’est devenu possible. Ce sont les banques, ceci, cela, c’est l’argent, c’est tout ce que vous voulez mais il n’empêche que vous dépendez de votre emploi par exemple. On dépend de tout cela.
 
Vous avez une troisième condition qui devient une actualité. Ce n’est malheureusement plus une hypothèse dans certains pays. C’est tout simplement que je dépends d’un système politique qui fait que je peux faire ce que je veux. En France, ce n’est manifestement pas comme en Belgique. En introduction, vous avez dit, Madame, « je suis en fin de carrière, je peux maintenant dire des choses que je n’aurais peut-être jamais osé dire ». Pour moi, venant de Belgique, ceci est inaudible, inacceptable. Cela montre bien déjà que, dans des réseaux professionnels desquels on dépend, on peut dire qu’on est autonome : si c’est une réalité, c’est une réalité, il faut en tenir compte. Oui, c’est une belle idée mais, en attendant, il faut peut-être faire attention à ce qu’on dit de fait. Si c’est la réalité, c’est la réalité. Ce n’est pas une critique. Ce genre de choses m’étonne. J’ai l’impression, en Belgique en tous cas, qu’on peut dire ce qu’on veut. On le fait et puis c’est tout. De toute façon, les personnes n’écoutent pas là-bas, on fait ce qu’on veut. C’est peut-être parce qu’ici on écoute. On ne fait pas ce qu’on veut, quand vous regardez politiquement dans certains pays des régimes qui deviennent des démocratures, ce genre de choses, c’est vrai qu’on ne peut plus dire ce qu’on pense. Pour que vous puissiez avoir le sentiment d’être vraiment autonomes, il faut qu’il y ait des conditions politiques qu’on ne voit pas, qui ne sont pas visibles. Ce sont des personnes, c’est la police, c’est tout ça. Toutes ces personnes jouent un jeu qui fait que, si j’ai envie de sortir, je sors.
 
Quand vous prenez conscience de cela, c’est vrai que nous avons tous le sentiment d’être autonomes, en tous cas tant que tout va plus ou moins bien dans notre vie. Mais plus on va vous dire que vous êtes autonomes, plus on va vous baratiner avec ce genre de discours et plus on va être mis dans une situation où on ne voit même plus de quoi on dépend. Toute puissance, vous devez être suffisamment tout-puissant que pour être autonome. C’est là qu’on retrouve la finitude que je veux illustrer. On ne se rend pas compte qu’en réalité nous ne sommes évidemment pas autonomes. Nous dépendons de plein de personnes et cette dépendance qui nous caractérise, qui est l’intersubjectivité, est le signe de notre finitude.
 
On peut faire l’expérience suivante. Je vois que des personnes ne sont pas convaincues. Si vous êtes réellement autonomes, vous ne dépendez de personne. On fera la pause tout à l’heure. Quand vous sortez d’ici, vous laissez dans l’auditoire tout ce qui ne vient pas de vous. Vous allez voir, ce sont vos vêtements, etc., sauf si quelqu’un a eu la bonne idée de faire ses propres vêtements. Encore que, si vous faites vos propres vêtements, où êtes-vous allés chercher les tissus ? Il faut bien que quelqu’un les ai produits quand même. Je vous propose donc, si vous êtes des convaincus de l’autonomie, vous laissez ici tout ce qui ne vient pas de vous et vous sortirez autonomes.
 
Le deuxième exemple que j’ai cité tout à l’heure, c’était être suffisamment tout puissant pour pouvoir recommencer sa vie à zéro. Il faudrait là aussi avoir ce courage. Ce qui est triste, c’est de constater que certains n’ont pas ce courage. C’est le premier signe de finitude. Pour certains, « je vois bien que mon couple est devenu un enfer, je vois bien que je n’aime plus du tout mon métier, mais j’ai trop peur, l’inconnu me fait trop peur et je préfère garder ce que je connais ». Signe de finitude, nous sommes limités, on ne peut pas faire tout et n’importe quoi. C’est différent pour chacun d’entre nous mais chacun aura sa limite à partir de laquelle il ne pourra plus faire marche arrière. Même si vous avez le courage de changer de vie, parce que c’est devenu une impasse, idée classique en philosophie, on vous dira « même si on change de vie, ce qui est possible quand même, il n’empêche que vous ne recommencerez jamais votre vie à zéro ». Ce qui est terrible, qu’on découvre, et c’est là l’expérience de la finitude qu’on fait dans ces situations, c’est qu’on emporte toujours sa première vie avec soi. Ce ne sera jamais une nouvelle première vie. Ce sera une deuxième vie, une troisième vie, une quatrième vie et qui est l’addition ou, en tous cas, qui contient toutes les autres. Vous avez déjà entendu cette phrase, cette idée qui est bien célèbre, « vous avez des problèmes ici ? Vous allez partir au bout du monde pour essayer d’y échapper ». Vous avez déjà entendu. C’est cela, la finitude à laquelle on est confronté. Oui, je peux partir au bout du monde ; le problème, c’est que j’emmène tous mes problèmes avec moi. On n’arrive pas à s’en dépêtrer. On n’a pas deux vies dans une vie. Si, on peut avoir différents moments dans une vie mais cela ne permet pas d’effacer les épreuves qu’on a vécues au préalable. Rêver que je peux remettre les compteurs à zéro, que je peux recommencer quelque chose de nouveau dans une vie, cela peut confiner à la toute puissance que personne n’incarne bien évidemment.
 
