Dominique GROS
Médecin, Unité de Sénologie, Centre Hospitalier Régional Universitaire de Strasbourg
Mesdames, messieurs,
Tout comme mon prédécesseur à ce micro, vous pouvez constater que je n’ai pas mis de cravate. Histoire d’être à l’aise ? Si elle est trop serrée, la cravate peut en effet empêcher de respirer. Elle vous prend à la gorge. Tout comme le cancer ! En l’occurrence, je parle du cancer d’autrui, celui que nous sommes appelés à voir et à soigner, nous autres soignants. Ce cancer-là, il nous gêne, il nous trouble, sans que nous en soyons toujours conscients. 
 
« Ne me fais pas peur avec ton cancer, ne me rends pas malade. » 
Peut-on être malade de la maladie de l’autre ? C’est un peu la question qui se pose à travers l’annonce du cancer. Est-ce qu’un soignant peut être malade de la maladie du soigné ? Et si ce soignant est malade, comment le soigne-t-on ?
Pour soigner quelqu’un, on le sait tous, il faut identifier la maladie. Qu’est-ce qui nous rend malade dans le cancer de l’autre ? Qu’est-ce qui nous embarrasse, malgré tout notre dévouement, toute notre générosité, tout notre savoir-faire ? Malgré l’énergie que l’on met chaque jour à soigner ces malades qui sont des malades difficiles, qu’est-ce qui nous trouble ? Essayons de voir ces difficultés. 
Pour illustrer mes propos, je vais vous montrer quelques images qui peuvent être source de réflexion à ce sujet. 
Cette photographie, Jeff Wall, un artiste canadien, l’a intitulée Femme et son médecin . Je l’ai prise parce qu’une annonce ne ressemble jamais à une autre pour une raison simple que chacun connaît : chaque patiente est différente. Quand je dis « la » patiente, c’est parce je parlerai d’avantage du cancer du sein qui est celui que je fréquente le plus dans mon quotidien de médecin. 
Pour cette annonce du cancer du sein, ce n’est donc jamais la même patiente et jamais le même médecin. C’est toute l’alchimie d’une rencontre humaine. Chacun est différent et on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. Une relation se construit sur toutes ces mystérieuses impressions qui font qu’il y a des patients qui nous attendrissent, il y a des patients qui nous sont plus sympathiques, d’autres qui le sont moins. Tout ceci parasite l’annonce du cancer. 
Nous, soignants, nous ne sommes pas les mêmes le lundi ou le mardi. Nous ne sommes pas les mêmes le matin, ni le soir. Une rencontre, une annonce n’est jamais la même. Il n’y pas de recette de recette pour « réussir » chaque fois à dire le mal sans faire mal. C’est l’histoire de la mauvaise nouvelle – en l’occurrence, le cancer.
Voici une figure emblématique de l’art japonais : Hokusai,La vague. (fig1) De petits pêcheurs sont là, dans leur barque, apeurés devant cette vague géante qui va les submerger. Que vont-ils devenir ? Seront-ils engloutis, vont-ils disparaître, y aura-t-il des survivants ? Ils ont peur comme nous lorsque le cancer surgit. Au fond, il y a le Mont Fuji, la montagne sacrée des japonais. Cette montagne est le symbole de la force.

Cette force, la femme malade du cancer du sein en a besoin au moment où la maladie la submerge. Elle trouve son Mont Fuji là où elle peut. Pour l’une, le Mont Fuji, c’est elle. « Je vais me battre, je vais trouver l’énergie, faire ce qu’il faut. » Pour une autre, c’est la science : « Je fais confiance aux médecins. » Une autre trouvera de la force dans l’affection : « Mon mari a été merveilleux, il m’a aidé, sans lui je ne serais plus là ». D’autres s’aident de l’art-thérapie, d’autres du soutien d’un psychologue et ainsi de suite.
Hokusai Katsushika, La Grande Vague de Kanagawa
Hokusai Katsushika, La Grande Vague de Kanagawa, estampe japonaise, 1830-1831
Voici une patiente qui s’est peinte. C’est un autoportrait, intitulé Diagnostic. Toute cette image dit bien la surprise parce que le cancer, c’est toujours soudain. Il ne prévient pas, surtout pour le sein. Le cancer du sein, c’est silencieux, sournois. Cela ne fait pas mal, on n’est pas fatigué. Puis, tout d’un coup, une image sur une mammographie… une petite boule dans le sein… C’est toujours soudain et brutal.
