Marie-Brigitte ORGERIE
Médecin oncologue, CHU Tours
Gustave Nicolas FISCHER
 
Je remercie beaucoup Jean-Philippe PIERRON de cet éclairage très riche sur la question de l’éthique. Nous allons tout de suite passer à l’intervenant suivant. Je vais donner la parole à Marie-Brigitte ORGERIE. 
 
Je vous donne quelques informations sur  Marie-Brigitte ORGERIE qui est médecin, oncologue hospitalière au CHU de Tours. Elle partage son temps entre son activité dans cet hôpital à Tours qui est une unité  importante et une petite unité   à Chinon avec une équipe  restreinte et  motivée. Cette double activité  lui donne un recul  dans ces deux institutions. Elle nous parlera de son travail au quotidien.
 
Je voudrais par ailleurs signaler qu’elle participe à un enseignement  en éthique et intervient dans un groupe d’éthique clinique au sein du CHU. Enfin, elle a mené, à titre personnel, une recherche complémentaire et a passé une thèse en éthique sur la décision médicale à la Faculté des Saints Pères à Paris. Elle va donc nous parler maintenant de la façon dont s’exerce la responsabilité éthique au quotidien, à travers sa démarche de médecin.
 
Je vous donne la parole. 
 
Dr Marie-Brigitte ORGERIE
 
Bonjour à tous. Je remercie Philippe ACKERMANN de m’avoir invitée à cette session. J’ai aussi été enthousiasmée par la présentation de Jean-Philippe PIERRON. Je donne un éclairage clinique. Vous avez compris que je suis une clinicienne, une personne qui est dans la pratique. Son exposé va aussi éclairer ce que je vais vous dire ce matin.
 
Je voulais dire, en introduction, que la relation de soins que nous expérimentons tous est porteuse d’enjeux éthiques car il s’agit d’une relation dissymétrique entre soignant et soigné, car l’acte de soin touche l’intimité et l’intégrité du patient, car les gestes et traitements proposés associent bénéfices et effets secondaires nécessitant un consentement éclairé de la personne soignée. C’est par la rencontre, avec cette personne, par l’expérience d’altérité et la réciprocité au sein de cette relation que naît la démarche éthique.
 
Comment définir une démarche éthique ? Cette démarche combine compétence, attention à l’autre, sollicitude. Chaque acte de soin repose sur une compétence scientifique ou un savoir livresque, « nous avons appris à » ; une connaissance pratique ou un savoir-faire, une expérience, nous avons expérimenté ces savoirs livresques ; et une connaissance humaine, un savoir être, ce que nous expérimentons tous les jours dans nos rencontres. C’est le développement de ces savoirs tout au long de la vie professionnelle qui permet d’exercer une responsabilité éthique.
 
Notre société vit de profondes mutations dans son rapport à l’autre et dans le vivre ensemble. Ces mutations touchent le monde de la santé et brouillent nos repères. 
 
Quelle évolution dans notre quotidien ?
 
Qu’est-ce qui, dans l’évolution actuelle, vient changer nos repères et nous interroger ? Je vais vous présenter quelques exemples significatifs de ces changements touchant la relation patient/soignant, le cadre institutionnel et le sens de l’acte de soin. 
1- La relation patient/soignant
La relation de soin est d’abord une rencontre. C’est une rencontre entre deux personnes dont l’une est en position de dépendance ou de vulnérabilité par la maladie et l’autre en position de compétence par son savoir.
 
Cette relation dissymétrique a évolué du mode paternaliste à un mode égalitaire, témoin du passage de la primauté du principe de bienveillance à la primauté du principe de respect de l’autonomie. Comment se traduit cette évolution ?
 
L’autonomie du patient, vous le savez, a été instituée de façon légale par la loi du 4 mars 2002. Cette loi nous dit que le patient prend, avec le professionnel de santé et compte tenu des informations et préconisations qu’il lui fournit, les décisions concernant sa santé. 
 
Cette loi propose l’autonomie du patient comme valeur première et le respect de sa liberté et non d’abord une protection bienveillante. Comment trouver alors un équilibre entre les différentes valeurs fondant la relation de soin, entre respect de l’autonomie, bienveillance et non malfaisance ?
 
