Eric FIAT
Philosophe, Université Paris Est

On raconte que des amours de la Reine Thétis et du Roi Pélée naquit un jour un enfant que ses parents nommèrent Achille. Soucieuse qu’il soit invulnérable, sa mère le plongea dans les eaux du Styx, car il paraît que tout corps plongé dans ce liquide en ressortait invulnérable. En effet, Achille était invulnérable, excepté au talon par lequel sa mère l’avait tenu. Elle le confia alors au centaure Chiron qui veillât sur sont éducation et il grandit en beauté, en force et en intelligence. Il paraît que Chiron, là encore pour qu’il soit invulnérable, lui donnait à manger des cervelles de lion et de tigre. Achille, en effet, grandit encore en force, en beauté et en puissance, à tel point qu’on le disait semblable aux dieux. Il était semblable aux dieux, certes, mais pas dieu lui-même car vulnérable par ce talon par lequel sa mère l’avait tenu. 

C’est bien cette essentielle vulnérabilité de l’Homme que devait rappeler la prédiction d’un oracle, prédiction qui apprit un jour à sa mère dévastée qu’Achille mourrait à Troyes, en faisant la guerre contre les Troyens. Elle essaya bien évidemment, par tous les moyens qu’elle avait, d’éviter la réalisation de la prédiction. Elle envoya Achille à la cour de Lycomède roi de Skyros, déguisé en jeune fille. Ainsi, on ne retrouverait jamais Achille. Cependant, le rusé Ulysse, qui avait plus d’un tour dans son sac, savait qu’Achille se cachait à Skyros, à la cour du roi Lycomède. Il se présenta devant toutes les jeunes filles de la cour avec des armes et des bijoux. Toutes les jeunes filles prirent des bijoux, sauf cet imbécile d’Achille qui dit « moi, je prendrais bien des armes ». Cette bévue fit immédiatement qu’Ulysse reconnut Achille et le conduisit à Troyes. 

Pour éviter là encore que la prédilection ne se réalise, sa mère Thétis eut une autre idée. Elle alla voir Héphaïstos, le dieu forgeron, vulcain des romains. Elle lui commanda, pour son fils, une armure qui le rendra invulnérable, particulièrement renforcée au talon. Il alla faire la guerre avec cette armure où il fit merveille, décimant les ennemis au point qu’on le disait semblable aux dieux. Il était semblable aux dieux, oui, mais pas dieu lui-même, car toujours vulnérable en ce talon où sa mère l’avait tenu.

Il se trouve que la prédiction, bien évidemment, se réalisa car, un jour, notre cher Achille tomba amoureux de Polyxène, fille du Troyen Priam. Lors des noces d’Achille et de Polyxène, il fallut bien qu’Achille se présente nu à elle. On se présente nu à celle qu’on aime, corps et peut-être même âme. A peine Achille était-il nu que Priam sortit une flèche, visa le talon d’Achille et Achille mourut.

Cette histoire supporte bien des enseignements. Elle nous apprend la différence qu’il y aura toujours entre les dieux et ceux qui sont semblables aux dieux. C’est précisément cette essentielle vulnérabilité humaine, capacité d’être blessé – vulnus, en grec comme en latin, c’est la blessure – que devait rappeler l’histoire. Cependant, nous n’acceptons pas toujours cette vulnérabilité toujours de gaieté de cœur. Vous voyez tous les moyens qu’a utilisé sa mère Thétis pour essaye d’empêcher la prédiction et la révélation de cette intime vulnérabilité. Elle essaya d’abord l’hydrothérapie, en le plongeant dans les eaux du Styx. Cela n’a pas marché. Elle a essayé ensuite la métithérapie, la thérapie par la ruse – métis veut dire ruse – en le déguisant en jeune fille. Cela n’a pas marché. Elle a essayé ensuite la vulcanothérapie, puisqu’elle utile cette armure proposée par Vulcain. Aucune de ces thérapies ne pouvait faire qu’Achille ne soit vulnérable. Il aurait fallu qu’elle l’arrache à sa condition humaine pour qu’il fût invulnérable et immortel. N’ayant pas le chiffre, le moyen de cet arrachement, Thétis dût bien admettre, en même temps que l’humanité de son fils, sa vulnérabilité et sa mortalité. 

