12ème Journée de l'APOHR
Quand le cancer ne guérit pas...
Quand le cancer ne guérit pas...
Ce que renoncer veut dire
Bertrand VERGELY
Bonjour à toutes et à tous.
« Quand le cancer ne guérit pas », je crois qu’on peut interpréter cette phrase de deux façons.
« Quand le cancer ne guérit pas », cela peut vouloir dire que cela va durer. Combien de temps ? On ne sait pas. C’est bien là le problème. On est confronté à l’incertitude.
Quand le cancer ne guérit pas, cela peut également vouloir dire « quand le cancer ne guérira plus jamais ». C’est donc l’idée que c’est fini.
La phrase « quand le cancer ne guérit pas » nous ouvre sur le temps et sur la mort. Elle nous ouvre sur l’incertitude et sur la certitude, deux choses difficiles à vivre. Quand les choses durent, on aimerait qu’elles s’arrêtent et quand les choses s’arrêtent, on aimerait qu’elles durent.
On est donc prisonnier ici d’une contradiction parce qu’on est prisonnier du temps, de la mort et parce qu’on est prisonnier. « Cancer » pose le problème de la prison.
A un moment, nous n’avons plus prise sur notre vie, nous sommes les esclaves, les prisonniers de notre humaine condition.
Que faire, comment vivre l’incertitude, la certitude, le temps, la fatalité. Je ne vois qu’une solution : le renoncement, le grand renoncement.
Je sais qu’en prononçant ce mot, je vais choquer. Le livre qui bat actuellement des records dans les ventes des libraires est le livre de Stéphane HESSEL « Indignez-vous ». Philippe Ackermann nous conseillait de résister, de nous indigner.
Je comprends qu’il y a des moments dans la vie où il faut s’indigner et résister. Je comprends aussi qu’il y a des moments dans la vie où il faut cesser de s’indigner, cesser de réagir, cesser de résister si on ne veut pas être dans l’absurdité.
Pour comprendre le renoncement, je voudrais d’abord revenir sur le renoncement absurde puis sur les limites de l’action et enfin sur la signification du renoncement.
Revenons sur le renoncement absurde. Il va de soi qu’il y a un renoncement dans la vie qui est insupportable. Il va de soi qu’il est bien évidemment indispensable d’agir, de s’indigner, de résister.
La vie se fonde autour de trois piliers. Le premier, c’est soi. Le deuxième, c’est la vie. Le troisième, c’est la pensée.
Vivre, être soi, penser, c’est ne pas renoncer à soi. C’est ne pas renoncer à la vie. C’est ne pas renoncer à penser. Toute la dignité d’un être humain vient de ce qu’il ne renonce pas.
Que signifie ici « ne pas renoncer » ? Je crois que « ne pas renoncer » signifie ne pas tricher. Il y a trois manières de tricher. La première est celle qui consiste à dire « non » a priori, non à soi, non à la vie, non à la pensée. Vivre, c’est dire oui à soi, oui à la vie, oui à la pensée. C’est ne pas chercher de fausses excuses pour ne pas agir, pour ne pas vivre, pour ne pas être soi. C’est donc ne pas tricher.
C’est la raison pour laquelle on dit et on a raison de dire : indignez-vous, engagez-vous, arrêtez de dire que la vie n’est pas porteuse de possibles. Arrêtez, par là même, de vous masquer derrière la fatalité. Le fatalisme est une plaie dans les cultures humaines.
Le fatalisme, c’est ce qui a empêché, durant des siècles et siècles, un certain nombre de cultures de se développer. Le fatalisme est l’ensemble des fausses excuses qu’on se donne pour tolérer l’intolérable, pour accepter l’inacceptable.
L’honneur de l’être humaine, la dignité de la culture, consiste à refuser la fatalité, fatalité de la nature, fatalité des hommes, fatalité de l’histoire, fatalité des circonstances.
Le raisonnement de la fatalité est un cercle vicieux. Comme on est fataliste, on accepte l’inacceptable. Comme on accepte l’inacceptable, on crée la fatalité et on devient fataliste. La fatalité engendre la fatalité.
D’où ici le geste splendide qui consiste à vouloir. Vouloir signifie que, si on le veut, on le peut. Il est vrai qu’il y a, dans la force du vouloir, une énergie considérable.
Un grand philosophe méconnu, Etienne de LA BOETIE, a écrit un texte formidable qui s’appelle « le discours sur la certitude volontaire ». C’est un discours qui peut paraître provoquant mais qu’il convient de bien comprendre dans sa profondeur.
Regardant l’histoire humaine et voyant que celle-ci est continuellement en but à des tyrannies, celui-ci s’est insurgé contre ceux qui pensent que c’est la fatalité, soit de l’histoire, soit de la nature, soit du cœur humain, qui provoque les tyrannies.
LA BOETIE de dire : le tyran qui vous opprime a les mains et les yeux que vous lui donnez. C’est une façon un peu dure de dire qu’on a les gouvernements qu’on mérite. C’est aussi une façon qui réveille les cultures en disant qu’il est possible de changer. Il ne tient qu’à nous que les tyrannies n’existent plus. Les tyrannies se nourrissent de notre renoncement inconscient.
Je ne vous demande pas de les mettre à bas, disait LA BOETIE. Je vous demande simplement d’arrêter de les soutenir et, en particulier, de les soutenir dans vos têtes. Je vous demande de dire non à la tyrannie et oui à la possibilité de vous-mêmes.
Splendide discours que celui d’Etienne de LA BOETIE refusant de dire non a priori à soi-même, à la liberté. Autre manière de dire oui, a priori, à soi-même à la liberté, à la vie.
Réaction qui me fait penser à celle de SARTRE expliquant qu’il n’y a pas de fatalité dans la vie et qu’il faut arrêter de se donner des excuses pour ne pas agir.
D’où ici le sens de la volonté, le sens de l’action, le refus de la résignation avec ce thème récurrent « ne trichons pas », « ne racontons pas qu’il n’y a pas de possibilité ». Ne nous donnons pas à l’avance des excuses pour ne pas agir. Sachons que le réel est plein de possibles et qu’il ne tient qu’à nous de pouvoir vivre ce réel.