Concrètement, le respect de l’autonomie du patient implique de donner les informations nécessaires afin qu’il puisse, s’il le souhaite, participer à la délibération et donner un consentement au soin. Ainsi, la décision appliquée respectera au mieux ses valeurs propres et non celles des soignants ou même celles que les soignants auront projetés sur le patient. 
 
Cependant, il importe aussi de définir les champs de compétence de chacun et d’être à l’écoute du patient sur son souhait concernant l’information qu’il reçoit et sa participation à la décision. Il peut arriver que le patient s’en remette simplement à l’équipe soignante, dans sa confiance, mais il est alors nécessaire de vérifier une compréhension adaptée au mieux. Nous savons combien cette compréhension peut demander du temps et qu’il est nécessaire de recueillir son consentement. 
 
Le souhait sur la part prise par le patient dans la décision peut évoluer au cours de son parcours et ceci doit être apprécié régulièrement, d’autant que, dans la phase d’annonce du cancer, il existe parfois une sidération qui ne lui permet ni d’entendre l’information, ni une participation à la décision. 
 
Je propose un exemple qui n’est pas lors de l’ annonce d’un cancer mais lors d’une évaluation en phase métastatique. Une patiente présente des métastases osseuses et pulmonaires traitées par une hormonothérapie alors qu’elle a déjà reçu de la chimiothérapie pour un cancer agressif initialement. Alors que la maladie est stable, l’évaluation montre  une discrète progression de cette maladie et la patiente ne présente aucun symptôme lié à cette évolution. Nous avons déjà utilisé l’ensemble des hormonothérapies que nous avions. La question qui se pose, à ce moment-là, est que proposons-nous ? Proposons-nous de continuer de cette façon ou réengageons-nous un traitement plus lourd, une chimiothérapie ? Comment prendre en compte l’autonomie de la patiente et décider avec elle? Cela suppose qu’elle ait entendu et intégré qu’elle ne guérira pas, qu’elle puisse poser une priorité entre privilégier sa qualité de vie ou combattre le cancer. On voit parfois que, même dans une phase avancée de la maladie, les patients restent ambivalents. La gravité de la maladie amène le patient à poser des priorités de vie qu’il n’a parfois pas envisagés avant la maladie et seuls le cheminement au long de ce parcours de soin et l’accompagnement peuvent aider cette réflexion. 
 
L’absolutisation du principe d’autonomie, c'est-à-dire lorsqu’on le pose comme seul principe de respect du patient, peut être considéré comme une déviation ne respectant pas le patient et parfois amène à donner des informations au-delà de ce que le patient peut entendre. Ce choix d’une information dite « complète » peut aussi être motivé par la peur de la plainte sans tenir compte du seuil acceptable d’information pour le patient.
 
Si la loi pose un cadre clair, celui-ci doit être adapté à chaque patient selon ses souhaits, ses aptitudes, sa vulnérabilité. Notre attention est alors portée à reconnaître les questionnements du patient, ses silences, le temps qui lui est nécessaire à l’intégration des informations, temps parfois de plusieurs mois ou plus. Respecter le rythme du patient et sa demande, c’est aussi respecter son autonomie.
 
Dans ce cadre de la relation soignant/soigné, je voulais aussi dire quelques mots sur le rapport au corps et le risque d’objectivation. A ce jour, la maladie est habituellement analysée comme le défaut d’un mécanisme corporel et les traitements mis en œuvre visent à réparer l’organe défaillant. Cette compréhension analytique de la maladie a apporté des progrès techniques et l’évolution médicale est marquée par ces progrès dans la démarche diagnostique et thérapeutique. La médiation technique, biologique, radiologique et endoscopique donne accès à une connaissance du corps et des mécanismes corporels de plus en plus performante et à des propositions thérapeutiques qui sont elles aussi plus performantes. 
 
Parfois, l’examen clinique tend à s’estomper au profit de ces examens complémentaires. Le contact physique de l’examen clinique, avec ce qu’il transmet et ce qui est perçu, devient secondaire voire ignoré. La technique met à distance le corps du patient alors que la démarche éthique implique cette proximité vis-à-vis de la personne. 
 
Cette mise à distance du corps est aussi parfois intégrée par certains patients qui demandent à voir leur scanner ou qui suivent les courbes de leurs marqueurs et nous les présentent régulièrement, les font eux-mêmes. Leur inquiétude devient proportionnelle à l’augmentation de ces chiffres plus qu’à leur état physique ou d’éventuels symptômes, ce qui doit nous interroger. 
 
