Tanguy CHATEL
Sociologue, Paris
Bonjour, je suis très content d'être ici. Je vois que la salle est particulièrement remplie sur un sujet qui va forcément nous concerner. Sur le sujet de la vulnérabilité, on a déjà dit beaucoup de choses. Beaucoup de contenu existe déjà sur ce sujet. C'est normal, ce sujet est à la fois si riche et si inépuisable qu'on pourrait y consacrer plus qu'une journée. Vous n'aurez pas fini d'y consacrer du temps.
J'ai vraiment envie de repartir au départ de cette question de la vulnérabilité, qui a déjà été évoquée dans deux dimensions. Il semble bien que la vulnérabilité soit le propre de l'Homme. Les différentes présentations qui viennent d'être faites ont souligné cette dimension. Ce propre de l'Homme a-t-il vocation à demeurer ? L'Homme a-t-il vocation à rester vulnérable ? Si oui ou si non, a-t-il vocation à être vulnérable seul ? C'est de cette manière que j'ai envie de prendre le sujet.
Depuis plusieurs années, la vulnérabilité est un sujet qui devient de plus en plus consensuel. J'ai observé qu'il y a de plus en plus de publications, de plus en plus de colloques. Ce sujet a émergé depuis près d'une dizaine d'années mais cela devient aujourd'hui un peu plus consensuel, enfin, dans des environnements relativement confidentiels malgré tout.
J'ai envie de repartir sur l'idée même de vulnérabilité car elle vient nous titiller et nous orienter dans deux directions. La première idée qui s'impose à nous est une idée largement répandue. Il s'agit de l'idée que la vulnérabilité est un mal, que c'est un problème. En tant que problème, il faut tout mettre en œuvre pour la faire cesser. C'est l'idée qui nous vient spontanément à l'esprit car nous sommes tous conditionnés pour nous l'imaginer. Cela tire sans doute son origine dans la nuit des temps, l'époque de l'Homme préhistorique qui, pour assurer sa survie, se doit de s'organiser pour être de moins en moins vulnérable. Derrière l'idée de vulnérabilité, on trouve donc l'idée de danger.
Le Docteur Bruno Audhuy évoquait en préliminaire l'étymologie, ce qui me paraît toujours absolument déterminant. L'étymologie de la vulnérabilité est « qui peut être blessé ». Cependant, on a très vite tendance à confondre « qui peut être blessé » avec « qui est blessé ». On a déjà à ce niveau un premier biais sur lequel il faut nous attarder. Ce n'est pas parce qu'on peut être blessé qu'on est forcément blessé.
A partir de cela, la vulnérabilité pensée comme un mal, on serait tenté de dire « Mettons en œuvre deux types d'attitudes ». La première consiste à prévenir l'émergence de la blessure et donc à faire en sorte de ne pas être si vulnérable que cela. Malgré tout, quand les circonstances de la vie font qu'on est blessé, faisons en sorte de corriger cette blessure pour cesser d'être blessé. De manière artificielle, on assimile toujours blessure effective et vulnérabilité, qui n'est qu'une blessure potentielle.
Nous partons donc dans cette première idée. L'ensemble des soignants qui sont réunis ici sont évidemment prêts, conditionnés, formés, missionnés pour lutter contre la blessure de l'être humain, pour faire en sorte que celui qui est blessé à un moment donné ne le soit plus demain, comme si la condition fondamentale de l'être humain était de ne pas être blessé, comme si sa normalité était de ne pas être blessé. On est toujours embarqué dans l'idée que la vulnérabilité, assimilée à la blessure, est quelque chose qu'il nous faut corriger et, tout cela, pour assurer notre survie, faire en sorte que cette situation de vulnérabilité soit vécue comme une situation passagère, éphémère, provisoire et, en résumé, un accident dont on viendrait nuancer les effets et, si possible, oublier le plus vite possible.
A partir de cela, la vulnérabilité – j'insiste, toujours assimilée à la blessure – nous apparaît comme un scandale. Au sens étymologique grec, un scandale, scandalum, veut dire une « pierre d'achoppement », c'est-à-dire le caillou qui va nous faire trébucher, nous faire mettre un genou en terre et qui va compromettre sérieusement nos chances de survie. Ce mot de scandale, scandalum, s'oppose à un autre mot qui est le mot d'édification. Le contraire du scandale est l'édification. J'y reviendrai car il existe une autre manière de penser la vulnérabilité, davantage orientée autour de cette idée d'édification.
Vous voyez déjà qu'au départ il paraît normal et légitime que nous pensions la vulnérabilité comme un mal, ne serait-ce que pour ne pas se résigner trop tôt, ne serait-ce que pour ne pas cautionner trop tôt une fragilité humaine qui pourrait entraver son développement si elle n'était pas suffisamment soutenue, si on ne lui donnait pas les pleines conditions pour produire le fruit intrinsèque à la fragilité. Des expériences de vie peuvent effectivement être accablantes, qui peuvent empêcher l'être humain de s'accomplir, qui peuvent l'enfermer dans un effondrement. Nous pensons la vulnérabilité, en première lecture, autour de cette notion.
Cela vient en plus contrecarrer notre culture contemporaine qui est une culture très prométhéenne, très « sur-homme ». Nous vivons, particulièrement en Occident, depuis plus de 20 ans, 30 ans, depuis les années 1990, dans une espèce de culte de la performance qui nous prédispose voire nous enjoint de trouver des remèdes à des solutions qui nous font obstacle, de sorte que nous manifestions notre génie en repoussant toujours plus loin les limites du possible, en nous renforçant.
