Nicole PELICIER
Psychiatre, Hôpital G. Pompidou, Paris, Présidente de la Société Française de Psycho-Oncologie
Merci Anne-Claire BUCCIALI. Je remercie les organisateurs de m’avoir à nouveau conviée parmi vous. C’est à la fois un très grand plaisir comme je leur ai indiqué. En même temps, j’étais très heureuse de pouvoir entendre les futures contributions de cette journée sur un thème aussi riche.
 
La Société Française de Psycho-Oncologie regroupe tous les professionnels qui travaillent dans le champ de la cancérologie. Ce ne sont donc pas uniquement des psychologues cliniciens, des psychiatres, mais aussi nos confrères médecins, infirmières et travailleurs sociaux. Je rappelle ce contexte pluridisciplinaire qui est celui que nous vivons tous dans nos services pour dire que ce qui va aussi guider cette journée, c’est de proposer différents regards pour aborder la question du corps en cancérologie.

Si je reviens sur le titre de cette journée, « Corps et Cancer », figurez-vous que je me suis dit que ce qui est bien avec le mot corps, c’est qu’il est déjà au pluriel. Par contre, les organisateurs n’ont pas mis de « s » au mot « cancer » et il me semble que nous aurions pu également y mettre un « s » parce que, selon les cancers, il est clair que le corps est mené et malmené de manière fort différente.

J’avais proposé à Philippe ACKERMANN d’évoquer en quelques minutes « le corps du débat ». C’était mon titre parce que je me demandais de quel corps serait-il question, corps au pluriel, corps au singulier, de quel regard sur le corps ? Comment allons-nous pouvoir nous parler étant donné qu’il y a tant de regards différents à porter sur ce que Anne-Claire BUCCIALI vient d’évoquer dans une formule magistrale : « le cancer se passe dans le corps ». 

Nous, en tant que psy, nous entendons souvent que le cancer se passe dans la tête. Il y a des psy qui le disent mais aussi des médecins, des patients, leurs familles. 

Cette notion du corps comme support investi psychiquement me semble très importante à étudier dans ces Journées.

Lorsqu’un médecin me parle d’un patient pour lequel il souhaite une évaluation, une aide psychologique, il va me parler, bien entendu, de la maladie cancer de son patient. Il va me dire de quelle maladie il s’agit. Comme il sait que, travaillant en cancérologie, nous sommes déjà un peu informés, il donnera des précisions sur le stade de la maladie, sur les examens réalisés. Ceci fait que, tout en entendant ce confrère ou l’infirmière qui me parle du patient, je vais immanquablement avoir une certaine représentation de la maladie mais aussi du corps du patient. 

Il me semble qu’il est très important de nous rappeler ce monde d’interactions qui font que, nous même, en tant que psy, nous construisons un certain corps du patient avant même de l’avoir rencontré (délabré, épargné, indemne…). 

Il se trouve que le dernier patient que j’ai vu hier à l’Hôpital Pompidou, avant de partir pour la gare de l’Est et vous rejoindre, est un patient dont le corps « m’a parlé ». On me proposait de voir Monsieur B. avec, m’a-t-on dit tout de suite en faisant le geste d’une tumeur extrêmement volumineuse, un T4 ORL. La proposition a été faite au psy de voir ce patient parce que c’est un patient à l’hôpital qui arrive dans un état de très grande négligence de son corps, qui interpelle et interroge, comme c’est souvent le cas dans ces cancers dit « historiques très évolués, très avancés, les équipes soignantes et les médecins quant au statut psychologique du patient. Comment se fait-il qu’on se laisse dans un tel état de dégradation physique. C’était la question proposée au psy, question évidement simple à résoudre. »

Je me suis rendue compte et j’y ai repensé dans le train en venant, qu’en allant vers la chambre de ce patient et son T4, je ne m’attendais pas à le rencontrer pour autant tel que je l’ai vu, c'est-à-dire Monsieur B. et son corps cachectique, au point qu’il en était très impressionnant avec un visage entièrement déformé par le T4, la masse tumorale. Le contraste que nous pouvons tous éprouver entre la masse du cancer et la dégradation, la disparition du corps tel qu’il devrait être avec sa masse musculaire, était évidemment très impressionnante pour moi en tant que soignant. 

Ce qui m’interpellait peut être davantage était d’essayer de cerner la perception que ce patient avait de son corps ainsi délabré, transformé, aussi métamorphosé. C’est bien entendu quelque chose qui fera l’objet du travail de la rencontre future avec ce patient. 