Dans l’annonce aussi, il y a toujours quelque chose de brutal. Même avec un médecin tout à fait empathique, une patiente peut trouver de la violence dans son annonce à cause de la soudaineté de la maladie. 
Autre élément : ce qui nous fait peur, à nous autres humains, c’est l’inexpliqué et l’inconnu. Le cancer est sans pourquoi. Il nous fait peur parce qu’on ne sait pas pourquoi, on ne sait pas ce qu’on va devenir, comment on va être soigné, si on va souffrir, si les autres vont continuer à nous aimer. On est dans l’inconnu.
Voici un tableau d’un peintre anglais, Ken Currie : Trois oncologues. Pourquoi riez-vous ? Sur ce tableau, c’est nous : infirmières, médecins, psychologues, aides-soignantes. Nous avons chacun d’entre-nous un rapport au cancer. Nous avons des représentations et celles-ci ne sont pas anodines. Nous ne sommes pas neutres, nous autres soignants. La neutralité est impossible. Nous avons tous un imaginaire du cancer lié à notre histoire, à notre parcours, à ce qu’on sait, ce qu’on ne sait pas, à nos besoins d’illusions, etc. Tout intervient au moment de l’annonce.
La question est qui veut savoir quoi et qui veut annoncer quoi. C’est un peu ça, l’histoire de l’annonce du cancer : quelque chose que quelqu’un ne veut pas entendre et que l’autre ne veut pas lui dire. Les questions qui vont se poser sont diverses. La vérité ? Quand est-ce que la malade veux l’entendre : aujourd’hui, tout de suite, la semaine prochaine. L’annonce n’est pas forcément un moment, et les choses se font se font souvent par étape. Le médecin qui annonce le cancer dit le mot, mais la patiente l’entend petit à petit. Ce mot peut prendre du temps pour prendre le visage de la vérité. La femme malade peut commencer à « comprendre » qu’elle a un cancer après  son opération ou bien plus tard quand elle aura sa chimiothérapie, voire des années après. 
Ce moment de l’annonce comporte divers aspects. Quel mot la patiente veut-elle entendre ? Aussi curieux que cela paraisse, il y a des patientes qui veulent que le médecin leur dise qu’elles ont un cancer, elles veulent savoir qu’elles ont un cancer, mais qui ne souhaitent pas qu’on utilise le mot cancer. C’est leur droit. Autre aspect : avec qui la patiente veut-elle entendre la vérité ? Avec son mari ? Seule ? Avec sa fille, avec une amie ? 
La femme qui entend l’annonce de son cancer du sein est dans la situation de celle dont la tête éclate : c’est plus qu’elle ne peut entendre. C’est pourquoi, d’ailleurs, elle devient souvent sourde. Quant au médecin, c’est peut-être plus qu’il ne peut en dire. Il bafouille, il se trouble, il tourne « autour du pot » comme disent les patients, Il parle de cellules atypiques, anormales, en voie de cancérisation. Il n’arrive pas à dire le mot cancer. Voici un tableau de Francis Bacon : Autoportrait à l’œil blessé. Mon œil de soignant est blessé par le cancer de celle que je vais soigner. 
Puis, l’histoire de l’annonce se poursuit, les rôles s’inversent. C’est l’annoncée qui devient l’annonceur. Il faut annoncer aux autres, à la famille. Ceci, on l’oublie. « Comment je vais leur dire ? Comment vais-je le dire à mes parents, à mon mari ?  Comment je vais le dire à mon amie, à mes enfants ? » Il faut  assumer leur peur, leur fuite, leur compassion, leur pitié peut-être. C’est la malade qui se doit de rassurer les bien-portants… 
Qui dit le mot « cancer ». Ça peut être la patiente qui prononce le mot avant même le médecin : « C’est un cancer, docteur, j’en étais sûre, je m’en doutais ». C’est plus facile pour lui, il suffit qu’il réponde « oui ». Plus souvent, c’est le médecin qui dit le mot mais ce n’est pas forcément le moment où la patiente l’entend. Les radiologues sont souvent les premiers à voir le cancer mais ils sont facilement muets : « Voyez avec votre médecin, on enverra les résultats ». 