L'hôpital est particulièrement le lieu où s'exprime ce culte de la performance aujourd'hui. Il est devenu de moins en moins le lieu du soin et de plus en plus le lieu des défis, des défis fantastiques, des prouesses, des performances devant lesquelles on s'extasie. Il est le lieu où on va repousser continuellement aux marges la vulnérabilité. C'est une équation de départ qu'il faut écarter autant que possible pour faire en sorte que les personnes qui sortent de l'hôpital sortent en situation d'être renforcées.
Si nous nous arrêtons à cette idée que la vulnérabilité ne serait qu'un mal, nous nous privons de la possibilité d'approfondir, comme l'a très bien dit Véronique, le sens même de cette vulnérabilité. Si nous quittons l'idée que la vulnérabilité est un mal, alors nous pouvons nous orienter vers l'idée que la vulnérabilité est une condition. C'est la condition de l'être humain. L'être humain naît d'ailleurs vulnérabilité, particulièrement vulnérable. Dans le règne animal ou assimilé, il est celui qui acquière son autonomie le plus tard possible. Il reste très dépendant de ses parents protecteurs. Cette vulnérabilité n'est peut-être pas tant un accident que cela. C'est peut-être quelque chose qui est intrinsèque à notre condition et qu'il nous faut explorer davantage.
Le premier piège en pensant la vulnérabilité comme une condition serait de se résigner. A quoi bon se battre, à quoi bon vivre, puisqu'il nous faut mourir ? On pourrait se laisser émouvoir, renoncer à se révolter devant le spectacle d'enfants malades, devant le spectacle de la pauvreté au bout du monde, devant le spectacle des aléas de la vie et dire peut-être – c'est une voie de sagesse – « c'est ainsi », « c'est écrit » et du coup assumer une part de cette vulnérabilité sans glisser dans le premier volet que j'évoquais et qui est celui de la révolte. Se faisant, nous pourrions courir le risque de ne pas en faire assez. Nous sommes donc tendus entre le premier risque, celui animé par la révolte, qui consisterait ou pourrait nous conduire à en faire trop et le second risque, celui de la fatalité, qui pourrait nous conduire à renoncer trop tôt et à n'en faire pas assez.
La vulnérabilité vient donc nous titiller déjà sur quelque chose qu'on peut qualifier d'éthique, c'est-à-dire – ce n'est pas la définition de l'éthique mais je vais le dire ainsi un peu brutalement – une posture ajustée pour trouver la voix du moindre mal, quelque chose d'un peu plus juste. Nous pouvons, à partir de cela, comprendre que certaines situations sont au départ des situations provocantes et peuvent devenir des voies d'exploration pour approfondir la nature et la condition humaine.
Nous sommes réunis aujourd'hui essentiellement pour évoquer la question du cancer. Vous voyez que la question de la vulnérabilité peut s'illustrer de manière particulièrement saisissante à travers l'exemple du cancer. Nous sommes confrontés à des situations qui viennent mettre en œuvre notre vulnérabilité dans de très nombreux registres et en permanence. Simplement, le cancer nous apporte quelque chose d'encore plus préoccupant, c'est que le mal est en nous, comme les maladies d'une manière générale, sauf que le cancer est un mal qui vient progresser en nous.
C'est un mal qui vient nous ronger de l'intérieur. Ce n'est pas simplement un risque omniprésent que, à un moment donné, quelque chose se déclenche et fasse en sorte que l'organisme ne puisse plus assurer ses fonctions. C'est vraiment quelque chose qui habite en nous, cette manière dont l'a aussi évoqué Véronique. Quelque chose habite en nous et vient continuellement nous questionner. Quelque part, nous pouvons devenir nous-mêmes notre propre ennemi. Il y a en tous cas, notamment sous la forme d'une tumeur, un intrus. Il y a quelque chose d'autre. Ce n'est pas simplement quelque chose qui procède de moi mais quelque chose qui peut venir de l'extérieur.
Avec le thème du cancer, nous sommes donc déjà dans une illustration encore plus pointue, plus explicite, de l'altérité au cœur de soi-même. Quelque chose d'autre se passe au cœur de moi, quelque chose d'autre qui n'est pas normal, qui n'est pas prévu, pas désiré, pas si maîtrisable que cela. Je deviens donc un étranger à moi-même puisque la mort, le travail que la mort fait en moi, se fait contre moi. Je deviens l'hôte de mon propre danger, de mon propre danger de mort. Il existe donc cette tentation de se dire : « Je suis en danger, je suis vulnérable, à l'aide. », à l'aide car, par moi-même, je n'ai pas les ressources de ma propre guérison.
Ce propos peut nous inviter à une troisième lecture. Il s'agit de nous dire « La vulnérabilité, qui est un mal, qui en même temps qu'un mal est une condition, pourrait-elle être une chance ? ». Comme on le disait dans le temps, « A quelque chose, malheur est bon. ». A quoi la vulnérabilité pourrait-elle être bonne puisqu'elle nous met en danger de mort ? Ce danger de mort est physique, à travers la maladie, mais aussi psychique, à travers des angoisses extrêmes suscitées par les accidents de la vie. Ce danger de mort est aussi social car je peux me retrouver, du fait de ma vulnérabilité, exclu, d'autant plus exclu dans une société qui héroïse un certain nombre de figures, une société de la performance qui voudrait nous faire croire que, quand on est jeune, beau, bien-portant, efficace, optimum, on a toute notre place. On est donc bien assimilé à cette société. Quand on commence à être un peu plus fragile, a-t-on encore notre place alors ?
