Bernard BEUVELOT
Metteur en scène, Théâtre du Jarnisy
Bernard BEUVELOT

La métaphore, c’est mon truc. J’adore cette formule. 

Philippe ACKERMANN m’a dit qu’il allait falloir que je conclue…, je ne vois pas ce que j’ai à conclure. J’ai pensé à ce qu’a écrit Marguerite DURAS dans « La Musica Deuxième ». C’est un couple qui s’est perdu et qui se retrouve, par concours de circonstances anecdotiques, dans un hall d’hôtel, tard dans la nuit. Ils parlent et elle lui dit : « vous faites encore l’intelligent ». 

Effectivement, dès qu’on se retrouve à cette tribune, on se sent l’obligation de faire l’intelligent. Je vous promets donc d’essayer. 

La première chose que j’ai vue ce matin qui m’a frappé avant d’arriver ici, c’est la couverture de Libération. Je ne sais pas si certains l’ont vue. La voici. Le buraliste me disait qu’elle est terrible. Je ne sais pas si vous voyez, c’est le charnier de Srebrenica lié à l’arrestation de Ratko Mladic. C’était parti pour la mort. Je savais qu’il y en aurait pour la journée. 

J’ai pris beaucoup de notes sur les interventions de ce matin. Le cancer, je ne l’ai pas encore, je crois. Je l’ai fréquenté en voisin, dans la mesure où il y a eu des personnes, dans mon entourage, définitivement atteintes par le cancer. 

La mort, elle, j’ai l’impression que je vis avec depuis que je suis tout petit. Je pense que nous sommes tous un peu dans le même cas. On a tous enterré des fourmis. On a tous eu ce rapport dans l’enfance, cette espèce de vertige jouissif d’enterrer des animaux et d’organiser un rite autour de cela. 

On a tous aussi joué au docteur. C’était bien. Mais on a aussi joué à des jeux de guerre, de cow-boys et d’indiens ou alors Goldorak selon votre génération. Je parle pour les garçons mais il me semble que les filles ne coupaient pas à ce genre de choses. Il y avait une sorte de jouissance profonde à jouer la mort, à se tordre, se déchiqueter. C’est un peu ce qu’on retrouve dans l’opéra italien avec ces ténors qui meurent à répétition. 
Très curieusement, voici quelques années, je faisais un travail avec un groupe de femmes, mères de famille, de milieu difficile, pour beaucoup d’origine immigrée, ne parlant pas forcément bien le français. Elles avaient quitté leur mari qui les frappait. C’était un atelier dans le champ social. Je cherchais comment faire faire du théâtre à ces femmes, ces dames, qui étaient bien habillées, qui avaient mis leur robe, qui étaient en hauts talons, c'est-à-dire comment laisser leur corps vrai venir. 
J’ai finalement été pris d’inspiration. Je leur ai demandé de me faire la plus belle mort possible. Très curieusement, ces personnes qui étaient infiniment réservées, je les ai vues commencer à grimacer, à se toucher à l’endroit où elles auraient été atteintes car c’était souvent une mort par balle. Je pense qu’on a tous en nous cette chose qui est très archaïque dans notre histoire, le jeu de l’enfant, le bébé à qui on fait « coucou » et qui rit. Je ne sais pas ce qu’il a dans sa conscience mais il doit y avoir un signal quelque part qui lui dit qu’il y a une jubilation, un bonheur à tirer de ce rapport du vrai et du faux et – je vais être peut-être un peu rapide – du vivre et du mourir. 

J’ai eu la chance de pouvoir, au théâtre, continuer à mourir souvent. C’est un vrai bonheur car comme dit un camarade comédien : « au théâtre, les morts saluent ». 
Est-ce comme une manière de se protéger de l’angoisse ? 

Ce compagnonnage avec la mort, vous l’avez au quotidien. Cela m’a frappé. J’avais la sensation ce matin qu’on était dans la même situation. Nous, gens de théâtre, nous sommes obligés de tout mettre de nous en jeu, tout le temps : le corps, la voix, le corps dans ce qu’il a de plus animal, la voix qui est un morceau du corps, l’intelligence, y compris l’intelligence théorique, la mémoire affective, les sensations. Entre le brio philosophique de ce matin qui nous ramenait au stoïcisme néo chrétien et ce que j’entendais cet après-midi sur les soins quotidiens, le partage du repas, cet endroit hyper concret, je trouve que vous avez au moins cette chance dans vos difficultés, une fonction que je ne vous envie pas, je vous admire et je ne vous envie pas. Je ne saurais pas gérer affectivement ce que vous gérez. Je le dis simplement parce que je le pense très sincèrement. 