Que disent les patientes qui ont été soignées quand on les interroge deux ans, trois ans ou plus, après leur traitement initial ? Que répondent-elles quand on leur demande : « Comment appelez-vous la maladie que vous avez eue au sein ?» Il y a celles qui vous disent, je dit « ça ». « Ça » permet de ne pas nommer le cancer. On ne nomme pas parce que nommer c’est faire exister. On ne va pas encore faire exister ce cancer que j’essaye d’oublier. Je ne le nomme pas. On ne nomme pas Dieu, on ne nomme pas le Diable, le malin, le prince du mensonge. D’autres disent « opération » ou « chimiothérapie », c’est leur manière à elles d’appeler le cancer. D’autres disent : « pas de chance ». L’autre jour, quelqu’un m’a dit : « je n’aime pas le mot cancer, je dis tumeur maligne. Nous, soignants, ça nous fait un peu sourire, car on sait bien que le malin, la malignité, c’est le cancer. D’autres disent « l’ennemi », ou « un petit problème ». D’autres déclarent : « Je dis cancer, puisque c’est un cancer ». 
Regardez cette photo : c’est un peu nous. Nous avons toutes et tous du cœur.  Pourtant, hors institution soignante, que disent les gens ? Nous avons tous entendu : « Moi, je ne pourrais pas annoncer le cancer, je suis trop sensible ». Nous autres soignants, nous ne sommes pas sensibles… C’est bien connu… On est blasé… On voit ça tous les jours, on est habitué, pourquoi serait-on troublé ? S’ils savaient…
Pour mieux comprendre ces problèmes de l’annonce, on peut sortir du domaine strictement médical. Prenez l’Annonciation. Tous les gens du livre, juifs, musulmans, chrétiens, connaissent cette histoire. Un ange annonce à une femme un événement tout à fait incroyable, imprévu, incompréhensible. Elle va être enceinte sans les œuvres d’un homme et son enfant sera un dieu. Cette femme, c’est Marie.

Voici une Annonciation, par Simone Martini aux Offices. (fig 2) L’artiste a représenté Marie avec un livre qu’elle vient juste de fermer. Elle était entrain de lire tranquillement et l’ange a surgi. Ce personnage surnaturel est dans une position très respectueuse. Il a l’index tendu comme le soignant quand il affirme son autorité. En même temps, il est gêné. L’annonce du cancer est aussi l’annonce de quelque chose d’imprévu, incroyable, incompréhensible. Lorsqu’on regarde cesAnnonciation qui foisonnent dans l’histoire de l’art chrétien, on s’aperçoit que les peintres ont peint des situations qui ressemblent étrangement aux états d’âme des patientes au moment de l’annonce du cancer. Il y a d’abord le recul.  Regardez le  corps de Marie. Elle se demande ce qui lui arrive. Ici, vous avez ce que les critiques d’art appellent le phylactère. C’est la phrase que l’Ange est entrain de donner. Ici, le soignant, le médecin, le messager ; et là, le patient, la patiente et, entre les deux, le message, c'est-à-dire l’annonce du cancer. Sur d’autresAnnonciation, Marie est prostrée, comme une condamnée à mort. Songez à ces femmes qui s’entendent annoncer leur cancer et qui, aussitôt, voient leur mort comme prochaine.
Simone Martini, Annonciation, 1333, Offices, Florence (DR)
Simone Martini, Annonciation, 1333, Offices, Florence (DR)
On dit qu’il faut dédramatiser le cancer, le démystifier. La maladie se démystifiera toute seule le jour où elle sera guérissable pour tout le monde. En attendant, le cancer est synonyme de mort puisque chacun connaît, de près ou de loin, quelqu’un qui est en mort. Le cancer est synonyme de souffrance, de toutes ces choses. Le cancer est synonyme de « no futur », la vie s’arrête. C’est ce qu’on appelle la découverte de la finitude car on sait tous qu’on va mourir, sauf qu’on ne le croit pas. On ne le croit pas et, tout à coup, le cancer vient nous le rappeler et il nous le rappelle brutalement, en disant « Vous êtes mortel ». S’il n’y a plus de futur, il n’y a plus de projet. S’il n’y a plus de projet, il n’y a plus de vie. 