Nous avons notre place tant que la technique, par exemple, nous offre une possibilité de retrouver cette place de bien-portant. La question se pose de manière vertigineuse et particulièrement embarrassante quand la technique ne nous offre plus la possibilité de retrouver notre place, quand le diagnostic de la maladie révèle l'incurabilité de la maladie, quand la personne qui est SDF se trouve en situation d'être un exclu chronique et probablement impossible à resocialiser, quand la personne est en situation de surendettement tel qu'il n'y aura pas de possibilité pour elle de retrouver une vie normale, avec une aisance qui garantira sa sécurité.
Notre société génère depuis des années des situations qui sont sans solutions. Il nous faut donc pouvoir nous représenter quelle est la nature de l'être humain, dès lors qu'il ne satisfait plus aux codes généraux que notre société détermine comme étant la normalité de l'individu.  Nous avons donc des situations qui se multiplient. Je pense notamment à la chronicisation des maladies, des personnes pour lesquelles la vulnérabilité ne va plus être un accident et qu'on pourra donc corriger mais va véritablement devenir une situation avec laquelle il va bien falloir apprendre à vivre.
Je pose donc la question. La vulnérabilité peut-elle être une chance ? Que se passe-t-il quand une personne est exposée – je reste encore sur cette assimilation avec la blessure – à un fracassement tel qu'elle se sent à part, fait l'expérience d'une souffrance, que ce soit une douleur physique, que ce soit un sentiment d'exclusion, que ce soit un regard qui s'est déplacé et qui lui donne le sentiment de ne plus faire partie du même groupe ? Son premier réflexe est d'appeler à l'aide.
Dans cette expérience, il existe donc une ouverture contre-nature, contre notre propre volonté, quelque chose qui nous oblige à crier à l'aide. A partir de cela, il y a quelqu'une qui entend, ou quelqu'un qui n'entend pas. Le premier réflexe est d'entendre et de mettre en œuvre ce qu'il est possible pour corriger la situation. Quand on arrive à des situations irrémédiables, que peut-on dire, que peut-on faire ? Cela a été tout l'apport des soins palliatifs d'inventer des manières de rester là, d'être là, alors-même qu'on considérait qu'il n'y avait plus rien à dire ou à faire.
Je vous renvoie à une définition des soins palliatifs du Docteur Vanier en 1976, qui dit « Les soins palliatifs, c'est tout ce qu'il reste à faire quand on croit qu'il n'y a plus rien à faire. ». On l'a très vite interprété comme étant « tout ce qu'il reste à faire quand il n'y a plus rien à faire ». On a surtout beaucoup entendu « Il reste éventuellement quelque chose (à être) mais il n'y a vraiment plus rien à faire. ».
Il existe donc un déplacement, à travers l'expérience extrême de la vulnérabilité, où nous ne pouvons nous référer à des codes classiques, à des manières de fonctionner qui ont fait leurs preuves avant. Cette sidération, cette expérience de l'impuissance, sont-elles juste un important échec ? Cela nous confronte en effet au fait que, dans notre société – qui nous renvoie l'image d'un être tout puissant – nous avons failli à cet endroit-là, à trouver une solution. Ou bien quelque chose s'engendre-t-il ? Quelque chose d'inédit apparaît-elle précisément parce qu'il y a eu échec, parce que la vulnérabilité ne lâche pas sa proie, parce que sa proie a quelque chose de fondamental à dire, à inaugurer ?
Du coup, la relation change. Ce qui est le plus saisissant dans l'expérience de la vulnérabilité, ce n'est pas tant l'impuissance de celui qui se trouve blessé à un moment donné que celle de celui qui se croyait puissant, qui se rend au chevet de celui qui est blessé pour lui délivrer des soins ou lui offrir des espoirs et qui est soudain confronté à sa propre impuissance. Là, quelque chose change radicalement. La relation n'est plus une relation d'aide au sens classique. Ce n'est plus comme quand on va chez son garagiste, pour qu'il nous remplace une pièce défaillante et qu'on reparte comme si de rien n'était. Rien ne sera plus comme avant.
L'expérience de la maladie rend instantanément le malade autre, même s'il devait guérir, a fortiori s'il ne va pas guérir, même s'il devait retrouver du travail, a fortiori s'il restera chômeur de longue durée, même s'il devait sortir de prison, a fortiori s'il est amené à y rester longtemps. Je prends volontairement des exemples pour montrer que la question de la vulnérabilité déborde la question du soin.
C'est une question anthropologique qui vient, en ce début de XXIème siècle, nous faire réfléchir sur la nature de l'être humain du XXIème siècle. Quel regard portons-nous dessus ? Dès lors que toutes les voies de recours se sont révélées veines, on considérait antérieurement que c'était un échec et on a eu tendance, notamment autour du XIXème siècle et au début du XXème siècle, à laisser les mourants dans ce qu'on appelait encore pudiquement « le dépôt de l'hôpital », le pavillon lointain, le lieu où le médecin n'allait plus, où l'infirmière allait encore. Pour éviter de manifester son impuissance, on le laissait livré à lui-même.