Je crois que nous avons ici une leçon nécessaire de sagesse et de philosophie qui consiste à rappeler que vivre c’est d’abord vouloir, c’est d’abord ne pas renoncer. Il est bien évident qu’il faut conserver ici ce sens de l’action, de la volonté, de la résistance, de l’engagement, de l’indignation.
Il faut aussi en voir les limites. Ne pas se résigner, ne veut pas dire s’indigner et s’engager à propos de tout. Nous vivons aujourd’hui dans un monde qui nous parle sans arrêt de rébellion. Il faut être des rebelles. Nous lisons, dans certains essais philosophiques, des essais intitulés « traité du rebelle ».
Le problème qui se pose avec les problèmes du rebelle, c’est l’indéfinition du contenu. Révolté, pourquoi ? Rebelle, pourquoi ? J’aime bien le titre du livre de Stéphane HESSEL « Indignez-vous » mais « Indignez-vous » pour quoi ? Pour tout ? Rebellez-vous pour tout ? Engagez-vous pour quoi ? Engagez-vous pour tout ?
CAMUS a écrit un livre qui s’appelle « L’homme révolté ». Dans « L’homme révolté », il montre le destin, une certaine intelligentsia qui a décidé d’être révoltée a priori contre la vie. Résultat, dit-il, au lieu d’apporter le bien, ce courant philosophique a installé le mal sur la terre. On n’a jamais vu un courant aussi destructeur que celui de l’homme révolté. Les hommes, contre quoi étaient-il révoltés ? Ils étaient révoltés contre la vie parce qu’on mourrait, parce qu’il y avait du mal sur terre, parce qu’on meurt, parce qu’il y a du mal sur terre.
Révolte généreuse ! Révolte compréhensible ! Mais révolte qui finit par être absurde. Quand on se révolte contre la vie, on fait de la vie un mal. Pour guérir du mal de la vie, que fait-on ? On installe le mal dans la vie, paradoxe de l’homme révolté, paradoxe du nihiliste qui voulant libérer l’humanité du mal, déchaîne le mal en disant que la vie est un mal.
Limite ici de la révolte, de l’indignation. Il n’est pas possible de se révolter contre tout. Il n’est pas possible de s’indigner contre tout, sauf à basculer dans l’absurde et dans la violence. Violence du nihilisme, violence de ceux qui, par appétit de voir venir le bien sur la terre, décidaient de purifier le monde par la violence.
Paradoxe du nihilisme. Les nihilistes, qui sont-ils ? Ce sont ceux qui ont une soif de vie, de paix, de pureté, d’harmonie et qui, par soif de pureté, de paix et d’harmonie, détruisent toutes les institutions, se proposent de détruire tout ce qui permet à l’homme de vivre par désir de voir arriver une vie idéale.
Attention, la quête de l’idéal, la quête de l’action, la quête de la volonté peut nous mener au contraire du résultat souhaité. En ce sens, il y a des limites au fait de s’indigner mais sans aller jusqu’à cet extrême qu’est l’homme de la révolte. L’homme qui est révolté à propos de tout ne sait même plus pourquoi il se révolte. Il est quelque chose de plus concret.
Suffit-il de vouloir pour pouvoir ? Est-ce si simple ? Tout est-il une affaire de volonté ? Tout est-il une affaire d’action ?
Quand nous regardons l’existence humaine, nous apercevons que nous avons tendance à oublier toute une part de l’existence. Il y a ce que nous faisons, ce que nous construisons mais aussi ce que nous sommes et ce qui est donné. Il importe de distinguer la dimension du faire de la dimension de l’être.
A trop vouloir tout ramener à une question de volonté et d’action, d’indignation, d’engagement, on risque de faire le jeu du faire en oubliant le domaine de l’être.
Vous, moi, tout le monde, nous avons des fonctions sociales. Je suis professeur. Vous êtes médecins, psychologues, infirmières, cadres administratifs. C’est bien mais un être humain ne se confond pas uniquement à sa profession. On n’est pas cadre administratif 24/24 heures. On est des tas de choses : une femme, un homme, un mari, un fiancé, amoureux, un ami. On n’a pas qu’une seule identité et on ne peut pas réagir simplement avec sa fonction. Autrement, à un moment, on n’est plus professeur, on fait le professeur. On n’est plus médecin, on fait le médecin.
J’imagine qu’une femme dira, dans un couple, à son mari : « je te rappelle chéri que je ne suis pas ton malade. Je suis ton épouse. ». Il faut faire une distinction entre les deux.
Il y la dimension du faire et la dimension de l’être. Qu’est-ce que la capacité d’être ? C’est ce qu’un être humain est capable de vivre et de montrer au-delà de ses capacités reconnues par la société. C’est le surplus de sens, d’être, qu’il y a dans un être humain et qui fait qu’il dépasse infiniment ses fonctions sociales et ses aptitudes dans la construction collective.
Je crois que tout n’est pas une question de construction, à un moment, de faire. Il y a des choses qui passent par un autre canal : le canal de l’être.
Ce canal de l’être est présent mais fort oublié à l’intérieur de notre monde. Il est présent sous trois formes. Le premier est à l’intérieur de la nature. Aussi curieux que cela puisse paraître, la nature, l’univers, n’est pas un phénomène naturel. La nature est « un phénomène surnaturel », c'est-à-dire un phénomène inouï. Le fait qu’il ait de la nature, de l’univers, est quelque chose d’extraordinaire. C’est ce qu’on appelle la dimension surnaturelle de la nature. La nature vient d’ailleurs que de la nature. La nature n’est pas autosuffisante. La nature n’a pas créé la nature. La nature vient de quelque chose de plus profond que la nature qui est le mystère de la nature. Cela est en dehors de notre vouloir, en dehors de notre pouvoir. C’est quelque chose qui nous est donné avant même que nous soyons.
Revoyons maintenant l’humanité. L’humanité n’est pas un phénomène humain. L’humanité est un phénomène surhumain. Le fait qu’il y ait quelqu’un devant moi n’est pas un phénomène simplement social, même si cela participe du phénomène social. Il y a quelque chose qui est le miracle de l’existence et qui s’exprime à travers le visage, le corps, la chair, le caractère bouleversant de quelqu’un.