Ce qui m’est apparu, c’est que vous passez votre temps entre l’extrême réflexion et votre vie mais aussi cette vie qui accompagne la mort ou qui prépare à la mort. C’est aussi quelque chose qui m’a frappé. Je me suis dit que c’est pareil au théâtre. On est obligé d’être totalement mobilisé, de ne pas se contenter de routines, de modes de fonctionnement. Nous devons être en permanence dans un danger qui est moindre que le vôtre mais qui, quand on vit dedans, le vrai ou le virtuel, est tout aussi dérangeant. 

J’aurais pu dire encore beaucoup de choses mais mon voisin était bref. Je ne sais pas pourquoi je serais alors long. 

Si vous avez l’occasion de le lire, il existe un très court texte de Nathalie SARRAUTE dans « L’usage de la parole ». Il réfléchit sur le dernier mot d’Anton TCHEKHOV, grand auteur de théâtre, nouvelliste russe et médecin. Il est mort à 41 ans en Allemagne où il avait voyagé dans l’espoir d’une éventuelle rémission. Le dernier mot qu’il a prononcé était : « ich sterbe ». Il a parlé en allemand. Pas dans la langue de sa femme qu’il adorait donc pas dans la langue de la vie, la langue russe, mais dans la langue du médecin allemand qui était à côté de lui. Nathalie SARRAUTE a une très belle analyse là-dessus. Je vous le dis parce que je suis plus dans les textes que dans le discours. 

Richard SCHWALD a cité précédemment « Mars » de Fritz ZORN que beaucoup d’entre vous connaissent. C’est un texte qui date de 1976. Fritz ZORN n’est pas son vrai nom. Il s’appelait ANGST, donc « peur » en allemand. ZORN signifie « colère ». Mars est le dieu de la guerre dans les mythologies et dans les métaphores. Le début de son texte est une très grande page littéraire et quelque chose qui me bouleverse chaque fois que je le lis : « je suis jeune et riche et cultivé et je suis malheureux, névrosé et seul. Je descends d’une des meilleures familles de la rive droite du lac de Zurich qu’on appelle aussi la Rive Dorée. J’ai eu une éducation bourgeoise et j’ai été sage toute ma vie. » Il est mort à 32 ans. 

« Ma famille est passablement dégénérée, c’est pourquoi j’ai sans doute une lourde hérédité et je suis abîmé par mon milieu. Naturellement, j’ai aussi le cancer, ce qui va de soi si on juge d’après ce que je viens de dire. 

Cela dit, la question du cancer se présente d’une double manière. D’une part, c’est une maladie du corps dont il est bien probable que je mourrai prochainement mais peut-être aussi puis-je la vaincre et survivre. D’autre part, c’est une maladie de l’âme dont je ne puis dire qu’une chose : c’est une chance qu’elle se soit enfin déclarée. 

Je veux dire par là qu’avec ce que j’ai reçu de ma famille au cours de ma peu réjouissante existence, la chose la plus intelligente que j’ai jamais faite, c’est d’attraper le cancer. 

Je ne peux pas prétendre ainsi que le cancer soit une maladie qui vous apporte beaucoup de joie. Cependant, du fait que la joie n’est pas une des principales caractéristiques de ma vie, une comparaison attentive m’amène à conclure que, depuis que je suis malade, je vais beaucoup mieux qu’autrefois, avant de tomber malade.

Cela ne signifie cependant pas que je veuille qualifier ma situation de particulièrement agréable. Je veux dire simplement qu’entre un état particulièrement peu réjouissant et un état simplement peu réjouissant, le second est tout de même préférable au premier. ». 

Je vous remercie.   

Applaudissements. 


Richard SCHWALD
Pourquoi dites-vous que vous ne pourriez pas faire ce que nous faisons, ce qu’ils font. 

Bernard BEUVELOT
Je ne suis pas certain d’en avoir envie. 

Richard SCHWALD
J’ai vu, dans un grand nombre d’hôpitaux, des clowns, des comédiens clowns, faire des choses très simples et, en même temps, extraordinaires, notamment dans des hôpitaux d’enfants. 