La force formidable des soins palliatifs à la fin du XXème siècle est de promouvoir autre chose. On ne promeut pas simplement du soin mais une vision de l'Homme, une vision où la personne blessée vient propulser celle qui se croit puissante vers un espace d'impuissance, où elle va pouvoir baisser ses armes et découvrir quelque chose de sa propre vulnérabilité. De ce fait, elle va enfin pouvoir être au diapason du malade, de l'exclu, car elle sait de quoi on parle à cet endroit. Elle a elle-même touché du doigt la fragilité et la vulnérabilité. Il existe une contamination positive de la vulnérabilité, non pas pour la faire cesser mais au contraire pour faire en sorte que chacun en prenne conscience.
Je n'irai pas jusqu'à dire, comme Marie de Hennezel à un moment donné, « Ceux qui vont mourir nous apprennent à vivre. ». Ce n'est pas complètement faux mais il ne faudrait pas en faire une vision romanesque ou, au contraire, on verserait dans l'idéalisation de la vulnérabilité. Le risque du propos que je tiens serait de dire « Soyons tous les plus fragiles possible. », « Allons-y gaiement. ». Non, vous voyez l'attention. Nous sommes quand même destinés à survivre, pas à baisser les bras trop tôt. Ce n'est pas la vulnérabilité qui est une fin en soi. La vulnérabilité n'est qu'un moyen.
C'est parce que nous sommes vulnérables que nous sommes obligés d'appeler à l'aide. Appelant à l'aide, nous sommes obligés de créer un lien d'un genre nouveau, non pas un lien utilitaire : « Je me sers de tes compétences car tu es médecin, car tu es oncologue et parce que j'espère de toi un protocole, une guérison » ; mais une relation qui vient toucher au cœur de notre identité d'être humain, un espace de partage, un espace de rencontre où il devient enfin possible, par moment, de se regarder vraiment l'un l'autre comme deux êtres humains qui sont confrontés au tragique de l'existence. Notre époque ne nous prépare pas, contrairement à d'autres époques antérieures, à vivre cette dimension tragique, à l'assumer.
On continue à lire un peu Racine et Corneille à l'école mais cela ne nous entraîne pas très loin. On n'approfondit pas ce dilemme tragique. Au contraire, notre époque voudrait nous faire croire qu'on peut escamoter cette dimension tragique, qu'on pourrait même escamoter cette mortalité de l'être humain. Je fais de manière à peine voilée référence au programme de recherche autour du transhumanisme, autour du post-humanisme, de l'Homme augmenté qui absorbe des millions et des millions de dollars aujourd'hui. Cette vision anthropologique m'effraye.
Si demain - dans un monde riche, on ne parle pas du tiers monde – nous avons la possibilité de gommer nos fragilités en recourant à de la technologie accessible, alors nous n'aurons plus besoin les uns des autres, sinon pour réparer nos pièces mécaniques. Que deviendra alors la relation, y compris dans ce qu'elle a de plus fin, c'est-à-dire cette union, cette communion, cette exposition, cette nudité de l'un vis-à-vis de l'autre, si nous devenons tous demain des demi-dieux, au sens grec du terme ? Résistants à l'eau de mer, ignifugés, imputrescibles, comme il était dit dans le film « Les Barbouzes » de Georges Lautner. Il y aurait un risque de faire cette économie de ce qui se révèle à l'expérience être parfois le plus vivifiant dans notre vie : ces moments d'abandon où quelque chose a pu être partagé, reconnu entre moi et toi.
Une citation me revient à l'esprit, celle de Gabriel Ringlet, prêtre belge qui a écrit un très beau livre, « Ceci est ton corps », qui porte sur l'accompagnement d'une personne en fin de vie. Il est confronté à ce moment où il n'y a plus rien à dire, il n'y a plus rien à faire. Faut-il seulement se résigner ou se passe-t-il encore quelque chose ? Son amie est impuissante à guérir. Il est impuissant à lui apporter même le réconfort car même les mots, la présence, se révèlent parfois vains. Il dit alors ceci : « Au fond du gouffre, une crevasse, juste assez pour laisser passer un souffle. ». Faut-il descendre au fond du gouffre pour que, étant vaincus dans nos résistances à rêver encore qu'on retrouverait encore la santé, la guérison, la position sociale qu'on avait avant, il y ait alors ce déchirement, cette crevasse à l'image peut-être d'un poussin qui vient soudain déchirer la coquille de l’œuf, juste assez pour faire passer un souffle ? Si nous restons enserrés dans l'idée que la vulnérabilité est un mal et qu'il faut à tous prix lutter contre, alors nous risquons nous-mêmes de nous enfermer dans un œuf qui finira par nous étouffer. Si nous consentons – mais que veut dire consentir ? Ce terme est vertigineux – à notre vulnérabilité, n'y aura-t-il pas certes une brèche, certes une déchirure mais, à travers cette déchirure, un souffle, un air nouveau qui ne serait jamais advenu sans cela ? Cet air nouveau vaut pour le malade, pour ses proches, pour les soignants, pour l'ensemble des intervenants dans le cadre de l'hôpital, à partir d'une seule personne qui est confrontée à cette blessure radicale.
Pourtant, j'insiste, il faut éviter d'idéaliser cette blessure. Il nous faut la considérer non pas comme une fin en soi mais comme un moyen d'accéder à une plus grande humanité en nous, pas simplement par nous-mêmes mais grâce à la rencontre avec quelqu'un d'autre. Cette rencontre n'est possible que parce qu'il y a eu un appel à l'aide et que, face à cet appel, il y a eu une réponse. La réponse n'est pas simplement une réponse en termes thérapeutiques, pour faire cesser. Cette réponse est parfois impuissante, modeste, toute sobre. Elle se contente de dire « Je suis là. Je ne peux rien. Je suis aussi démuni mais je ne prends pas mes jambes à mon cou pour m'en aller. Je fais, en même temps que toi, l'expérience que c'est douloureux d'assumer d'être un être vulnérable, que c'est confrontant, que cela me dérange mais que cela me transforme. ». A partir du moment où ces vulnérabilités se rencontrent, alors il existe la possibilité d'inventer quelque chose de neuf.