Qu’y a-t-il de plus beau au monde à dire à quelqu’un ? C’est : je t’aime, je te remercie d’exister. Le simple fait que tu sois là est quelque chose qui me bouleverse, m’émeut. Je ne sais pas pourquoi je t’aime mais je t’aime pour ce mystère, ce je ne sais quoi, ce presque rien qui fait que tu es toi, irréductible, incomparable.
Là, nous sommes devant quelque chose qui est en dehors des données construites de la vie. C’est quelque chose qui nous est donné. Regardons notre propre existence. Nous nous apercevons que nous participons d’un don d’être. Qu’est-ce que ce don d’être ? C’est que la vie nous a été donnée avant même qu’on se la donne et qu’on se la construise. La vie nous arrive par les autres, ces autres étant nos parents. Nos parents, que font-ils ? Nos parents nous fabriquent avant que nous nous fabriquions. Nous recevons la vie sous la forme d’un don.
Il y a donc ici quelque chose qui est en dehors de notre vouloir. Beaucoup de personnes disent qu’elles n’ont pas demandé à venir sur terre. Elles considèrent que la venue sur terre est en quelque sorte un mauvais coup qu’on leur a fait. Souvenez-vous du titre de CIORAN « De l’inconvénient d’être né ». C’est triste de voir les choses ainsi. C’est génial d’être né. Cela n’est pas un inconvénient. A un moment, heureusement qu’on ne m’a pas demandé mon avis pour venir sur terre. C’est drôlement bien qu’on m’ait donné la vie avant même que je la construise.
Heureusement que je ne me donne pas tout. Si je devais en permanence tout construire, tout faire, je ne pourrais rien faire. Qu’est-ce qui fait que je marche ? C’est que je ne réfléchis pas quand je marche. Qu’est-ce qui fait que je respire. Je ne réfléchis pas quand je respire.
Il y a une mécanique en nous qui est extraordinairement bien faite. Il y a des tas de choses qui se passent en dehors de notre vouloir. C’est grâce à cela qu’on peut vouloir. LEIBNITZ disait qu’il y a une providence à l’intérieur du monde. Cette providence vient de ce que la nature et la vie sont formidablement bien faites. Il y a des tas de choses qui se passent en dehors de notre volonté. Heureusement LEIBNITZ avait une vision de l’inconscient.
Et là, nous avons quelque chose de formidable dans notre culture. C’est la découverte de la psychanalyse. Un des messages de la psychanalyse quel est-il ? C’est une relativisation du sujet de la conscience. En disant : vous croyez que tout vient de votre volonté, de votre conscience, de votre raison ? Il y a des tas de choses qui vous viennent d’ailleurs, d’une dimension plus profonde de la vie.
Cette dimension plus profonde de la vie, qu’est-ce ? C’est ce que j’appellerais de la force de vie. Qu’est-ce que la force de vie ? Je ne sais pas ce qu’est la force de vie. Personne ne le sait sinon qu’on peut dire d’elle trois choses. Elle est en nous, le plus haut que nous, le plus profond que nous et le plus loin que nous. Nous avons tendance à l’oublier. Nous appartenons à la vie. Nous appartenons à un don de vie originel. Nous n’appartenons pas simplement à la mécanique de la nature, à la mécanique de la société et à notre volonté individuelle.
Nous sommes inscrits dans un tout. Ce tout nous nourrit en permanence. Si nous n’étions pas inscrits dans ce tout, nous ne pourrions pas vivre. Nous vivons tous deux vies. Nous vivons la vie que nous voulons et la vie qui se vit en nous. Il y a en nous, quand je dis « je suis, j’existe », un « je » conscient qui dit cela. Mais il y a aussi le petit mot « être », le petit mot « existence » qui fait que le « je » est un « je ».
Ce qui fait que l’existence existe, c’est qu’il y a un « je » pour se l’approprier. Ce qui fait qu’il y a un « je » qui est un « je », c’est qu’il y a de l’être dans le « je ». Qu’est-ce que c’est que l’être dans notre « je », c’est cette vie qui se vit en nous au-delà de notre volonté en nous permettant de vouloir.
C’est cela que je voudrais introduire devant vous et c’est en ce sens que le renoncement a du sens. Il y a un renoncement inadmissible. C’est le renoncement de la tricherie. C’est le renoncement de l’excuse, de la mauvaise foi.
Il y a un fatalisme qui est inacceptable. C’est le fatalisme de la mauvaise foi. C’est ceux qui se donnent de bonnes raisons de ne pas agir avant d’agir pour ne pas agir. De celui-là, nous ne voulons pas et nous dirons, face à cela : « oui, révoltons-nous. Oui, indignons-nous. Arrêtons le mensonge qui nous fait croire qu’il y a quantité de choses qui ne peuvent pas se faire ». Le monde est plein de possibles. Nous avons une volonté, ne nous dites pas que nous ne pouvons rien faire. Magnifique, j’applaudis. On applaudit et on a raison de dire qu’il faut être là, volontariste.
De l’autre côté, il y a une nécessité de rééquilibrer ce sens de la volonté par un sens de l’être. N’oublions pas néanmoins que, si nous avons une carte essentielle à jouer dans la vie, nous devons la jouer avec la vie et pas sans elle. Jouer la carte de la vie avec la vie, c’est accepter qu’il y ait quelque chose en nous qui nous est donné, qui se vit en nous, qui est plus profond que nous. En ce sens, nous comprenons ce que veut dire le mot « renoncer ».
Le mot « renoncer » veut dire ici « accepter qu’il y ait plus haut que soi, plus profond que soi et quelque chose qui va plus loin que nous ».
Je pense que c’est une forme d’action. Renoncer, ce n’est pas être inactif. C’est devenir activement inactif. C’est ouvrir là un territoire d’expérience, de sagesse, de profondeur, qui va pouvoir nous aider.
Je crois qu’il faut bien voir, à un moment, que nous nous inscrivons dans une histoire, dans un tout. admettre qu’il y a plus haut que nous, plus profond que nous, plus vaste que nous, c’est se souvenir que la vie nous a été donnée, qu’elle nous est donnée et que nous allons un jour quitter ce monde. C’est inscrit inéluctablement à l’intérieur de notre vie.