Les performances actuelles de la technique médicale ont pour conséquence une technicisation de soins qui peut amener une dissociation entre geste thérapeutique et geste soignant. Je prends l’exemple de la pose des chambres implantables, quelque chose de très banal dans le parcours de soin d’un patient en cancérologie. J’ai été frappée d’entendre comment certaines patientes le décrivait comme une épreuve déshumanisante. En fait, si je regarde comment cela se passe, particulièrement au CHU, c’est lié en partie au fait qu’ils sont pris en charge dans un autre service à ce moment-là. A l’hôpital où je travaille, ce geste est réalisé dans le service d’urologie par les anesthésistes.  Être dans un autre service signifie, pour le patient, perdre ses repères, où il n’est pas connu et où la prise en charge est ponctuelle. Il n’y a pas de durée dans cette prise en charge. Le geste est lui-même parfois considéré comme un acte mineur et réalisé en «  fin de bloc », comme ils disent, ou encore ce geste est  considéré comme un geste mineur. Tous ces éléments viennent s’ajouter et faire que ce geste technique qui est parfaitement réalisé n’est pas un geste de soin.
2- Le cadre institutionnel
Je voudrais dire quelques mots sur le cadre institutionnel, quelques réflexions sur la modification de ce cadre. L’institution hospitalière évolue et pose une exigence de rationalité qui se traduit dans son organisation et dans l’offre de soins. Si la rationalisation permet une homogénéisation des pratiques, une plus grande cohérence et un gain en efficacité, elle apporte aussi de nouvelles contraintes. La rationalité qui préside à cette évolution est, le plus souvent, d’ordre économique et inspirée des procédures industrielles. Nous interrogeons la place du soin dans ce contexte.
 
Dans un premier temps, la rationalisation des procédures de soins, vous le savez tous, nécessite la traçabilité de tout acte de soin. La traçabilité  est devenu un maître-mot, tout doit être tracé. Si vous demandez à un malade s’il a des douleurs et que vous ne l’inscrivez pas, votre acte de soin  n’existe pas.. A ce jour, la traçabilité se fait grâce à  l’outil informatique qui devient de plus en plus présent dans notre cadre de soin. Cet enregistrement de l’ensemble des données n’a pas allégé les procédures mais plutôt alourdi la charge de travail des soignants puisque nous sommes de plus en plus amenés à tout tracer. 
 
L’installation de cet outil informatique n’a pas toujours été pensée dans les services, en particulier dans certaines salles de consultation exiguës qui imposent parfois de tourner le dos au patient pour recueillir les données. En dehors de cet agencement parfois inadapté, le fait même de l’existence d’un écran entre le patient et le soignant vient modifier les conditions de la rencontre. L’attention du médecin ou du soignant est captée par les procédures d’enregistrement des données et peut faire écran à la rencontre et au dialogue. Comment alors penser la conjonction de ces deux impératifs ? Il existe une vraie réflexion sur l’ergonomie de notre lieu de travail aujourd’hui qui s’est beaucoup modifié et qui n’a pas nécessairement été pensée. Les questions surgissent et nécessitent que nous y regardions. 
 
D’autre part, dans le cadre de cette rationalisation des soins, nous avons vu se développer de multiples procédures et nous ne comptons plus les réunions pour valider et refaire ces nouvelles procédures : CLAN, CLUD, CLIN, CRUQ, je pense que vous en avez de nombreuses. Nous  rajoutons toujours de nouvelles tâches  sans rien retirer. 
 
Ce qui a aussi changé dans notre quotidien du soin est l’introduction des données économiques au sein des services. La santé a un coût et je ne parlerai pas de la gestion de ce coût, c’est quelque chose de très complexe. Le politique a introduit progressivement la notion du coût au sein des services de soin, par la tarification à l’activité, ce que nous appelons la T2A. La tarification à l’activité est une valorisation de l’acte médical et l’ensemble des actes comptabilisés constitue les recettes du pôle.
 
L’aspect économique de l’activité hospitalière, longtemps ignorée, est devenu très présent au quotidien, au travers des actes de codage, du taux d’occupation des services, la durée moyenne de séjour. Tous ces éléments rentrent dans notre quotidien. 
 