Je vais prendre une métaphore tirée du monde de la paléontologie, que nous propose Yves Coppens. Il nous dit que 2 millions d’années avant notre époque, il existait deux types d'australopithèques. Nous ne sommes pas encore sur l'Homo mais sur l'Australopithecus primate, cet intermédiaire qui nous prépare à l'émergence de l'Homo. Il existe aussi l'Australopithecus robustus. On peut assez bien l'imaginer : trapu, des os résistants, une puissance musculaire, des poils pour résister aux rigueurs de l'hiver et même pas peur de l'auroch. En tous cas, s'il a peur, il va falloir être solide car il va falloir tenir bon. En plus, il résiste à tout. Il est lui aussi imputrescible, ignifugé, tout ce qu'on veut. A la même époque, on trouve l'Australopithecus gracilis. Celui-ci est plus fluet et on se demande ce qu'il fait là. Il n'a rien à faire dans le paysage, il est incongru, l'Australopithecus gracilis, probablement plus long que large, moins de poils, un peu léger, peut-être un peu aérien. L'Australopithecus robustus était herbivore. Il avait tendance à vivre seul et n'a pas eu de postérité. L'Australopithecus gracilis, parce qu'il était gracile, avait bien pris conscience très tôt que, tout seul, il ne s'en sortirait pas. Il a donc diversifié son alimentation pour devenir omnivore et a commencé à fonctionner sur un mode clanique pour bénéficier de la force de l'entraide, la force qui n'est non pas de la juxtaposition de plusieurs robustus mais de plusieurs gracilis. Lui, il a eu une postérité et nous sommes cette postérité.
Contrairement donc à ce qu'on fait parfois dire rapidement au darwinisme, l'évolution n'est pas liée – comme le disent les Anglais – au strongest, au plus fort mais au fittest, au plus adaptable. Il n'y a pas que les plus forts qui survivent. Je vous rappelle d'ailleurs que les dinosaures ont disparu. C'est bien la preuve que, à un moment donné, il leur manquait quelque chose ou peut-être qu'ils avaient quelque chose en trop, cette espèce de suffisance, de carapace, ce poids qui a fait que, à un moment donné, ils se sont sans doute retrouvés trop lourds. Je vous rappelle que les chevaliers en armure ont disparu. Après les chevaliers en armure, on a eu la Renaissance. Les costumes de la Renaissance ne sont pas tout à fait du même modèle. Après Azincourt, on s'est rendu compte que le chevalier en armure était lourdement handicapé. Or le chevalier en armure était l'archétype de l'Homo robustus.
Dès les fondements de l'être humain, on trouve cette idée que notre survie ne tiendrait pas tant à notre robustesse qu'à notre manière d'assumer notre gracilité. C'est un beau mot. C'est comme vulnéraire. Ce sont des mots qu'on n'utilise pas ou plus. Être gracile, ce n'est pas rien. D'ailleurs, qu'avons-nous tendance à valoriser aujourd'hui ? Quand on voit passer quelqu'un dans la rue, c'est son élégance qui nous dit quelque chose de son adaptation à un monde, de sa poésie aussi peut-être pas simplement de son opérationnalité. Ce qui fera que notre monde sera un monde vivifié et donc vivifiant, c'est que nous y conserverons des espaces de fragilité qui nous invitent à la créativité, à l'art. L'industrie n'a jamais été très artistique à ce niveau-là.
Changer de regard pour nous dire que cette gracilité, qu'on appellerait aujourd'hui plutôt « fragilité » et qui n'est pas à confondre avec la vulnérabilité-faiblesse, est peut-être une chance, peut-être même notre chance. Une civilisation qui s’obséderait à essayer de renforcer l'être humain, de le barder de carapaces, de lui donner les outils pour être de plus en plus rapide, de plus en plus fort, de plus en plus résistant, serait peut-être une civilisation qui conduirait l'être humain à sa perte, faute d'altérité.
La première altérité est d'être soi-même altéré, d'accepter d'être altéré. C'est la même étymologie. L'altération nous rend autre. L'altération commence avec la maladie, avec l'exclusion, avec l'élève qui échoue à des examens. Cela commence aussi avec l'échec amoureux. Cela commence avec la souffrance. Peut-on oser aujourd'hui, dans un monde comme le nôtre, dire que la souffrance nous conduit quelque part ? C'est extrêmement provocateur. Au Moyen-âge, on le disait volontiers. Aujourd'hui, il est devenu ultra-provocateur de dire que la souffrance nous conduirait quelque part, que, sans la souffrance, nous n'explorerions pas certaines voies.
Je vais donc pousser un peu plus loin ce trait de provocation. Je vais être le premier à me féliciter des progrès de la lutte contre la douleur qui ont été conduits depuis 20 ou 30 ans. Je suis comme tous les hommes. Quand je me blesse, je vais mourir. Quand j'ai mal à la tête, je me précipite sur mon doliprane. Je suis le premier à mal supporter l'expérience de la souffrance. Mais je suis comme tous les hommes et toutes les femmes. Dans ma vie, j'ai été confronté à des moments de souffrance. Quand je m'arrête un instant, je me dis « Serais-je le même homme si je n'avais pas traversé tous ces épisodes de souffrance ? ».