Nous avons tendance à oublier que nous sommes pris dans une destinée. Nous avons été envoyés dans la vie. Nous avons été envoyés dans ce monde et, un jour, nous allons quitter ce monde.
Je crois que c’est très important de le comprendre parce que cela permet de comprendre c’est ce que c’est la vie. La vie qu’est-ce ? La vie c’est nous et notre désir mais la vie c’est le rôle que nous jouons à l’intérieur de la vie et nous jouons tous un rôle. Nous sommes tous des acteurs dans ce monde. Nous sommes tous les acteurs d’une pièce dont nous ne sommes pas l’auteur.
Je sais que cela heurte notre mentalité individualiste contemporaine, cette mentalité étant celle d’un individu qui se croit tout seul, dans l’univers, et qui ne participe plus à rien. Il faut se rendre compte que nous ne sommes pas tout seuls dans l’univers et que nous participons à quelque chose.
En ce sens, il existe ici ce que j’appellerais un fatalisme salvateur. Qu’est-ce que j’appelle un fatalisme salvateur ? C’est ce qui se passe quand on est en relation avec la nécessité et qu’on n’a plus le choix, à un moment. Les plus grandes choses de la vie, aussi curieux que cela puisse paraître, se déroulent en dehors de notre choix et c’est cela qui nous rend libre.
Je prends plusieurs exemples. Un véritable artiste n’a pas le choix. Pourquoi est-il devenu artiste ? C’était plus fort que lui. C’est la vie qui décide et ce n’est plus lui.
Je suis philosophe parce que je n’ai pas eu le choix. Ce n’est pas moi qui l’ai décidé. Il y a un moment une nécessité qui est la nécessité de la pensée. On ne décide pas tout et c’est drôlement bien. C’est extra. Est-ce que vous avez décidé de tomber amoureux ou amoureuse ? Cela vous est arrivé un jour sans comprendre pourquoi. On s’est retrouvé, à un moment, dans quelque chose qui nous dépasse.
Un ami m’a dit : « ma femme, je l’ai rencontrée comme cela. J’étais dans le métro. Je me suis assis. Elle est venue. Elle s’est assise devant moi. Je l’ai regardée. Elle m’a regardée. On a compris. ».
Extraordinaire, cela s’appelle un véritable coup de foudre. Heureusement qu’on ne leur a pas demandé mon avis. Quelle tête faites-vous quand quelqu’un dit : « je vais réfléchir si je t’aime ou pas. Je te donnerai ma réponse. Je réclame le choix. ».
Il y a, dans notre existence humaine, des nécessités naturelles. Il y a notre part de libre arbitre et, à un moment, il y a un point de rencontre absolument phénoménal. C’est le point de rencontre entre la nécessité et la liberté. Je pense que c’est le moment où c’est la vie qui nous rencontre et c’est cela qui nous rend libre.
Vous voyez qu’il y a ici quelque chose de passionnant dans cette histoire de fatalité. La fatalité nous fait rencontrer l’ordre supérieur de la vie. La vie nous veut comme vivant et, à un moment, ne nous laisse pas le choix. Je pense que la vie nous veut dans tous les aspects de la vie. Pourquoi souffrons-nous ? Pourquoi mourrons-nous ?
Nous souffrons et nous mourrons parce que nous sommes des êtres vivants. La souffrance fait partie de la vie. La mort fait partie de la vie. Cela permet de redéfinir ce que sont la souffrance et la mort.
Cela permet de comprendre où se trouvent la véritable souffrance et la véritable mort. Souffrir dans la vie, ce n’est pas un problème quand la vie a du sens. Souffrir devient un problème quand la vie n’en a plus. Mourir dans la vie, paradoxalement, n’a jamais fait mourir personne.
En revanche, la bêtise dans laquelle on meurt, nous fait mourir. Tout le monde est capable de mourir, vous le savez. Nous le savons et tout le monde est capable de souffrir. Vous le savez, nous le savons.
Il y a cependant souffrance et souffrance et il y a mort et mort. Le vrai problème de l’homme n’est pas de souffrir, n’est pas de mourir. Le vrai problème de l’homme, c’est de ne pas être traité comme un chien et c’est d’avoir sa dignité.
On sait tous qu’on va quitter le monde, à un moment, et que ce n’est pas mal qu’on le quitte parce que le paradoxe de la mort est que si la mort n’existe pas, on serait tous déjà mort. En mourant, quelque part, on ne fait pas que mourir, on participe à une œuvre de transmission et donc on est capable à un moment de quitter le monde pour permettre à d’autres forces de venir. Finalement, c’est ce qui fait la grandeur de la mort, c’est de ne pas être des conservateurs de vie ad vitam.
On est capable de souffrir, de lutter, de travailler, de pleurer, d’avoir mal. Ce n’est pas là le problème. Le vrai problème est qu’on s’aperçoit qu’une vie véritable est une vie qui tout vécu Une vie qui tient à un certain nombre de choses, c’est nécessairement une vie qui lutte et qui travaille et là n’est pas le problème.
Le seul problème important, c’est de ne pas avoir loupé l’existence. C’est de ne pas s’être trompé de vie. C’est de ne pas être passé à côté de soi-même.
Qu’est ce qu’il y a en nous et qui nous fait vivre ? C’est une certaine grandeur de la vie. C’est une certaine dignité de l’existence. C’est une certaine fierté à l’intérieur de nous-même. C’est le sentiment d’appartenir à quelque chose de vaste, de quelque chose qui vaille le coup.
En ce sens, nous comprenons ici l’expérience de la vie, comment à un moment renoncer à du sens. Qu’est ce qui fait qu’à un moment, certains de vos patients vont accepter de mourir et renoncer à de vains combats ? C’est qu’on fait à un moment ce travail qui est de changer de niveau d’être et d’apercevoir que les choses importantes se passent ailleurs. Les choses importantes où se passent-elles ? Elles se passent dans notre noyau d’être et dans notre obéissance à ce noyau d’être et dans notre écoute à cette vie intérieure.