Ainsi, les informations concernant l’activité du service sont communiquées très régulièrement sous forme de tableaux d’activité. Les médecins et le personnel soignant peuvent ressentir une responsabilité face à l’évolution des chiffres d’activité. 
 
Il arrive aussi que la direction administrative vienne interroger l’équipe médicale sur son analyse des fluctuations d’activité. Cette investigation auprès des soignants peut prendre différentes formes et peut jouer parfois sur la culpabilisation d’une activité considérée comme insuffisante.
 
Les actes valorisés sont essentiellement des actes techniques tels que les actes de radiologie, endoscopiques. La valorisation de l’acte intellectuel – réflexion de synthèse sur un dossier, recherche bibliographique – ne donne lieu à aucune valorisation financière. L’activité de consultation est de même peu valorisée. Le choix de cette valorisation illustre et renforce à la fois la part technique de notre médecine. Il est ainsi économiquement parlant plus intéressant de proposer un acte que de s’abstenir. Nous sommes dans la médecine du faire.
 
Ce système de tarification incite tout naturellement à une croissance du nombre des actes pour garder, au sein du pôle, un budget constant ou en progression. Il existe une incitation à plus d’activité, tant en nombre d’actes qu’en taux d’occupation des lits. Dans ce contexte, quelle part est laissée au soin gratuit de la rencontre et de la parole ? La liberté de prescrire un acte diagnostique, une chimiothérapie, une hospitalisation ou même l’allongement de celle-ci peut être entravée de façon subtile ou inconsciente par ce mode de valorisation. 
3- Le sens de l’action de soin
Quel est le sens de l’action de soin par rapport à cette évolution de notre outil de travail. L’action de soin, prendre soin demande du temps et une disponibilité de la personne soignante. Je vais dans un premier temps regarder le rapport au temps.
 
Cela fait de nombreuses années que je m’intéresse à notre perception du temps aujourd’hui. Je donne quelques éléments tirés de  la lecture de deux livres, un livre de Harmut ROSA,  sociologue allemand qui a écrit  une thèse sur ce sujet (Accélération, une critique sociale du temps), et Nicole AUBERT,  psychologue et sociologue et qui a écrit un livre, voici quelques années, s’intitulant « Le culte de l’urgence ». 
 
Bien que le manque de temps soit allégué par tous, peu d’études viennent regarder la réalité du terrain. Notre rapport au temps s’est modifié profondément et de façon collective. « Les structures temporelles ont une nature collective et un caractère social » dit Harmut ROSA, c'est-à-dire que cela nous touche au sein de notre travail mais cela nous touche dans toute notre société. C’est quelque chose que nous pouvons tous percevoir à ce jour. 
 
Nicole AUBERT rapproche, dans son livre, notre rapport au temps de notre modèle économique capitaliste où la vitesse est synonyme d’efficacité et de profit, ce qui s’exprime dans des expressions courantes à ce jour telles que « le temps, c’est de l’argent »  et il faut « gagner du temps ». 
 
Elle introduit l’idée du développement dans notre société d’un culte de l’urgence et l’urgence devient un mode dominant d’organisation dans la vie collective. Au sein de notre société, elle donne l’exemple des sites téléphoniques type SOS ou de l’explosion des services d’urgence dans l’institution hospitalière. Cette prédominance de l’immédiateté est répercutée dans les rythmes de travail. 
 
Il ressort de son analyse que nous vivons dans notre travail :
- Une injonction de réponse immédiate au besoin qui a pour conséquence un travail haché, une perte de la continuité. Nous le savons tous, nous répondons au téléphone, etc. ;
- La notion d’une nécessité de rentabilité traduite par l’idée que seul est utile et valorisé le temps actif qui donc impose l’action, le faire ;
- La notion d’un rythme qui s’est accéléré ;
- La primauté de l’instant sans projection ni lien avec l’avenir.
Harmut ROSA dit, dans son livre sur l’accélération du temps, que « tout va de plus en plus vite, tout serait pris dans un mouvement permanent et le futur serait par conséquent totalement ouvert, incertain et désormais impossible à prévoir à partir du passé et du présent ».
 