En retournant la question, je pourrais même dire : « Qui serais-je si, dès que j'avais eu le moindre mal, quelqu'un s'était précipité vers moi pour me dire « J'ai la solution. Dans 30 secondes, tu ne souffriras plus. » ? ». Allant encore plus loin, qui serais-je si on me donnait, par anticipation, les moyens de ne plus souffrir du tout, depuis ma naissance jusqu'à ma mort ? Poussons le raisonnement jusqu'au bout, à l'heure où on nous dit « C'est sûr que la lutte contre la douleur et l'accompagnement des souffrances doit s'intensifier. ». Si nous en venions à prémunir toute expression, toute expérience de douleur ou de souffrance, qui serions-nous ? Je vais même encore utiliser d'autres mots. Si on fait en sorte de m'insensibiliser dès mon plus jeune âge, n’ai-je pas le risque de devenir à terme un être insensible ?
Comprenez-moi bien, je ne suis pas en train de faire l'apologie de la douleur ou de la souffrance. Je ne suis pas en train de dire que cela devrait être recherché car cela aurait une vertu. Cependant, cela fait partie de notre condition. Qu'en faisons-nous quand c'est là ? Notre premier réflexe est de tout mettre en œuvre pour soulager. Il demeure des douleurs et des souffrances qui nous résistent. En nous résistant, elles viennent nous confronter au fait que nous sommes des êtres humains limités, impuissants, que nous n'avons et n'aurons jamais remède à tout. La solution qu'on nous proposerait aujourd'hui viserait à masquer notre impuissance, de procéder par exemple à des euthanasies. Le choix de l'euthanasie serait aussi une manière de dire « Je n'assume pas cette situation tragique qui m'échappe et face à laquelle je ne peux rien. Je n'assume pas cette situation de souffrance comme faisant partie, à titre exceptionnel malgré tout, de l'expérience de vie et donc évacuons-les. ».
Vous voyez à quel point tout ceci vient nous questionner. Il me semble que ce qui fait la valeur d'un être humain, quand on se retourne, c'est quand on dit de quelqu'un « Il a vécu. ». Que cela veut-il dire ? Il en a bavé mais il s'est édifié. Il s'est érigé, il s'est ouvert. Peut-être que quelque chose a été fracturé en lui, donnant naissance à une partie de lui qu'il ne connaissait pas. Combien de personnes, en particulier des aidants qui accompagnent des proches malades d'Alzheimer, se disent au départ « C'est accablant, je ne m'en sortirai jamais, je n'en peux plus. » Puis vous les retrouvez un peu plus tard. Ils vous disent la même chose mais, en même temps, qu'ils ne savaient pas être capables de tout cela, « J'ai découvert avoir en moi des ressources que je ne soupçonnais pas ». Deux jours après, ils vous diront à nouveau « Je n'en peux plus. ». On est sur le fil du rasoir. La souffrance n'est pas un mal en soi, c'est une condition de l'être humain, au même titre que la vulnérabilité qui nous accompagne dans notre chemin d'éclosion, de naissance à soi.
Je vous l'ai dit tout à l'heure que la vulnérabilité est un scandale, une pierre d'achoppement. Pourrait-on pousser le trait jusqu'à dire que la vulnérabilité n'est plus une pierre d'achoppement mais deviendrait la pierre angulaire, celle sur laquelle on peut bâtir quelque chose, quelque chose d'autre ? Cela fait advenir des situations auxquelles on n'est pas préparées, auxquelles on ne peut pas remédier. Il n'est pas possible de revenir à la situation d'avant. Même quand on est guéri de son cancer, on ne revient jamais à la situation d'avant. On ne revient jamais à la situation d'avant, quels que soient les épisodes de vie. Il y a toujours un advenir, quelque chose qui advient. Peut-on considérer que cela n'advient que parce que nous sommes vulnérables et que, si nous ne consentions pas, si n'étions pas prêts à assumer cette vulnérabilité, alors cela n'adviendrait jamais ?
Je prends un témoignage. Un jour, j'accompagne un monsieur qui avait été chef d'entreprise, cela se voyait et pas n'importe quel chef d'entreprise. C'était vraiment un chef. Il avait encore dans les yeux une lueur de domination extrêmement forte. Il me raconte qu'il a été patron de très grandes entreprises françaises. Il me raconte qu'il a été au MEDEF, qu'il a conseillé des hommes politiques, qu'il a eu des reconnaissances. Il avait des décorations en abondance. Il me raconte toute cette vie faite de fiertés, de valeurs. Ces valeurs étaient des valeurs de combat, des valeurs de promotion, d'action, d'entrepreneuriat. Il avait un cancer de la gorge.
Au bout d'un moment, il me regarde dans une espèce d'éclat un peu différent. Il s'arrête et me dit : « Vous savez, il n'y a pas de pouvoir. ». Cela faisait un moment qu'il m'avait entretenu dans cette idée qu'il avait été un combattant et il me dit soudain : « Il n'y a pas de pouvoir. ». Je me dis qu'il se passe un truc, j'essaye de l'écouter attentivement. Je me dis que cet homme est en train de faire une découverte. Je suis toujours prudent quand je commence à partir dans des interprétations. Il me dit peut-être « Je n'ai pas le pouvoir de lutter contre ma maladie, je vois qu'elle est plus forte que moi. ». Il disait cela sans angoisse excessive, sans drame, comme une découverte, une découverte presque tranquille.