Je crois et c’est en ce sens que j’aimerais nourrir notre méditation commune sur le sens de la vie, que ce qui nous donne la force de souffrir, de mourir et de vivre, c’est de faire un passage intelligent.
« Quand le cancer ne guérit pas », je crois qu’on peut interpréter cette phrase de deux façons.
« Quand le cancer ne guérit pas », cela peut vouloir dire que cela va durer. Combien de temps ? On ne sait pas. C’est bien là le problème. On est confronté à l’incertitude.
Quand le cancer ne guérit pas, cela peut également vouloir dire « quand le cancer ne guérira plus jamais ». C’est donc l’idée que c’est fini.
La phrase « quand le cancer ne guérit pas » nous ouvre sur le temps et sur la mort. Elle nous ouvre sur l’incertitude et sur la certitude, deux choses difficiles à vivre. Quand les choses durent, on aimerait qu’elles s’arrêtent et quand les choses s’arrêtent, on aimerait qu’elles durent.
On est donc prisonnier ici d’une contradiction parce qu’on est prisonnier du temps, de la mort et parce qu’on est prisonnier. « Cancer » pose le problème de la prison.
A un moment, nous n’avons plus prise sur notre vie, nous sommes les esclaves, les prisonniers de notre humaine condition.
Que faire, comment vivre l’incertitude, la certitude, le temps, la fatalité. Je ne vois qu’une solution : le renoncement, le grand renoncement.
Je sais qu’en prononçant ce mot, je vais choquer. Le livre qui bat actuellement des records dans les ventes des libraires est le livre de Stéphane HESSEL « Indignez-vous ». Philippe Ackermann nous conseillait de résister, de nous indigner.
Je comprends qu’il y a des moments dans la vie où il faut s’indigner et résister. Je comprends aussi qu’il y a des moments dans la vie où il faut cesser de s’indigner, cesser de réagir, cesser de résister si on ne veut pas être dans l’absurdité.
Pour comprendre le renoncement, je voudrais d’abord revenir sur le renoncement absurde puis sur les limites de l’action et enfin sur la signification du renoncement.
Revenons sur le renoncement absurde. Il va de soi qu’il y a un renoncement dans la vie qui est insupportable. Il va de soi qu’il est bien évidemment indispensable d’agir, de s’indigner, de résister.
La vie se fonde autour de trois piliers. Le premier, c’est soi. Le deuxième, c’est la vie. Le troisième, c’est la pensée.
Vivre, être soi, penser, c’est ne pas renoncer à soi. C’est ne pas renoncer à la vie. C’est ne pas renoncer à penser. Toute la dignité d’un être humain vient de ce qu’il ne renonce pas.
Que signifie ici « ne pas renoncer » ? Je crois que « ne pas renoncer » signifie ne pas tricher. Il y a trois manières de tricher. La première est celle qui consiste à dire « non » a priori, non à soi, non à la vie, non à la pensée. Vivre, c’est dire oui à soi, oui à la vie, oui à la pensée. C’est ne pas chercher de fausses excuses pour ne pas agir, pour ne pas vivre, pour ne pas être soi. C’est donc ne pas tricher.
C’est la raison pour laquelle on dit et on a raison de dire : indignez-vous, engagez-vous, arrêtez de dire que la vie n’est pas porteuse de possibles. Arrêtez, par là même, de vous masquer derrière la fatalité. Le fatalisme est une plaie dans les cultures humaines.
Le fatalisme, c’est ce qui a empêché, durant des siècles et siècles, un certain nombre de cultures de se développer. Le fatalisme est l’ensemble des fausses excuses qu’on se donne pour tolérer l’intolérable, pour accepter l’inacceptable.
L’honneur de l’être humaine, la dignité de la culture, consiste à refuser la fatalité, fatalité de la nature, fatalité des hommes, fatalité de l’histoire, fatalité des circonstances.
Le raisonnement de la fatalité est un cercle vicieux. Comme on est fataliste, on accepte l’inacceptable. Comme on accepte l’inacceptable, on crée la fatalité et on devient fataliste. La fatalité engendre la fatalité.
D’où ici le geste splendide qui consiste à vouloir. Vouloir signifie que, si on le veut, on le peut. Il est vrai qu’il y a, dans la force du vouloir, une énergie considérable.
Un grand philosophe méconnu, Etienne de LA BOETIE, a écrit un texte formidable qui s’appelle « le discours sur la certitude volontaire ». C’est un discours qui peut paraître provoquant mais qu’il convient de bien comprendre dans sa profondeur.
Regardant l’histoire humaine et voyant que celle-ci est continuellement en but à des tyrannies, celui-ci s’est insurgé contre ceux qui pensent que c’est la fatalité, soit de l’histoire, soit de la nature, soit du cœur humain, qui provoque les tyrannies.
LA BOETIE de dire : le tyran qui vous opprime a les mains et les yeux que vous lui donnez. C’est une façon un peu dure de dire qu’on a les gouvernements qu’on mérite. C’est aussi une façon qui réveille les cultures en disant qu’il est possible de changer. Il ne tient qu’à nous que les tyrannies n’existent plus. Les tyrannies se nourrissent de notre renoncement inconscient.
Je ne vous demande pas de les mettre à bas, disait LA BOETIE. Je vous demande simplement d’arrêter de les soutenir et, en particulier, de les soutenir dans vos têtes. Je vous demande de dire non à la tyrannie et oui à la possibilité de vous-mêmes.
Splendide discours que celui d’Etienne de LA BOETIE refusant de dire non a priori à soi-même, à la liberté. Autre manière de dire oui, a priori, à soi-même à la liberté, à la vie.
Réaction qui me fait penser à celle de SARTRE expliquant qu’il n’y a pas de fatalité dans la vie et qu’il faut arrêter de se donner des excuses pour ne pas agir.
D’où ici le sens de la volonté, le sens de l’action, le refus de la résignation avec ce thème récurrent « ne trichons pas », « ne racontons pas qu’il n’y a pas de possibilité ». Ne nous donnons pas à l’avance des excuses pour ne pas agir. Sachons que le réel est plein de possibles et qu’il ne tient qu’à nous de pouvoir vivre ce réel.