Ce patient cachectique m’évoquait cet autre patient pour lequel l’infirmière me disait qu’elle pensait que c’était certainement terrible pour cet homme d’avoir un cancer puisque c’était un homme jeune avec « un corps d’athlète », autre représentation du corps, d’emblée proposée, celle qui est la perception du soignant et perception sans doute extrêmement pertinente. On sait très bien que ces patients qui arrivent « en grande forme corporelle » sont aussi ceux qui  posent, au plan psychologique, beaucoup de problèmes de révolte ou de non acceptation d’une maladie qui atteignant un corps jusque là « au dessus de tout soupçon ».

Je referme cette parenthèse de réflexion sur l’état du corps du patient. Cela sera certainement une des choses que nous aurons à réévoquer ensemble. C’est la question de la perception du corps par le patient, le soignant, le médecin, la famille, ce monde d’interaction de la représentation qui va certainement influencer la manière dont les patients et leurs accompagnants, au sens large, vont se confronter au corps malade, au corps auquel on souhaite restituer une certaine santé, un certain état, un bon état général et nous renvoyer ainsi à une notion qui est celle du « corps perdu ». 

Vous avez tous en tête l’expression « à corps perdu ». Nous entendons ces patients, dans nos consultations de psy, qui nous parlent de cette perte du corps dans sa représentation avec, non seulement les stigmates effectifs de la maladie, des traitements, mais tous ces stigmates psychiques qui, pour autant, laissent une trace physique. 

Je crois que ce corps perdu renvoie également à quelque chose qui est toujours très important en médecine qui est la notion de l’intégrité corporelle. J’ai également réfléchi sur l’expression « restitution ad integrum » qui est à la fois dans le désir du patient quand il se fait soigner par nos équipes et quelque chose qui apparaît presque comme la mission impossible puisque la maladie frappe une partie du corps de manière irréversible et que parfois les traitements que nous proposons aux patients entraînent également des dégâts ou des mutilations irréversibles.

Pour autant, le corps en son entier reste quelque chose de très prégnant pour les patients au sens psychique. « Ce corps entier » est d’ailleurs, dans certaines équipes, extrêmement présent. Je repensais aux expressions que nous trouvons en radiothérapie : irradiation corporelle totale, comme on parlera de « encéphale in toto». 

Dans les schémas corporels que nous trouvons dans nos dossiers de médecine en cancérologie, si nous y repensons en feuilletant les dossiers, on voit apparaître ces fameuses silhouettes de face et de dos, le corps représenté à plat sur lequel le médecin va cocher l’organe malade, le lieu débat.

Pour autant, comme nous le savons, le dossier médical étant devenu un droit pour les patients, voilà que ces silhouettes, ces représentations, ces radios, ces mises à plat, représentant le corps sont directement transmises aux patients. Transmettons-nous là le corps, le corps entier ? Que transmettons-nous à la fois dans les documents papiers, dans les comptes rendus, les radios ? Cela aussi peut être l’objet du débat avec le patient.

A partir de la réflexion que l’on peut mener sur les bilans proposés aux patients, nous autres psy, nous pouvons largement réfléchir au fait que, en cancérologie, après avoir longtemps travaillé avec les équipes sur la dialectique du tout dire ou ne rien dire, nous voilà confrontés dans la dialectique du tout voir ou ne rien voir. 

Là aussi, c’est affaire de perception parce que tout ce que nous transmettons, tout ce que nous voyons, l’image du corps en trois dimensions, image sophistiquée, cela correspond-il bien à quelque chose que nous voyons dans une intégrité ? Voyons-nous les mêmes choses, certainement pas et, en même temps, qu’avons-nous donné à voir ? En tant que psy, je me dis à chaque fois, en me référant à la clinique de la psychose, dans ces histoires de transmission de dossier et d’imagerie, voilà qu’on propose aux patients que tout ce qui était « dedans » soit « dehors », ceci sans accompagnement, d’une manière brute. 

Je pense qu’il y a pourtant là beaucoup de précautions à prendre. La moindre des choses est de penser que ce corps transmis n’est pas pour autant un corps intelligible directement pour le patient, ni même pour lui un corps qu’il souhaite découvrir comme cela. Nous savons bien pourtant que nos patients réclament ces documents, réclament de savoir ce qu’il se passe dans leur corps, parfois avec des mouvements de tension, d’agressivité à l’égard des équipes qui doivent aussi nous interroger sur le fait qu’ils ne sont pas là en train de simplement réclamer de l’information, comme on dit de manière très galvaudée, ils sont peut-être en train de redécouvrir leur corps, voire de le découvrir. 