Je me dis que ce monsieur est en train de faire un bout de chemin. Juste après, il reprend et me dit « Vous savez, il n'y a pas de courage. ». Je me dis que cet homme, qui s'est construit sur l'idée d'être courageux, qui relevait des défis, qui dès qu'il avait un problème trouvait une solution, est exposé au fait d'avoir peur, qu'il n'a pas lui-même le courage qu'il croyait avoir ou qu'il est confronté à une épreuve telle que son courage, son semblant de courage, son niveau de courage, vole en éclats et se trouve disproportionné par rapport à l'intensité de l'épreuve. Il me dit cela sur un mode encore relativement tranquille. Il fait donc une découverte. Se faisant, il m'aide à faire une découverte aussi. Son témoignage, confronté à cette situation d'impuissance, via moi-même, me fait du coup réfléchir. Pour finir, il me dit une phrase qui reste pour moi assez vertigineuse : « Si l'Homme n'était pas éphémère, il n'en resterait pas grand chose. ».
Si nous avions l'assurance d'avoir toute la vie devant nous, nous ne ferions rien. On ne se lèverait même pas le matin. On pourrait se lever demain ou après-demain. On ne prendrait pas le risque d'aller vers les autres puisqu'on pourrait le faire demain ou après-demain. Ces rêves d'immortalité pour jouir de la vie sont en fait des cauchemars. Si nous avions toute la vie devant nous, nous n'aurions plus de vie en nous. Nous la remettrions à demain. Qu'est-ce qui fait qu'on se lève le matin ? C'est bien la conscience qu'il nous faut remplir notre journée car la vie est relativement courte, car la mort nous presse de vivre avant de devoir mourir. On voit cela très bien chez beaucoup de malades qui, comme le disait le psychanalyste Michel de M'Usan, le moment de la fin de vie, c'est le moment où l'être humain essaye de se mettre au monde avant de disparaître. C'est bien parce qu'il a la conscience qu'il va disparaître, qu'il est éphémère, précaire, parce qu'il est vulnérable, c'est-à-dire qu'il peut être exposé à cette disparition, à cette blessure.
Le témoignage de cet homme montre cette transition entre l'idée qu'être un homme, c'est s'efforcer d'être puissant – et heureusement qu'il avait quand même cela quelque part et que des générations avant nous ont eu cela à l'esprit. Sinon, nous serions peut-être encore à l'âge des cavernes. Des êtres humains, générations après générations, nous ont amenés à sortir des cavernes car ils avaient une idée d'un homme de plus en plus résistant à la mortalité. En même temps, à un moment donné, il nous faut consentir à la mortalité, au fond du gouffre, une crevasse, juste assez pour faire passer un souffle.
Qu'est-ce qui nous conduit à cela ? C'est l'altération, le fait de tomber malade, le fait de décrocher, le fait d'avoir un épisode de vie qui nous propulse sur une trajectoire non préméditée de la vie. Je deviens autre. Devenant autre, je suis perdu. Etant perdu, j'appelle à l'aide. Qui vais-je appeler à l'aide ? J'appelle un autre, quelqu'un que je ne connais pas. Même si c'est un proche, il va se dévoiler d'une manière que je ne connais pas. Il va se révéler capable de m'aider alors que je ne savais pas qu'il était capable de tout cela. Une fécondité se trouve dans cette altération et qui ouvre sur une altérité, sur un appel à l'autre. Cette fécondité invente un genre humain qui fait quelque chose de sa vulnérabilité, qui advient à un lien qui est plus vivifiant. Quelque chose naît du gouffre. S'il n'y a pas de gouffre, on va fonctionner comme on l'a toujours fait, sans rien remettre en cause ou on va vouloir retrouver la posture qu'on avait avant, sans rien vouloir remettre en cause.
Cela m'invite à deux réflexions pour terminer. Tout d'abord, nous avons pensé longtemps que la réponse à la fragilité, à la maladie, à l'effondrement de la personne, à sa blessure, était l'altruisme. Sur le modèle du bon samaritain, d'une certaine manière, c'est celui qui vient à la rencontre de l'autre pour l'aider dans sa détresse, pour l'aider à mieux assumer, à tourner la page. Cet altruisme reposait sur l'idée de quelqu'un qui a une solution, des moyens. Le bon samaritain a de quoi payer l'auberge. Il n'est pas au même niveau de fragilité que celui qu'il vient secourir. Il est un remède pour celui qu'il vient secourir. Cette idée d'altruisme, qui a construit toute notre représentation de la solidarité en France en particulier, cette redistribution des richesses notamment, des plus riches vers les plus pauvres, des plus forts vers les moins bien lotis, ne repose pas sur un socle anthropologique équivalent, paritaire. Elle repose sur le fait que j'ai intérêt à ce que le pauvre soit un peu moins pauvre pour qu'il y ait une cohésion sociale et qu'on fonctionne bien ensemble. Mais je ne reconnais pas forcément, à travers cette idée de l'altruisme – qui n'est pas d'ailleurs le fondement théologique de l'altruisme, qui est l'idée que la société s'en est faite en particulier à partir du XIXème siècle – de quelqu'un qui a et qui va au secours de quelqu'un qui n’a pas.