Je crois que nous avons ici une leçon nécessaire de sagesse et de philosophie qui consiste à rappeler que vivre c’est d’abord vouloir, c’est d’abord ne pas renoncer. Il est bien évident qu’il faut conserver ici ce sens de l’action, de la volonté, de la résistance, de l’engagement, de l’indignation.
Il faut aussi en voir les limites. Ne pas se résigner, ne veut pas dire s’indigner et s’engager à propos de tout. Nous vivons aujourd’hui dans un monde qui nous parle sans arrêt de rébellion. Il faut être des rebelles. Nous lisons, dans certains essais philosophiques, des essais intitulés « traité du rebelle ».
Le problème qui se pose avec les problèmes du rebelle, c’est l’indéfinition du contenu. Révolté, pourquoi ? Rebelle, pourquoi ? J’aime bien le titre du livre de Stéphane HESSEL « Indignez-vous » mais « Indignez-vous » pour quoi ? Pour tout ? Rebellez-vous pour tout ? Engagez-vous pour quoi ? Engagez-vous pour tout ?
CAMUS a écrit un livre qui s’appelle « L’homme révolté ». Dans « L’homme révolté », il montre le destin, une certaine intelligentsia qui a décidé d’être révoltée a priori contre la vie. Résultat, dit-il, au lieu d’apporter le bien, ce courant philosophique a installé le mal sur la terre. On n’a jamais vu un courant aussi destructeur que celui de l’homme révolté. Les hommes, contre quoi étaient-il révoltés ? Ils étaient révoltés contre la vie parce qu’on mourrait, parce qu’il y avait du mal sur terre, parce qu’on meurt, parce qu’il y a du mal sur terre.
Révolte généreuse ! Révolte compréhensible ! Mais révolte qui finit par être absurde. Quand on se révolte contre la vie, on fait de la vie un mal. Pour guérir du mal de la vie, que fait-on ? On installe le mal dans la vie, paradoxe de l’homme révolté, paradoxe du nihiliste qui voulant libérer l’humanité du mal, déchaîne le mal en disant que la vie est un mal.
Limite ici de la révolte, de l’indignation. Il n’est pas possible de se révolter contre tout. Il n’est pas possible de s’indigner contre tout, sauf à basculer dans l’absurde et dans la violence. Violence du nihilisme, violence de ceux qui, par appétit de voir venir le bien sur la terre, décidaient de purifier le monde par la violence.
Paradoxe du nihilisme. Les nihilistes, qui sont-ils ? Ce sont ceux qui ont une soif de vie, de paix, de pureté, d’harmonie et qui, par soif de pureté, de paix et d’harmonie, détruisent toutes les institutions, se proposent de détruire tout ce qui permet à l’homme de vivre par désir de voir arriver une vie idéale.
Attention, la quête de l’idéal, la quête de l’action, la quête de la volonté peut nous mener au contraire du résultat souhaité. En ce sens, il y a des limites au fait de s’indigner mais sans aller jusqu’à cet extrême qu’est l’homme de la révolte. L’homme qui est révolté à propos de tout ne sait même plus pourquoi il se révolte. Il est quelque chose de plus concret.
Suffit-il de vouloir pour pouvoir ? Est-ce si simple ? Tout est-il une affaire de volonté ? Tout est-il une affaire d’action ?
Quand nous regardons l’existence humaine, nous apercevons que nous avons tendance à oublier toute une part de l’existence. Il y a ce que nous faisons, ce que nous construisons mais aussi ce que nous sommes et ce qui est donné. Il importe de distinguer la dimension du faire de la dimension de l’être.
A trop vouloir tout ramener à une question de volonté et d’action, d’indignation, d’engagement, on risque de faire le jeu du faire en oubliant le domaine de l’être.
Vous, moi, tout le monde, nous avons des fonctions sociales. Je suis professeur. Vous êtes médecins, psychologues, infirmières, cadres administratifs. C’est bien mais un être humain ne se confond pas uniquement à sa profession. On n’est pas cadre administratif 24/24 heures. On est des tas de choses : une femme, un homme, un mari, un fiancé, amoureux, un ami. On n’a pas qu’une seule identité et on ne peut pas réagir simplement avec sa fonction. Autrement, à un moment, on n’est plus professeur, on fait le professeur. On n’est plus médecin, on fait le médecin.
J’imagine qu’une femme dira, dans un couple, à son mari : « je te rappelle chéri que je ne suis pas ton malade. Je suis ton épouse. ». Il faut faire une distinction entre les deux.
Il y la dimension du faire et la dimension de l’être. Qu’est-ce que la capacité d’être ? C’est ce qu’un être humain est capable de vivre et de montrer au-delà de ses capacités reconnues par la société. C’est le surplus de sens, d’être, qu’il y a dans un être humain et qui fait qu’il dépasse infiniment ses fonctions sociales et ses aptitudes dans la construction collective.
Je crois que tout n’est pas une question de construction, à un moment, de faire. Il y a des choses qui passent par un autre canal : le canal de l’être.
Ce canal de l’être est présent mais fort oublié à l’intérieur de notre monde. Il est présent sous trois formes. Le premier est à l’intérieur de la nature. Aussi curieux que cela puisse paraître, la nature, l’univers, n’est pas un phénomène naturel. La nature est « un phénomène surnaturel », c'est-à-dire un phénomène inouï. Le fait qu’il ait de la nature, de l’univers, est quelque chose d’extraordinaire. C’est ce qu’on appelle la dimension surnaturelle de la nature. La nature vient d’ailleurs que de la nature. La nature n’est pas autosuffisante. La nature n’a pas créé la nature. La nature vient de quelque chose de plus profond que la nature qui est le mystère de la nature. Cela est en dehors de notre vouloir, en dehors de notre pouvoir. C’est quelque chose qui nous est donné avant même que nous soyons.
Revoyons maintenant l’humanité. L’humanité n’est pas un phénomène humain. L’humanité est un phénomène surhumain. Le fait qu’il y ait quelqu’un devant moi n’est pas un phénomène simplement social, même si cela participe du phénomène social. Il y a quelque chose qui est le miracle de l’existence et qui s’exprime à travers le visage, le corps, la chair, le caractère bouleversant de quelqu’un.