Il n’est pas nécessaire de lire HEIDEGGER car BRASSENS suffira pour rappeler notre essentielle vulnérabilité. La chanson qui vient à l’esprit, c’est celle de l’Oncle Archibald :

En courant sus à un voleur
Qui venait de lui chiper l'heure
A sa montre
Oncle Archibald, coquin de sort !
Fit, de Sa Majesté la Mort
La rencontre

Telle un' femme' de petit' vertu
Elle arpentait le trottoir du
Cimetière
Aguichant les hommes en troussant
Un peu plus haut qu'il n'est décent
Son suaire
[…]
Elle lui dit : Si tu te couches dans mes bras
Alors tu n’auras plus jamais mal aux dents
Tu pourras te moquer des croquants 
Tu pourras crier "Vive le roi!"
[…] ou "Vive la Ligue!"

Oncle Archibald, d'un ton gouailleur
Lui dit : " Va-t'en faire pendre ailleurs
Ton squelette
Fi ! des femelles décharnées !
Vive les belles un tantinet
Rondelettes ! "
Lors, montant sur ses grands chevaux
La Mort brandit la longue faux
D'agronome
Qu'elle serrait dans son linceul
Et faucha d'un seul coup, d'un seul
Le bonhomme

Comme il n'avait pas l'air content
Elle lui dit : " Ça fait longtemps
Que je t'aime
Et notre hymen à tous les deux
Etait prévu depuis le jour de
Ton baptême

 

Evidemment, deux choses peuvent être retenues, dans cette chanson, d’abord cette audacieuse comparaison de la camarde et de la prostituée, « telle une femme de petite vertu, elle arpentait le trottoir du cimetière aguichant un peu les passants en troussant un peu plus haut qu'il n'est décent son suaire ». De même que la prostituée, celle que Vladimir JENKELEVITCH appelle génialement « l’Aphrodite du carrefour », aguiche les hommes en levant un peu plus haut son jupon, c'est-à-dire « allez jeter un coup d’œil, beau blond », la mort lève elle aussi parfois, un peu plus qu’il n’est décent, son suaire. Cette indécence de la mort est justement le fait que tout ce que nous avions caché va se révéler.

Le deuxième enseignement du mythe est ce très coutumier anticléricalisme de BRASSENS qui fait semblant d’oublier, pour les chrétiens, que le baptême est ce qui vainc la mort. Notre hymen, c'est-à-dire notre mariage, à tous les deux était prévu depuis le jour de ton baptême. Si nous laissons de côté ce trait anticlérical, il est vrai qu’il y a longtemps qu’elle nous aime et que notre mariage est prévu depuis le jour de notre naissance. 

BRASSENS n’était d’ailleurs pas si anticlérical qu’on le dit. La chanson l’Auvergnat est une chanson parfaitement chrétienne. Les Sabots d’Hélène sont également une chanson totalement récupérable par les chrétiens. Pour dire son incertitude face à la mort, il dit, dans une autre chanson : « je serai triste comme un saule quand le dieu, qui partout me suis, me dira, la main sur l’épaule, va-t-en là-haut voir si j’y suis ». Ceci montre que Brassens ne savait pas trop s’il existait ou pas. 

Cependant, ce rappel que la mort à fait à Archibald et qu’elle nous fera un jour, nous avons organisé notre société moderne de manière à essayer de ne point l’entendre. Oui, notre société, c’est une banalité mais Philippe ARIES l’a dit et d’autres auteurs ne l’ont pas vraiment remis en question, est une société qui a fait de la mort sa part maudite. On dirait que ce qui effraie et ravit dans le tremblement est sans cesse éconduit par des hommes pressés d’exister qui veulent éluder le mystère. Voilà pourquoi la surrection de la camarde, le rappel à l’ordre de la nature est quelque chose que nous avons sans doute plus de mal à entendre que les hommes d’autres civilisations où il y avait quelques familiarités avec la mort. Notre société est organisée de manière à l’oublier. Nous y passons notre temps à jouer la comédie. Cette comédie est essentiellement celle de l’invulnérabilité, de quelqu’un qui est semblable aux dieux, qui sait qu’il va mourir mais ne veut point y penser. La société est un espace dans lequel la vie est jouée plutôt que véritablement vécue. 