Quand on explore la vulnérabilité aujourd'hui, elle nous invite à autre chose. Elle nous invite à regarder quelqu'un qui n'a pas et qui révèle à quelqu'un qui croit avoir qu'en réalité il n'a pas non plus. Dès lors, il y a deux personnes qui n'ont pas et qui se révèlent impuissantes et de leur impuissance naît quelque chose. On est au cœur de ce qui est en train de se dessiner en matière éthique, en particulier dans le domaine médical. Face à des situations complexes, nous sommes en train de quitter le paradigme de celui qui a la solution pour dire « Mettons-nous autour de la table, nous tous qui n'avons pas encore la solution et voyons si on peut faire advenir une solution singulière, inédite, jamais vue, jamais pensée pour cette personne-là, en croisant nos compétences et en partant du principe que, en nous asseyant à cette table, nous n'avons pas encore la solution. ». Ceci est quelque chose qui est déjà le fruit de ce paradigme de la vulnérabilité.
Jean Leonetti témoigne que, lorsqu'ils sont arrivés à l'Assemblée nationale pour les travaux de la Commission en 2004, chacun est arrivé avec ses certitudes. Sur le modèle, je sais, le modèle prométhéen du sachant, du puissant. A force d'entendre des témoignages et d'interroger des experts, ils ont de plus en plus glissé sur la prise de conscience qu'ils n'avaient pas la réponse, que leurs certitudes n'étaient pas la bonne réponse. Il ne s'agit donc pas d'aller convaincre les autres mais d'élaborer ensemble une voie qui n'avait jamais été inventée. C'est ainsi qu'il dit qu'ils en sont venus à partager non plus leurs certitudes mais leurs doutes. A partir de ce partage des doutes, ils ont élaboré cette loi qui demeure, de mon point de vue, une loi exemplaire en termes de finesse, de respect, d'ouverture vers des possibles.
Nous sommes donc là au cœur de quelque chose qui est en train d'advenir dans notre monde et que certains appellent « l'éthique de la coopération ». On parle de société participative, coopérative. Vous voyez cette manière d'élaborer ensemble des solutions que personne n'a avant, cette manière de faire advenir du jamais vu, jamais entendu, jamais pensé et donc de quitter le registre de la science – qui a ses vertus et qu'il ne faut pas complètement balayer, vis-à-vis desquelles il faut prendre quelques nuances – qui fonctionne sur la reproductibilité. Cela a marché une fois, cela marchera une deuxième fois. Aujourd'hui, quand on se rentre dans la réflexion éthique, on se dit que ce n'est pas parce que cela a fonctionné pour untel que cela va marcher pour un tel autre et que, même si cela marchait, ce ne serait peut-être pas la bonne solution pour lui.
Je termine mon propos. Je fais un travail sur ce sujet pour l'automne. Notre société est une société qui crée de la vulnérabilité. On peut même dire que cette société vulnérabilise. Il existe un processus de vulnérabilisation de l'être humain dans notre société aujourd'hui. Nous devenons de plus en plus vulnérables : socialement, physiologiquement, psychologiquement. Tout conduit à nous rendre de plus en plus vulnérables, y compris l'environnement qui nous laisse de plus en plus insécures. Cette vulnérabilisation de l'être humain dans notre société serait-elle un mal ? Ou serait-ce une espèce de mouvement, de lame de fond dont nous ne percevons que la surface pour faire évoluer notre anthropologie – cela va loin –, pour faire évoluer notre représentation de l'être humain, nous obliger à travailler ensemble, les uns avec les autres, sur un autre mode qui ne soit plus un mode autoritaire, un mode de transmission de celui qui sait vers celui qui ne sait pas mais qui soit davantage un mode de collaboration, de coopération, d'union des ignorants ?
Il y a une vertu à l'ignorance, « Tout ce que je sais, c'est que je ne sais rien. ». Il y avait déjà cette vertu à l'ignorance dans l'Antiquité. Cela ne veut pas dire qu'il nous faut nous contenter d'être ignorants et de ne rien faire. De toutes les manières, à quoi bon vivre puisqu'il nous faut mourir ? On pourrait le dire aussi. Il nous faut trouver le point d'équilibre entre être entreprenant, actif, lutter, promouvoir, faire émerger, nous donner les moyens de construire. Ceci est une dynamique très Yang, si je veux prendre des métaphores un peu plus spirituelles. En même temps et comme on le disait, « Aide-toi, le ciel t'aidera. », il faut s'aider jusqu'au moment où il faut céder. Vous voyez qu'on ne va pas l'écrire de la même manière. Je vais m'aider moi-même jusqu'au moment où il va falloir que je cède parce que je ne suis pas génial. C’est une représentation plus Yin Je suis peut-être inventif mais je ne suis pas génial. En tous cas, je ne suis pas Dieu. Je n'ai pas la réponse à tout.
A partir de cela, quelque chose s'engendre qui passe par le lien, par la coopération, par la collaboration, par la santé. Telle est la façon dont il nous faudrait aujourd'hui, à mon avis, être capable d'aborder la vulnérabilité. J'ai dit au début que la vulnérabilité était passagère. Quand on la considère comme un mal, c'est qu'elle doit être passagère. Elle doit se résorber, disparaître. On peut aussi entendre que la vulnérabilité est passagère en ce sens où elle nous fait passer d'un état à un autre. Nous sommes les passagers de la vulnérabilité. Elle est un passage pour nous, pour changer, pour assumer une condition en train d'advenir. A partir de cela, la vulnérabilité devient une aventure douloureuse, avec des moments tragiques, avec des confrontations. Cela ne va pas de soi mais aucune naissance ne va de soi. Il y a peut-être là la naissance d'une nouvelle forme d'anthropologie dans notre société.
Je vous remercie.