Qu’y a-t-il de plus beau au monde à dire à quelqu’un ? C’est : je t’aime, je te remercie d’exister. Le simple fait que tu sois là est quelque chose qui me bouleverse, m’émeut. Je ne sais pas pourquoi je t’aime mais je t’aime pour ce mystère, ce je ne sais quoi, ce presque rien qui fait que tu es toi, irréductible, incomparable.
Là, nous sommes devant quelque chose qui est en dehors des données construites de la vie. C’est quelque chose qui nous est donné. Regardons notre propre existence. Nous nous apercevons que nous participons d’un don d’être. Qu’est-ce que ce don d’être ? C’est que la vie nous a été donnée avant même qu’on se la donne et qu’on se la construise. La vie nous arrive par les autres, ces autres étant nos parents. Nos parents, que font-ils ? Nos parents nous fabriquent avant que nous nous fabriquions. Nous recevons la vie sous la forme d’un don.
Il y a donc ici quelque chose qui est en dehors de notre vouloir. Beaucoup de personnes disent qu’elles n’ont pas demandé à venir sur terre. Elles considèrent que la venue sur terre est en quelque sorte un mauvais coup qu’on leur a fait. Souvenez-vous du titre de CIORAN « De l’inconvénient d’être né ». C’est triste de voir les choses ainsi. C’est génial d’être né. Cela n’est pas un inconvénient. A un moment, heureusement qu’on ne m’a pas demandé mon avis pour venir sur terre. C’est drôlement bien qu’on m’ait donné la vie avant même que je la construise.
Heureusement que je ne me donne pas tout. Si je devais en permanence tout construire, tout faire, je ne pourrais rien faire. Qu’est-ce qui fait que je marche ? C’est que je ne réfléchis pas quand je marche. Qu’est-ce qui fait que je respire. Je ne réfléchis pas quand je respire.
Il y a une mécanique en nous qui est extraordinairement bien faite. Il y a des tas de choses qui se passent en dehors de notre vouloir. C’est grâce à cela qu’on peut vouloir. LEIBNITZ disait qu’il y a une providence à l’intérieur du monde. Cette providence vient de ce que la nature et la vie sont formidablement bien faites. Il y a des tas de choses qui se passent en dehors de notre volonté. Heureusement LEIBNITZ avait une vision de l’inconscient.
Et là, nous avons quelque chose de formidable dans notre culture. C’est la découverte de la psychanalyse. Un des messages de la psychanalyse quel est-il ? C’est une relativisation du sujet de la conscience. En disant : vous croyez que tout vient de votre volonté, de votre conscience, de votre raison ? Il y a des tas de choses qui vous viennent d’ailleurs, d’une dimension plus profonde de la vie.
Cette dimension plus profonde de la vie, qu’est-ce ? C’est ce que j’appellerais de la force de vie. Qu’est-ce que la force de vie ? Je ne sais pas ce qu’est la force de vie. Personne ne le sait sinon qu’on peut dire d’elle trois choses. Elle est en nous, le plus haut que nous, le plus profond que nous et le plus loin que nous. Nous avons tendance à l’oublier. Nous appartenons à la vie. Nous appartenons à un don de vie originel. Nous n’appartenons pas simplement à la mécanique de la nature, à la mécanique de la société et à notre volonté individuelle.
Nous sommes inscrits dans un tout. Ce tout nous nourrit en permanence. Si nous n’étions pas inscrits dans ce tout, nous ne pourrions pas vivre. Nous vivons tous deux vies. Nous vivons la vie que nous voulons et la vie qui se vit en nous. Il y a en nous, quand je dis « je suis, j’existe », un « je » conscient qui dit cela. Mais il y a aussi le petit mot « être », le petit mot « existence » qui fait que le « je » est un « je ».
Ce qui fait que l’existence existe, c’est qu’il y a un « je » pour se l’approprier. Ce qui fait qu’il y a un « je » qui est un « je », c’est qu’il y a de l’être dans le « je ». Qu’est-ce que c’est que l’être dans notre « je », c’est cette vie qui se vit en nous au-delà de notre volonté en nous permettant de vouloir.
C’est cela que je voudrais introduire devant vous et c’est en ce sens que le renoncement a du sens. Il y a un renoncement inadmissible. C’est le renoncement de la tricherie. C’est le renoncement de l’excuse, de la mauvaise foi.
Il y a un fatalisme qui est inacceptable. C’est le fatalisme de la mauvaise foi. C’est ceux qui se donnent de bonnes raisons de ne pas agir avant d’agir pour ne pas agir. De celui-là, nous ne voulons pas et nous dirons, face à cela : « oui, révoltons-nous. Oui, indignons-nous. Arrêtons le mensonge qui nous fait croire qu’il y a quantité de choses qui ne peuvent pas se faire ». Le monde est plein de possibles. Nous avons une volonté, ne nous dites pas que nous ne pouvons rien faire. Magnifique, j’applaudis. On applaudit et on a raison de dire qu’il faut être là, volontariste.
De l’autre côté, il y a une nécessité de rééquilibrer ce sens de la volonté par un sens de l’être. N’oublions pas néanmoins que, si nous avons une carte essentielle à jouer dans la vie, nous devons la jouer avec la vie et pas sans elle. Jouer la carte de la vie avec la vie, c’est accepter qu’il y ait quelque chose en nous qui nous est donné, qui se vit en nous, qui est plus profond que nous. En ce sens, nous comprenons ce que veut dire le mot « renoncer ».
Le mot « renoncer » veut dire ici « accepter qu’il y ait plus haut que soi, plus profond que soi et quelque chose qui va plus loin que nous ».
Je pense que c’est une forme d’action. Renoncer, ce n’est pas être inactif. C’est devenir activement inactif. C’est ouvrir là un territoire d’expérience, de sagesse, de profondeur, qui va pouvoir nous aider.
Je crois qu’il faut bien voir, à un moment, que nous nous inscrivons dans une histoire, dans un tout. admettre qu’il y a plus haut que nous, plus profond que nous, plus vaste que nous, c’est se souvenir que la vie nous a été donnée, qu’elle nous est donnée et que nous allons un jour quitter ce monde. C’est inscrit inéluctablement à l’intérieur de notre vie.