Petit à petit, que va-t-il se passer dans cette annonciation ? Après le mouvement de surprise, de peur, d’interrogation, il y a le fiat qui veut dire, « oui », « que cela soit fait ». C’est l’acceptation du destin. « Je suis la servante du Seigneur, qu’il en soit fait selon sa volonté » De même, vient pour la malade un moment où elle « accepte » sa maladie pourtant inacceptable. 
Voici une autre Annonciation, par un artiste contemporain, Brice Marden. Il n’y  a ni Ange, ni Vierge. Une alternance de larges bandes colorées différemment traduit la variété des états d’âme de Marie. De même, on voit des femmes confiantes, des guerrières, des martyres, des révoltées, des paniquées. Les révoltés sont ceux parfois qui nous en veulent, à nous médecin, à nous soignants, infirmières. « C’est vous qui avez trouvé le cancer, c’est vous le coupable ». On voit aussi les désespérées, les indifférentes. Les indifférentes n’ont pas droit de cité dans le cancer, ce sont ces femmes qui disent : « le cancer, ce n’était rien, je suis plus handicapée par mon diabète, on en fait bien toute une histoire ». Comment, vous ne souffrez pas, vous ne pleurez pas à cause de votre cancer! 
Voici Hélène qui s’est peinte a posteriori en évoquant son diagnostic. Ce pastel, elle l’a intitulé « Diagnostic ». Regardez ses yeux fixes, exorbités, frappés de stupeur. Observez sa chevelure qui s’en va par touffes : elle pense déjà à la chimiothérapie. Considérez cette cicatrice immense sur sa poitrine, on dirait un fil de fer barbelé, et sa main est tâchée de sang. 
Même si en tant que médecin, je ne suis nullement responsable du cancer d’Hélène, c’est moi qui l’annonce. Mes mots l’a font souffrir. Je suis le messager de la mauvaise nouvelle. Voyez ce messager sur la Tapisserie de Bayeux. Il est tout petit, craintif, gêné : il annonce la défaite à son prince. « On a perdu la bataille, Sire ». Il craint d’être puni. Dans l’ancien temps, on coupait la tête au messager qui venait annoncer une mauvaise nouvelle. Cette fonction de messager du cancer elle est difficile pour le soignant,  elle explique son malaise.
Voici La fin du monde, par Dino Buzzati. Un des éléments qui rend l’annonce difficile aux soignants, c’est que nous savons très bien que les patients et patientes vont nous poser des questions pour lesquelles nous n’avons pas de réponse. Je parle des questions importantes, fondamentales. « Pourquoi ai-je ce cancer ? » On peut répondre gentiment : « C’est le stress » ou « Vous aviez des kystes au sein »… ou «Vous n’avez pas mangé assez de brocolis ». On peut être plus méchant : « Vous n’avez pas eu d’enfant, vous n’avez pas été surveillée, il fallait venir plus tôt ». On peut dire toutes ces choses là…Mais, ce sont des mots, des phrases, en réalité nul ne sait le pourquoi.
Sur la question fondamentale du pourquoi, nous n’avons pas de réponse. Depuis quand ai-je ce cancer ? Le cancer n’a pas d’état civil : né de parents inconnus, date de naissance approximative. Souffrirai-je ? Vais-je guérir. Nous soignants, nous ne savons pas si nous pouvons dire à un patient qu’il va guérir puisque par définition nul ne connaît l’avenir. Quel que soit le stade du cancer du sein, personne, jamais, ne peut assurer une guérison et la patiente en a besoin. Elle aimerait bien qu’on lui dise qu’elle va guérir. De toute façon, elle aimerait bien qu’on lui dise tout cela sans lui faire mal et sans lui faire peur. 
Ça aussi, ça nous gêne, quand on se sent impuissant. Face au cancer, c’est une des raisons qui fait notre malaise. On peut se sentir impuissant face à l’angoisse. Comment rassure-t-on un malade : « Ne vous inquiétez pas, ce n’est pas si dramatique, j’en connais qui ont guéri ». Ce sont des phrases usées. Il est difficile de calmer l’angoisse d’un patient. Il est difficile de faire face à l’annonce. Il est difficile, pour les infirmières et aides-soignantes, de faire face au premier pansement lorsque la patiente voit ou ne veut pas voir son sein coupé. C’est difficile d’être face à la rechute qui est la perte de confiance face à l’échéance ultime. 