Bernard BEUVELOT
J’ai déjà travaillé en hôpital psychiatrique. J’ai longtemps eu un atelier avec des personnes en grande souffrance mentale, avec des personnes qui avaient des lupus et qui ont disparu très vite. C’était parfois violent. Ce qui m’intéresse, c’est les personnes. 

Richard SCHWALD
C’est AGAMBEN. 

Bernard BEUVELOT
Je me suis trompé. 

Richard SCHWALD
Elle a parlé de la responsabilité pour autrui. 

Bernard BEUVELOT
Quand j’ai travaillé avec des personnes en souffrance, en souffrance reconnue puisque tout le monde est un peu en souffrance, ce qui était essentiel pour moi qui ne suis pas thérapeute, je ne me place pas du tout sur ce terrain. 

Si je travaille avec des personnes, que nous inventons, que nous créons, que nous allons vers le devenir de quelque chose, l’appel de DADELSEN quand il dit : « je vous appelle, moi à mon tour, toi à ton tour, nous à notre tour, à la création », c’est quelque chose qui me parait capital pour déjouer la mort aussi. Ce que je peux apporter dans ce que je connais de mes savoir-faire, c’est aider les personnes à aller dans leur propre création, dans l’art, dans les métaphores qui sont en elles. 

Je ne veux surtout pas me placer sur le terrain de la thérapie parce que je me sens désarmé sur ce terrain. Je ne veux pas les voir d’abord dans leur souffrance, d’abord dans leur maladie, d’abord dans leur fonction, quelle soit choisie ou contrainte. J’ai envie de les voir dans leur histoire, leur devenir, les entendre dans leur voix.

J’ai été frappé par les voix que vous avez. Je ne sais pas si vous vous en rendez compte. J’ai écouté les timbres de voix des soignants et j’entendais ce que j’avais entendu dans d’autres hôpitaux. Vous avez une façon de parler qui est très belle, particulièrement les femmes. Elle est à la fois ferme et extrêmement douce. Je ne sais pas si vous l’entendez. J’ai une oreille extérieure. Votre langue m’est un peu étrangère. Du coup, cela me frappe à chaque fois. 

Philippe ACKERMANN

Merci à tous les deux. Ce que vous dites, Bernard, concernant votre travail, va me permettre de vous remercier. Vous nous avez aussi emmené dans quelque chose d’inattendu. Pour les amis de l’APHOR qui sont là, vous avez vu, dans ces textes que nous avons essayé de donner, il faut bien dire que vous avez su nous emmener dans  quelque chose qui était surprenant pour nous. 

C’est aussi l’occasion de vous remercier, vous tous qui avez été dans cette aventure, qui n’était du tout évidente au début, non plus. Il y avait quelques réserves, quelques interrogations. Elle a été menée jusqu’au bout. Merci d’avoir répondu présent. 

Merci aussi à Richard SCHWALD,  notre président de séance. Il nous a accompagné toute la journée. 

Merci à nos intervenants, à nos invités, que nous avons été très heureux de recevoir. 

Merci à vous aussi. Nous vous donnons rendez-vous pour l’année prochaine, en juin 2012, à La Fonderie de Mulhouse, sur un thème que nous ne pouvons pas encore vous annoncer, que nous aimerions beaucoup vous annoncer à la fin de la journée. Il est encore dans un travail de maturation dirons-nous. 

A l’année prochaine.

Applaudissements. 

Il faut que je vous signale le geste renouvelé chaque année de notre libraire dont vous avez pu apprécier le stand, l’achalandage. C’est une personne qui travaille avec nous chaque année, qui met un véritable point d’honneur à présenter une variété de livres. Le geste qu’il fait chaque année, c’est de remercier les intervenants en leur donnant un livre. 

Bernard BEUVELOT
Si vous avez aimé le texte de DADELSEN, il est paru dans la petite collection de poche Poésie Gallimard. L’ensemble du livre est magnifique. 

Richard SCHWALD
A titre personnel, je voudrais vous remercier d’une chose particulière : les textes que vous avez écrits et lus collectivement, chacun, après l’ évocations de DADELSEN, par mon voisin. J’ai trouvé que c’était une très bonne idée, une belle idée. C’était très bien et je voulais vous remercier pour cela. 

Applaudissements. 

Le théâtre met au centre -  c’est la raison. J’ai beaucoup aimé entendre parler de LEVINAS qui a été cité par le Docteur VIGNON – la singularité quelconque.