Comment cela se traduit-t-il dans notre quotidien ? 
- Il est assez frappant de constater qu’il existe à ce jour des formations de gestion du temps. Je ne sais pas si vous avez cela mais les directions des soins ont effectivement mis en place des formations pour la gestion du temps ;
- C’est aussi regarder que la puissance de l’instant nous donne une difficulté à s’inscrire dans la durée et peut modifier nos comportements face à l’épreuve, or la maladie est une épreuve. Comment traverser une épreuve sans prendre en compte le temps nécessaire ? Quel sens donner alors à cette épreuve ?
- Ce rapport au temps nous interroge sur des prescriptions insuffisamment fondées sur le savoir et l’expérience. En cancérologie, certaines nouvelles thérapeutiques prometteuses sont ainsi largement utilisées alors que le recul reste faible. J’ai recueilli des informations. La France est le pays où les produits les plus récents sont les plus largement utilisés et d’autant plus que l’indication à émettre sur le marché est large. Cela doit nous interroger ;
- L’accélération des rythmes qui se traduit par la baisse de la durée moyenne de séjour, l’augmentation des taux d’occupation des lits, la multiplication des tâches et des réunions viennent mettre à mal le soin, diminuer les disponibilités et la capacité à être présent en conscience. Lorsqu’on va vite, c’est très difficile de rester dans la conscience. 
La relation soignant/soigné s’inscrit dans le temps et prend sens dans la durée, faite de ces rencontres et de ces temps de rencontres successifs. Cela est particulièrement vrai en cancérologie où le suivi du patient constitue un vrai accompagnement au long des jours et des années. 
 
Le deuxième point que je voulais interroger dans ce sens de l’action est la croyance en la toute puissance médicale.
 
J’ai repris une phrase d’Alain CORDIER qui dit « la puissance de la médecine est telle, dans l’imaginaire de notre société, qu’on attend d’elle de plus en plus un devoir de guérison, c'est-à-dire une obligation de résultats et qu’au minimum on attend du médecin et de l’équipe soignante qu’ils se justifient de leur éventuelle incapacité à atteindre un résultat et conduit le patient dans une exigence de résultat. » Ainsi, l’équipe médicale n’a plus une obligation de moyen, ce qui est actuellement encore inscrit dans la loi, mais une obligation de résultat. Nous le savons bien en cancérologie où, malgré le développement des traitements, certains patients vont mourir du cancer. Même lorsque les thérapeutiques sont efficaces, il demeure une incertitude quant à la guérison.
 
L’attente forte des patients et de leur famille se traduit parfois par la recherche de nouveaux avis auprès de plusieurs équipes médicales ou par la recherche sur Internet. Ils font parfois aussi appel à des médecines parallèles. Nous savons tous que beaucoup de patients font appel à ces médecines. Ils manifestent parfois leur frustration et incompréhension des limites médicales par des réactions de colère. Ces attitudes mettent en difficulté les équipes médicales et cet affrontement peut générer culpabilité et violence. Ces situations, si elles se répètent et si aucune parole n’est posée en équipe, sont sources de burn out pour les soignants en introduisant un sentiment d’échec et une responsabilisation de cet échec. 
 
L’ensemble de ces mutations va vers une plus grande efficience technique, source de progrès, au risque cependant d’oublier ou de négliger ce qui fait sens dans la rencontre entre le patient et le soignant. Il y a nécessité alors de prendre du recul pour retrouver les enjeux de cette rencontre, lieu de l’engagement éthique. 
 
Je vais vous présenter à présent ce qui se met en place en pratique dans les lieux où je travaille, quelques moyens pour favoriser cet engagement. 
 
Exercer une responsabilité éthique
 
La démarche éthique est une démarche personnelle et collective. Fondée sur une démarche collective, elle implique un engagement personnel. C’est un engagement sur des idées mises en pratique dans la relation.
 
Cet engagement, cette volonté d’engagement a besoin d’un étayage, d’un partage, d’un apprentissage pour sensibiliser la conscience aux questions éthiques. Ces questions qui se posent dans notre quotidien sont multiples : des situations de tension entre soignants et patients, la manière d’informer le patient, des choix thérapeutiques difficiles, l’arrêt de la chimiothérapie et aussi les situations de tension entre soignants, les valeurs partagées au sein d’un service…
1- Au niveau personnel
Au niveau personnel, l’ouverture aux questions éthiques est favorisée par la formation, le partage avec d’autres soignants.
 