On passe aussi notre temps, nous autres soignants, à faire des projections. Quand je vois le cancer de l’autre, je vois le mien possible demain, après-demain, peut-être. Pourquoi lui, pourquoi pas moi ? On voit ça dans l’œil du patient, même si on ne le sait pas. Il n’est pas inutile de se demander ce qui nous rend malade quand on soigne les malades du cancer car il faut identifier la cause et c’est un travail douloureux. On préfère rester loin de cette réflexion qui risque de nous tourmenter. Elle est néanmoins bénéfique car si on ne s’interroge pas sur les raisons qui font qu’on est mal à l’aise, on risque d’avoir des difficultés pour se soigner. On peut avoir la tentation de Ponce Pilate: « Je m’en lave les mains ». 

C’est un peu la médecine aujourd’hui. La médecine du sein s’oriente de plus en plus vers une philosophie du parapluie. Les patientes viennent pour avoir des réponses mais on leur fait des images. On multiplie les images au lieu de donner des réponses. Une réponse, c’est blanc ou c’est noir. C’est cancer ou ce n’est pas cancer. Pour les médecins,  la meilleure manière de ne pas se tromper, c’est de ne pas donner de réponse. On peut tous avoir à un moment donné cette tentation de s’en laver les mains. 
Il y a les barrières de l’annonce. Nous autres soignants, nous savons fort bien construire des barrières entre les malades et nous. On sait utiliser le langage : des mots que les patients ne comprennent pas. Il existe d’autres barrières : les non-lieux. Un hall d’aéroport ou de gare, on ne s’y arrête pas, on passe, c’est un non-lieu. Le couloir est un non-lieu. Annoncer un cancer dans un couloir ? 
D’autres moyens modernes existent pour annoncer le cancer. Ce ne sont pas les meilleurs : le téléphone, le mail. « Allo, bonjour madame, j’ai une mauvaise nouvelle, c’est grave, c’est cancéreux ». Cette manière de procéder a été dénoncée à l’occasion des premiers Etats Généraux des malades du cancer, en 1998. les patients nous ont dit : « On est bien d’accord, on doit bien apprendre qu’on a un cancer. C’est inévitable si on est malade mais essayez de nous le dire autrement, pas dans des couloirs, pas au téléphone ». 
Nous, médecin, nous avons un code de déontologie. L’article 35 stipule que le médecin doit à la personne malade une information claire, loyale etappropriée sur son état. Un autre texte régit notre comportement : la loi Kouchner en 2004 établit que tout malade a droit à une information sur sa maladie. 
Information claire. Ce tableau, c’est La vérité. On la présente toujours toute nue. Pour le malade, la vérité, c’est blanc ou noir, cancer ou pas cancer. Information loyale. Que veut dire loyal ? Le médecin dit au malade ce qu’il croit savoir sur sa maladie, il ne le trompe pas ». Information appropriée. Le médecin essaie, autant que faire se peut, d’informer le malade en prenant considération de sa psychologie, de son histoire, de son parcours, de ce qu’il veut savoir, de ce qu’il ne veut pas savoir, de la façon dont il veut qu’on lui dise. 
Tous les patients connaissent nos formules. « Ne vous inquiétez pas, c’est un bon cancer », « C’est un petit cancer », « C’est un début »… ou « C’est en voie de cancérisation ».  En disant cancérisation, on ne dit pas cancer. Cela me rappelle cette information parue dans le journal Le Monde, 22 juillet 1992, à propos du Pape Jean-Paul II. « Le porte Parole du Vatican a confirmé que la tumeur dont souffrait le Pape était bien bénigne mais que quelques cellules commençaient à devenir cancéreuses ».. Oui, ça vous fait tous rire. Vous vous dites bien que là, il y a un truc. Ce n’est pas possible qu’un cancer soit « un peu » cancéreux, bénin et malin à la fois. De la même manière, une femme ne peut pas être « un peu » enceinte. Le cancer, c’est la même chose. Bien sûr, on peut penser peut-être, qu’après tout, le porte-parole du Vatican a voulu protéger les fidèles car le cancer ne peut tout de même pas toucher un saint homme comme le Pape…
Regardez cette image. Voici le médecin et la patiente. Le médecin pense que c’est un cancer. Il dit : « Il y a des cellules atypiques ». La patiente traduit que ce n’est pas un cancer mais un entre-deux, un pré-cancer. D’autant que l’on vit dans l’idée que le cancer évolue par stades. Il y a le début du cancer. Et avant, qu’y a-t-il ? Il y a le tout début. Et avant le tout début, qu’y a-t-il ? Le tout tout début. Et avant le tout tout début, qu’y a-t-il ? Le tout, tout, tout, tout, tout…début, quand ce n’est pas encore le cancer… Ce n’est pas comme cela que ça marche. On ne peut pas trouver le cancer avant qu’il soit là, sinon il n’y en aurait plus. Il y a ou il n’y a pas cancer. 