Nous avons tendance à oublier que nous sommes pris dans une destinée. Nous avons été envoyés dans la vie. Nous avons été envoyés dans ce monde et, un jour, nous allons quitter ce monde.
Je crois que c’est très important de le comprendre parce que cela permet de comprendre c’est ce que c’est la vie. La vie qu’est-ce ? La vie c’est nous et notre désir mais la vie c’est le rôle que nous jouons à l’intérieur de la vie et nous jouons tous un rôle. Nous sommes tous des acteurs dans ce monde. Nous sommes tous les acteurs d’une pièce dont nous ne sommes pas l’auteur.
Je sais que cela heurte notre mentalité individualiste contemporaine, cette mentalité étant celle d’un individu qui se croit tout seul, dans l’univers, et qui ne participe plus à rien. Il faut se rendre compte que nous ne sommes pas tout seuls dans l’univers et que nous participons à quelque chose.
En ce sens, il existe ici ce que j’appellerais un fatalisme salvateur. Qu’est-ce que j’appelle un fatalisme salvateur ? C’est ce qui se passe quand on est en relation avec la nécessité et qu’on n’a plus le choix, à un moment. Les plus grandes choses de la vie, aussi curieux que cela puisse paraître, se déroulent en dehors de notre choix et c’est cela qui nous rend libre.
Je prends plusieurs exemples. Un véritable artiste n’a pas le choix. Pourquoi est-il devenu artiste ? C’était plus fort que lui. C’est la vie qui décide et ce n’est plus lui.
Je suis philosophe parce que je n’ai pas eu le choix. Ce n’est pas moi qui l’ai décidé. Il y a un moment une nécessité qui est la nécessité de la pensée. On ne décide pas tout et c’est drôlement bien. C’est extra. Est-ce que vous avez décidé de tomber amoureux ou amoureuse ? Cela vous est arrivé un jour sans comprendre pourquoi. On s’est retrouvé, à un moment, dans quelque chose qui nous dépasse.
Un ami m’a dit : « ma femme, je l’ai rencontrée comme cela. J’étais dans le métro. Je me suis assis. Elle est venue. Elle s’est assise devant moi. Je l’ai regardée. Elle m’a regardée. On a compris. ».
Extraordinaire, cela s’appelle un véritable coup de foudre. Heureusement qu’on ne leur a pas demandé mon avis. Quelle tête faites-vous quand quelqu’un dit : « je vais réfléchir si je t’aime ou pas. Je te donnerai ma réponse. Je réclame le choix. ».
Il y a, dans notre existence humaine, des nécessités naturelles. Il y a notre part de libre arbitre et, à un moment, il y a un point de rencontre absolument phénoménal. C’est le point de rencontre entre la nécessité et la liberté. Je pense que c’est le moment où c’est la vie qui nous rencontre et c’est cela qui nous rend libre.
Vous voyez qu’il y a ici quelque chose de passionnant dans cette histoire de fatalité. La fatalité nous fait rencontrer l’ordre supérieur de la vie. La vie nous veut comme vivant et, à un moment, ne nous laisse pas le choix. Je pense que la vie nous veut dans tous les aspects de la vie. Pourquoi souffrons-nous ? Pourquoi mourrons-nous ?
Nous souffrons et nous mourrons parce que nous sommes des êtres vivants. La souffrance fait partie de la vie. La mort fait partie de la vie. Cela permet de redéfinir ce que sont la souffrance et la mort.
Cela permet de comprendre où se trouvent la véritable souffrance et la véritable mort. Souffrir dans la vie, ce n’est pas un problème quand la vie a du sens. Souffrir devient un problème quand la vie n’en a plus. Mourir dans la vie, paradoxalement, n’a jamais fait mourir personne.
En revanche, la bêtise dans laquelle on meurt, nous fait mourir. Tout le monde est capable de mourir, vous le savez. Nous le savons et tout le monde est capable de souffrir. Vous le savez, nous le savons.
Il y a cependant souffrance et souffrance et il y a mort et mort. Le vrai problème de l’homme n’est pas de souffrir, n’est pas de mourir. Le vrai problème de l’homme, c’est de ne pas être traité comme un chien et c’est d’avoir sa dignité.
On sait tous qu’on va quitter le monde, à un moment, et que ce n’est pas mal qu’on le quitte parce que le paradoxe de la mort est que si la mort n’existe pas, on serait tous déjà mort. En mourant, quelque part, on ne fait pas que mourir, on participe à une œuvre de transmission et donc on est capable à un moment de quitter le monde pour permettre à d’autres forces de venir. Finalement, c’est ce qui fait la grandeur de la mort, c’est de ne pas être des conservateurs de vie ad vitam.
On est capable de souffrir, de lutter, de travailler, de pleurer, d’avoir mal. Ce n’est pas là le problème. Le vrai problème est qu’on s’aperçoit qu’une vie véritable est une vie qui tout vécu Une vie qui tient à un certain nombre de choses, c’est nécessairement une vie qui lutte et qui travaille et là n’est pas le problème.
Le seul problème important, c’est de ne pas avoir loupé l’existence. C’est de ne pas s’être trompé de vie. C’est de ne pas être passé à côté de soi-même.
Qu’est ce qu’il y a en nous et qui nous fait vivre ? C’est une certaine grandeur de la vie. C’est une certaine dignité de l’existence. C’est une certaine fierté à l’intérieur de nous-même. C’est le sentiment d’appartenir à quelque chose de vaste, de quelque chose qui vaille le coup.
En ce sens, nous comprenons ici l’expérience de la vie, comment à un moment renoncer à du sens. Qu’est ce qui fait qu’à un moment, certains de vos patients vont accepter de mourir et renoncer à de vains combats ? C’est qu’on fait à un moment ce travail qui est de changer de niveau d’être et d’apercevoir que les choses importantes se passent ailleurs. Les choses importantes où se passent-elles ? Elles se passent dans notre noyau d’être et dans notre obéissance à ce noyau d’être et dans notre écoute à cette vie intérieure.
Je crois et c’est en ce sens que j’aimerais nourrir notre méditation commune sur le sens de la vie, que ce qui nous donne la force de souffrir, de mourir et de vivre, c’est de faire un passage intelligent.