Je vous parlais aussi de ce petit symptôme qu’est l’impression qu’on doit rester innocent, avoir un casier vierge. Si je suis à la hauteur, tout-puissant. C’est vrai que je suis irréprochable. On est parfois pris en défaut parce qu’on ne sait pas tout, on ne voit pas tout, on ne pense pas à tout, on oublie, ce genre de choses. On est malheureusement pris en défaut, même si ce n’est pas dramatique. Ce qu’on découvre, dans ces moments-là et dans la vie ordinaire de toute façon, c’est qu’on n’est jamais innocent. On n’a jamais cette impression, on la désire, mais on n’a jamais ce sentiment d’être irréprochable. On pourrait dire, non pas qu’on se sent coupable mais, dans la vie ordinaire, comme ce que j’arrive à faire n’est pas à la hauteur de ce que je voudrais bien faire, même quand je fais pourtant tout bien, c’est ça qui est terrible, on vous dira qu’il y a au fond de notre existence un sentiment qui n’est pas celui de l’innocence et du fait d’être irréprochable mais plutôt ce qu’on pourrait appeler une espèce d’inquiétude permanente.
 
Je n’ai pas le mot correct pour le dire. Inquiétude dans le sens d’une absence de repos. On ne peut pas se reposer, il y a toujours quelque chose. Les personnes en fin de vie en témoignent parfois dans les récits que je connais : « même si j’ai bien vécu, même si j’ai fait du bien autour de moi, je n’échappe pas à la question. J’aurais peut-être pu faire plus, quand même ». Ceci est mis en scène dans un film que vous avez peut-être vu, qui est la « Liste de Schindler ». Ce monsieur a fait le bien, a essayé de sauver ce qu’il a pu sauver. Quand c’est la fin de la guerre, c’est une scène extraordinaire, assez poignante, ce monsieur dit « je n’en ai pas sauvé assez ». L’autre lui répond « non, tu n’en aurais sauvé qu’un seul, c’est l’humanité entière que tu ’aurais sauvée de toute façon, ce n’est pas une question de nombre ». Mais pourquoi lui est-il avec cette insatisfaction, cette inquiétude, alors qu’il a fait pourtant tout ce qu’il a pu ? Parce qu’entre tout le bien, toute puissance, qu’on voudrait faire et le bien qu’on parvient concrètement à faire, cela ne cadrera jamais. Vous n’échapperez jamais à la question. On mourra tous probablement comme cela, si on a toute sa tête en tous cas, en se disant « j’aurais pu en sauver ne serait-ce qu’un de plus » parce qu’il y a toujours moyen d’en sauver un de plus sauf qu’on est fini et que ce n’est pas possible.
 
C’est le désir de toute puissance qui nous hante en permanence et on n’arrive pas à être à la hauteur de ce désir. Ce à quoi on est confronté, c’est à la finitude humaine, finitude qui est ce qui se révèle sans doute dans les tragédies de l’existence. On voit bien qu’on n’a plus le mot, on ne sait plus quoi dire, on est perdu. Même dans le quotidien, nous sommes quelqu’un qui est fini, depuis notre naissance jusqu’à notre mort, nous sommes quelqu’un qui est limité. Personne ne le découvre, tout le monde le sait bien.
 
Deuxième désir dont on avait parlé tout à l’heure, c’est ce désir de fusion, envie d’être proche, envie de se comprendre, envie d’être sur la même longueur d’onde. Dans les trahisons que j’évoquais tout à l’heure, dans les abandons, dans les malentendus, dans les disputes qui peuvent se produire, tous ces petits accrocs, on croyait s’entendre bien et ce n’est malheureusement pas le cas ; que découvre-t-on là ? Avant de dire « comment refaire de la fusion ? », qu’apprend-t-on dans ces situations douloureuses ? Ce qu’on apprend dans ces situations douloureuses, c’est qu’on n’est pas quelqu’un qui fusionne avec les autres. C’est ce que la mort de l’autre nous enseigne d’ailleurs. C’est pour cela qu’il peut mourir et que moi je reste là, tout bête.
 
Ce qu’on découvre par conséquent, c’est quoi ? Il faut bien comprendre le sens qu’on attribue au mot ici, faire attention car il est surchargé. Ce qu’on découvre dans ces circonstances, c’est que, malgré que nous soyons en relation réellement, dans les relations avec les autres, nous sommes quelqu’un qui demeure une solitude. Le mot qu’on utilise ici pour dire ce que nous sommes en tant qu’être humain, c’est une solitude. Comprenez bien, c’est un paradoxe qu’on doit comprendre, mettre à jour. On entend souvent le mot solitude comme le fait d’être tout seul, sans relation. C’est la solitude des personnes âgées par exemple, cela peut être de jeunes aussi. Il peut être dans son appartement, sa maison de repos. « Personne ne vient lui rendre visite, c’est terrible ». Ceci est ce qu’on appelle l’isolement, le fait d’être privé de relation. Qu’est-ce que la solitude ? C’est dans les relations que j’ai avec les gens, relations qui me nourrissent. Souvenez-vous, on est fini, on est dépendant des autres et on a besoin des autres. Dans ces relations avec les autres, qui me nourrissent ou me détruisent parfois, imaginons ici qui me nourrissent, quand bien m