Picasso, La Femme qui pleure. Il n’y pas de recette pour l’annonce mais il y a des règles qu’il ne faut pas oublier. La première règle de l’annonce, qui est fondamentale, c’est regarder et écouter. La deuxième, tout aussi fondamentale, est regarder et écouter. La troisième, vous m’avez compris, qui est tout aussi fondamentale, c’est encore regarder et écouter. Il faut essayer, dans cette rencontre, de voir qui est en face de nous. Nous n’avons pas à le juger et c’est difficile de ne pas juger un malade. Pour les médecins, ce sont toujours les malades qui ne comprennent rien : « Je lui ai expliqué son cancer pendant une heure et il n’a rien compris ». Est-ce toujours le malade qui ne comprend pas ? Non. Le médecin aussi peut ne pas comprendre ce que lui dit son malade, ne pas l’entendre, ne pas vouloir l’entendre. 
La première règle dans cette rencontre est d’essayer de voir, par les moyens que nous avons, nous autres humains, par le langage, le regard, l’écoute, qui est en face de moi, qui veut savoir quoi et comment. C’est un temps fondamental, nécessaire, incontournable. Il faut même se préparer à ça, un médecin doit se préparer à une annonce, se préparer mentalement, psychologiquement. Il doit faire le calme en lui. « Comment vais-je lui dire son cancer ? » Qui aime, parmi les médecins, annoncer le cancer ? Je n’en connais pas. On n’est pas des bourreaux. Souvent, la brutalité de l’annonce est liée au fait qu’il n’avait pas envie de le dire, il lui a jeté, à la patiente, comme une chose sale dont il voulait se débarrasser. 
Sur cette photographie, on voit un médecin en train d’examiner le pavillon auditif de sa patiente qui a l’air de ne rien entendre. Mais il faut aussi s’occuper de regarder notre pavillon auditif à nous. Prenons un exemple classique. Combien de fois arrive-t-il qu’une patiente dise : « Qu’est ce que j’ai au sein, docteur ». Vous répondez : « c’est un cancer ». Et vous voyez tout à coup la patiente effondrée et qui  répond « Mais ce n’est pas ça que je voulais savoir, docteur, je voulais savoir ce qu’on allait me faire ».
Une bonne règle, c’est faire répéter la question quelle qu’elle soit parce qu’on n’entend pas toujours la bonne question ou alors on ne comprend pas. L’avantage est que le médecin va mieux comprendre et la patiente va mieux comprendre la question qu’elle est entrain de poser. En répétant la question, vous verrez souvent que ce n’est plus la même, parce la patiente a identifié que sa question n’était pas celle à laquelle elle souhaitait avoir une réponse, pour le moment. 
Il ne faut pas hésiter à demander ce qui lui fait peur : Est-ce la chirurgie, l’acte lui-même, l’anesthésie ? Est-ce la perspective de la chimiothérapie ? Est-ce la crainte des réactions du mari, de la famille ? La peur ne vient pas nécessairement du cancer en tant que maladie mais, par exemple, de ses conséquences sur l’entourage. Exemple : « Est-ce que mon mari continuera à m’aimer ? »
Il n’y a pas plus de divorce chez les femmes qui ont un cancer du sein que chez les autres. Quand un mari qui s’en va à l’occasion d’un cancer du sein, c’est que le couple avait déjà une disharmonie préexistante. Par contre, ce qui existe chez les bien-portants dans ce rapport avec le malade du cancer, c’est la tentation de la fuite. Le cancer quel qu’il soit et surtout celui du sein a comme capacité de modifier la relation aux autres. Chaque patiente qui a eu un cancer du sein remarque tout de suite qu’elle est passée dans un autre monde. 