Qu’est-ce que la formation ? La formation est celle de la conscience définie comme l’aptitude à juger du bien et du mal et aussi à s’engager sur son jugement en mettant en jeu sa responsabilité. Cela nécessite l’appropriation des normes nécessaires au vivre ensemble, la connaissance des textes qui sont un socle, l’ensemble constituant une plateforme nécessaire pour se situer et comprendre l’existant. C’est aussi le partage en équipe ou dans des groupes de réflexion éthique. 
 
C’est aussi, au niveau personnel, la nécessité d’une prise de recul. 
 
Quels éléments, dans notre quotidien, nous informent d’une problématique éthique ? Je me suis inspirée de ce qu’écrit Pierre LE COZ dans un petit livre, « La décision médicale ». Un sentiment d’échec ou d’angoisse est souvent révélateur d’une situation où la solution proposée, la décision ou le temps de parole que nous avons eu avec le patient n’est pas satisfaisante. L’angoisse, comme système d’alarme, nous informe d’un probable conflit entre deux valeurs et nous incite à réviser cette situation, c'est-à-dire à faire un retour à posteriori sur la situation pour analyser, clarifier et regarder les enjeux de la situation et de la décision. 
 
C’est à partir de ce travail régulier d’analyse que nous pourrons anticiper les situations qui nous mettent en difficulté et en connaître les enjeux. 
2- Au niveau de l’équipe, du service et de l’institution
Au niveau de l’équipe, du service et de l’institution, il s’agit tout d’abord de faire équipe. Le premier mot qui m’est venu est « convivialité ». On se demande ce que cela à voir avec l’éthique. En fait, la convivialité est ce qui fait que nous avons le bonheur d’être en relation ensemble. Faire équipe est un choix, une décision prise collectivement et assumée par chaque membre de l’équipe. Cela amène à définir les valeurs partagées au sein de l’équipe, le rôle de chacun et la reconnaissance de chacun. 
 
C’est aussi prendre des temps dédiés, formalisés ou non, pour vérifier et adapter, regarder les dysfonctionnements au sein de l’équipe et dans le travail auprès du patient. 
 
C’est aussi choisir d’établir des règles de fonctionnement au sein d’un service. Je donne quelques exemples très simples : c’est ne jamais réduire un patient à un numéro de chambre ou à une pathologie. Il est utile d’intervenir à chaque fois et de refuser ce mode d’expression qui peut traduire un mode de pensée. C’est frapper avant d’entrer dans la chambre d’un patient. C’est par exemple informer un patient de ce que l’on va faire, au cours d’un examen clinique, lorsque le patient est dans son lit c’est dire « je vais vous examiner et vous découvrir » pour qu’il se prépare, juste qu’il ne soit pas surpris. 
 
C’est donner des informations en adaptant le vocabulaire et vérifier que cela est bien compris.
 
C’est aussi le choix des valeurs au sein d’une équipe, remettre le soin au patient au coeur de ce qui anime une équipe. Par exemple, nous avons fait le choix de refuser tout commérage au sein d’une équipe. Ces éléments de choix, aussi simples soient-ils, permettent à chacun de se positionner et de donner cohérence à l’équipe.
 
Cela nécessite l’organisation de temps de réflexion pour regarder les dysfonctionnements. Sur Chinon, nous avons choisi d’avoir de petites réunions hebdomadaires qui regardent ces dysfonctionnements. Nous regardons ce qu’il s’est passé dans la semaine ou ce qui pose problème et nous avons une réunion par mois qui est ces groupes d’analyse des pratiques que nous faisons avec une psychologue extérieure au service et qui réunit toute l’équipe. Cela nous permet de réfléchir ensuite par rapport à la prise en charge des patients, ce qui nous a gêné et comment nous pouvons avancer tous ensemble. 
 
Au sein de l’institution à Tours, nous avons  mis en place des groupes d’éthique clinique : depuis 3 ans un groupe d’éthique clinique pour la pathologie en cancérologie ORL et aussi en neuro oncologie. Je vais vous présenter à titre d’exemple le travail que nous avons fait au groupe d’étude clinique ORL. 
3- Exemple du groupe d’éthique clinique en cancérologie ORL
C’est à la demande des chirurgiens ORL et des radiothérapeutes que ce groupe s’est crée. 
 
Ce travail de synthèse après deux ans de vie de ce groupe a été réalisé et présenté initialement par le docteur  Sophie CHAPET et je reprends là son travail.
 