En effet, nous rencontrons beaucoup de patients pour qui, jusque là, le corps en bonne santé semble comme un corps silencieux auxquels on révèle, dans un grand tapage qui est celui du diagnostic du cancer, que le corps s’exprime, dans la maladie. Pour d’autres, dans le cours de nos thérapies, ce corps malade est un corps en train de s’éteindre, de cesser de parler et pour autant il se manifeste encore ! C’est toute cette subtilité et cette quantité « d’appels au corps », avec toutes sortes d’argumentaires et d’interprétations, que nous allons décliner tout au long de cette journée.

Le débat, au sens strict, se fait bien entendu avec les équipes de cancérologie et de chirurgie oncologique sur la question des thérapeutiques, des choix à faire entre telle ou telle thérapeutique, étant donné l’impact pour le corps. On sait toute l’importance qu’ont, à chaque fois, dans les réunions de concertation pluridisciplinaires, le fait de pouvoir proposer des traitements dits conservateurs par rapport à des traitements chirurgicaux plus ou moins lourds. Quel terme extraordinaire ce terme « conservateur ». S’agit-il de conserver le corps, ses parties, ses fonctions, l’image du corps ? Tous cela sans doute.

En même temps, je vous rappelle que dans les débats d’ordre éthique, il y a beaucoup de textes sur la conservation des corps, des fœtus et des nouveaux nés morts. C’est l’avis 86 du CCNE. Vous allez dire que je sors du sujet mais je ne le crois pas. Si l’on pense à la conservation des corps, il faut y penser globalement depuis le fœtus jusqu’au corps vif, vivant, malade, corps mort. Nos collègues du palliatif aussi écrivent beaucoup de choses extrêmement importantes sur la préservation du corps.

Vous savez aussi qu’il y a beaucoup de débats en éthique sur l’utilisation à des fins de recherche, des parties du corps humain. Voilà encore un autre corps que l’on nous présente en morceau. Là, nous ne sommes pas dans le champ de la psychose, nous sommes dans le champ de l’application nécessaire des recherches biomédicales. Mais voilà encore un corps qui a sans doute beaucoup de difficultés à prendre corps, c'est-à-dire à se constituer tel qu’on pourrait le penser, prendre corps au sens de pouvoir s’en saisir, du côté des patients, de ceux qui réfléchissent en médecine à ces questions. Une pensée éthique suppose beaucoup de respect pour l’ensemble de ces regards portés et de ces catégories d’interprétation sur le corps, le corps sain, malade, traité, maltraité.

Je termine avec la réflexion d’un patient que j’ai vu voici quelques jours. C’est Mathieu. Il a 20 ans. La première fois que je l’ai rencontré, j’ai vu un jeune homme de 20 ans pour lequel je pourrais dire, si je n’avais pas su qu’il est malade du cancer, que je ne pourrais pas m’en douter parce qu’il n’y a « aucune trace visible » de sa maladie comme il a tenu à me le dire lors du premier contact qui apparaît très tard par rapport au moment où sa cancérologue et sa famille lui ont conseillé, sous forme d’injonctions répétées, d’aller voir le psy pour être aidé. 

Il est très content de la restitution de sa masse capillaire m’apprenant ainsi qu’il avait perdu tous ses cheveux pendant une chimio qu’il a eu pour un hodgkin qui a déjà récidivé à 20 ans et qu’il ne se supportait pas physiquement comme cela. C’est à ce moment là, devant la gravité de sa réaction, que le cancérologue et la famille lui ont conseillé d’aller voir un psy, ce qu’il ne fit que lorsque son corps fut, pour dire les choses schématiquement, présentable. 

Voilà que dans le premier entretien que j’ai eu avec lui, il m’a parlé de ses antécédents en me disant qu’il avait eu, bien avant d’avoir un cancer, des « angoisses de mort » – c’est le terme qu’il a employé – quelques années après le divorce de ses parents qui a été un moment de déstabilisation important pour lui. Il m’a décrit tout le cortège physique des crises d’angoisse que nous connaissons : transpiration, tremblements, boule dans la gorge, dans le ventre, le corps apparaissant très malmené. 

Il m’a donc dit, au moment où il a pu se montrer en rémission de son cancer : « je suis certain, mais absolument certain, maintenant que je « contrôle mon corps intérieur ». Je me suis demandé s’il savait que j’allais à une réunion « Corps et cancer » dans une sorte de pensée magique qui m’a saisie au moment ou il m’a proposé ce corps intérieur. Ce corps qui vise là, à combiner, au sens de « la chimère » le corps que nous voyons souvent comme une enveloppe extérieure contenant la maladie et cet intérieur, au sens du subjectif, dont nous ne cessons de questionner le rapport qu’il peut bien avoir avec la maladie cancer.