Autre règle de l’annonce qui est peut-être la plus difficile : donner de l’espoir. Sur cette image, on voit une femme malade du cancer écrire en grandes lettres « espoir ». Dans cette histoire de l’annonce, il y a la phase sombre – le cancer. Maladie. Le patient a besoin de pouvoir se projeter dans l’avenir. Je reviens à cette histoire du Mont Fuji du début. Le malade du cancer a besoin de quelque chose qui va l’aider à ne pas chavirer, à survivre. C’est difficile de donner l’espoir car la patiente peut avoir le sentiment qu’on veut la rassurer, simplement. Il faut chercher, inventer, trouver les mots.
Je terminerai avec ces images. Peut-on améliorer l’annonce ? Le Plan cancer participe à l’amélioration, il rappelle à nous autres soignants qu’on n’annonce pas un cancer n’importe comment, qu’il faut des conditions, un climat, un lieu, etc. Est-ce suffisant ? Chacun sait que les lois ne sont jamais suffisantes. Pour Montesquieu, la loi c’est l’expression de la volonté générale. S’il n’y a pas d’adhésion de la communauté médicale, cette loi ne sera pas appliquée en réalité. 
Autre impératif : avoir conscience de ces choses qui tournent autour du cancer et qui entraînent le trouble du patient et notre propre trouble. Cela s’apprend-il ? Oui, je crois. L’expérience intervient-elle ? Oui, elle intervient. Est-ce un don ? Je refuse cette idée du don. Si c’est un don, il n’y a plus de pédagogie possible ni de progrès possible puisqu’il y aurait les soignants qui naissent en sachant soigner, en sachant parler, en sachant entrer en relation et d’autres qui ne sauront jamais.
Longtemps après le cancer, je pose souvent cette question aux patientes. « Vous rappelez-vous, madame, le moment de l’annonce ? Qu’auriez-vous aimé qu’on vous dise à ce moment-là et que vous n’avez pas entendu ? Qu’est ce qui vous a fait mal, qu’est ce qui vous a aidé ? ». Ce sont des choses qui nous aident à repérer ce que les patientes aiment ou aiment moins. Il y a, bien entendu, peu de patientes qui nous disent : « Docteur, votre annonce était merveilleuse, vraiment, c’était formidable »… Mais en écoutant ce qui les a aidé ou au contraire ce qui a été nocif, on apprend à annoncer moins mal…
Je terminerai avec cette image. C’est un tableau de Picasso : Science et Charité. Il n’avait que 17 ans lorsqu’il a peint ce tableau. Si on ne le connaît pas, on ne l’attribue pas d’emblée à Picasso. L’œuvre s’applique à tout notre univers, à tous nos actes de soignants, quels qu’ils soient, pas uniquement au cancer. On voit une femme allongée dans son lit. Cette femme est visiblement très malade, regardez sa main qui tombe. D’un côté, la Science : un médecin au visage austère prend le pouls, sans regarder la patiente. La Science, c’est nous, soignants, psychologues, aides-soignantes, infirmières, médecins. La science doit être rigoureuse. La démarche scientifique requiert d’objectiver le patient, qu’on en face un objet, qu’on prenne une distance de façon à ne pas être parasité par tout ce qui pourrait nous gêner, notre émotion par exemple. La démarche scientifique est corrélée à ça, au fait qu’on va faire du malade un objet pour pouvoir l’examiner et le soigner. Le médecin du tableau personnifie la Science, avec son objectivité, sa rigueur et sa distance. 
De l’autre côté du lit de la malade, face au médecin, vous avez la Charité : elle est personnifiée par une religieuse. Elle apporte une tisane. On se doute bien que ce n’est pas la tisane qui va guérir cette femme. Sur son bras, elle tient un enfant, celui de la malade. Elle apporte tout ce que n’apporte pas la Science pure et dure : des mots, de la gentillesse, de la douceur, un sourire. Pour nous soignants, ce tableau de Picasso résume bien la difficulté de chaque acte de soignant. Il faut être à la fois rigoureux, objectif et en même temps être accompagnant, relationnel. Science et Charité rend compte de la difficulté quotidienne de notre métier. 

Applaudissements.