Au départ, l’idée était de réunir les personnes qui travaillent autour de ces patients atteints d’un cancer ORL, les infirmières du service, le cadre infirmier, les chirurgiens, radiothérapeutes, cancérologues, psychologues. Nous sommes aidés dans notre réflexion par un médecin qui a une formation en théologie, et un philosophe, Maël LEMOINE. 
 
Le groupe est né du souhait des soignants de prendre un temps de réflexion partagé quand la prise de décision et la prise en charge thérapeutique est difficile. L’objectif était d’identifier les questions, les problèmes, en particulier par rapport aux traitements mutilants mais potentiellement curatifs, de réfléchir à ce qu’on propose et à quel moment. Il existe parfois des situations où ces interrogations deviennent très difficiles. C’est aussi faire face à des patients qui ont des capacités intellectuelles parfois détériorées et comment alors prendre en compte leur demande et vérifier leur consentement aux soins. C’est aussi proposer une prise en charge adaptée au patient en fonction d’une bonne connaissance de son milieu. C’est aussi la communication des informations à l’ensemble de l’équipe soignante. Nous avions choisi de faire une réunion par trimestre et c’est ce que nous avons tenu. 
 
Où en sommes-nous dans ce bilan ? Ces temps de réflexion  nous ont permis d’identifier et d’anticiper les situations difficiles, en particulier lorsqu’il y a des poly pathologies, avec des maladies cardiovasculaires ou psychiatriques. C’est aussi dans des maladies intriquées où il peut y avoir des formes de dépendances, à l’alcool ou à la drogue, ou des maladies psychiatriques. 
 
Cela a permis d’ouvrir des dialogues entre les services, en particulier en réanimation où les patients sont parfois hospitalisés dans le cadre de l’urgence. Nous avons observé des situations avec  de grandes difficultés pour trouver une attitude thérapeutique cohérente. Cela a donc renforcé les liens entre les services, entre chirurgie ORL et radiothérapie aussi et avec les services de psychiatrie lorsque les patients sont aussi pris en charge dans ces services. Nous nous apercevions que nous étions fermés sur nos fonctionnements de service et que la communication ne se faisait pas au détriment d’une cohérence dans la prise en charge globale du patient.
 
Il s’agit aussi de connaître le contexte socio-économique et de le connaître avant de prendre la décision, en particulier en cas d’amputation laryngée ou de chirurgie mutilante de la face. 
 
Cela nous apprend à être attentifs à la communication entre  les services et à faire le choix d’un référent par pôle, par exemple, pour permettre le dialogue ; utiliser facilement les courriers ou le mode informatique et le signaler ; permettre éventuellement la participation ponctuelle à une RCP d’intervenants extérieurs, par exemple  inviter le réanimateur lorsque le patient est hospitalisé en réanimation. C’est aussi anticiper sur la mise en place des aides adaptées au cas par cas. C’est valoriser les initiatives et l’investissement des équipes soignantes et lorsque l’ on détaillait à propos d’un cas clinique tout ce qui avait été fait au sein d’un service il était  frappant de voir comment les équipes s’investissent, en temps, énergie attention,  auprès de ces patients.
 
Les perspectives sont d’ apprendre à reconnaître la pathologie psychiatrique, qu’il est parfois  très difficile à coordonner avec les soins en cancérologie. C’est définir, dans les situations difficiles, les critères d’aide à la décision. Par exemple, retrouver l’interlocuteur dans l’entourage du patient quand  le patient lui-même ne sait pas. C’est retrouver qui, auprès de lui, est la personne de confiance qui n’est pas toujours nommée et reconnaître cette personne. Il s’agit aussi de renforcer les liens préférentiels avec certains services, prendre en compte les conséquences des traitements proposés et les capacités de rééducation ;  développer la prévention, tabac, alcool, cannabis. 

Conclusion
 
En conclusion, la réflexion éthique appartient au travail du soignant et son absence est source de souffrance pour le patient et pour le soignant. Celle-ci est d’autant plus nécessaire que nous vivons de profonds changements dans l’organisation du travail, dans nos rythmes de travail et dans la prise en charge du patient. 
 
Cette réflexion menée au sein d’une équipe est concrétisée dans l’engagement de chacun. Elle est nourrie de l’expérience de chacun et reste toujours à poursuivre. 
 
Merci de votre attention.
 
Applaudissements.