Tout vêtement est un déguisement. Si nous étions jour de carnaval et que la moitié de l’assemblée fut venue avec une toge, une robe du temps de Louis XV, de Louis XIV, et que l’autre moitié de l’assemblée fut venue avec le même genre de vêtements que la veille, on dirait que ceux-ci ne sont pas déguisés et que ceux-là le sont. Taratata, tout vêtement est un déguisement, c'est-à-dire l’invention d’une nouvelle guise, manière d’être. Nous ne nous habillons pas que pour des raisons de pudeur ou de climat. Nous nous habillons pour donner une certaine image de nous-même. Nous passons notre temps à jouer la comédie. Chacun d’entre nous joue plus de rôles en une journée que le comédien le plus engagé, en une année. 

Un comédien très engagé va jouer cinq rôles différents dans une année : deux films, deux téléfilms, une pièce. Nous, nous jouons beaucoup plus de cinq rôles dans une journée, de même que les règles du jeu du bridge ne sont pas les mêmes que celles de la belotte, de même les règles du jeu dans le bureau de votre patron ne sont pas les mêmes qu’au bistrot. Les règles de jeu, dans votre club de gym, ne sont pas les mêmes que dans votre le salon de vote belle-mère. Nous ne cessons de nous métamorphoser. D’où vient le fait que nos enfants devinent avec qui nous sommes au téléphone, quand bien même ils n’en auraient pas l’assurance absolue ? C’est parce qu’un mimétisme spontané fait que, quand on a tel ami au téléphone, on se met à l’imiter. Quand mon ami Alain m’appelle, je ne sais pas pourquoi mais je fais comme lui, je prolonge les syllabes. Au téléphone, Alain ne me dit pas « Salut », il me dit « Saaluuuttt ». Il ne pas « excellente soirée » mais « excellente soiiirréééeee ». Quand je suis avec Alain, je fais pareil et mes enfants se disent « il doit être avec Alain ». 

Le jeu social est absolument nécessaire. Je ne joue pas les Alceste qui voulaient précisément qu’on ne joue point. Alceste est celui qui refuse le jeu social et précisément cette dissimulation de l’intériorité et de l’intime alors que Philinte dit, quant à lui, qu’il faut jouer le rôle social et dissimuler l’intime et le secret. Vous vous souvenez qu’Alceste dit à Philinte sa morale, son modus vivendi, après que Philinte lui ait dit : « enfin, vous voulez qu’on dise à la vieille Emilie que le blanc qu’elle a lui sied mal et qu’à son âge il ne sert plus de faire la coquette ? – Oui, Monsieur – Vous voulez qu’on dise à Orgon que ses récits de guerre ennuient et que tous ceux qui les ont entendus dix fois à la cour n’ont d’autres désirs que nous n’ayons point à les entendre une onzième fois ? – Oui, Monsieur ». Philinte dit alors : « ce n’est pas possible, nous ne pouvons pas vivre comme cela, en disant tout ce que l’on pense ». Alceste répond : « oui, je veux que l’on soit Homme et qu’à chaque rencontre, le fond de nos cœurs en nos discours se montre ». 

Ce serait terrible de montrer le fond de son cœur à chaque rencontre. Cela nous aurait déjà fait dire à quelqu’un qui demande «je peux m’assoir à côté de toi, ça te dérange pas ? », « si ». Cela nous aurait fait dire à quelqu’un : « comme vous avez vieilli. Vous avez mauvaise haleine ». Tout cela est très négatif, mais vous pouvez penser des choses positives. Faut-il les dire pour autant ? Cela nous aurait peut-être fait dire à quelqu’un ou quelqu’une, depuis quelques minutes déjà, « j’ai très envie de voir vos seins ». Cependant, imaginons même qu’elle en soit d’accord. Ce serait terrible. Ce temps serait peut-être gagné pour le lit mais ce serait un temps perdu pour l’amour. Tout le temps de l’amour prend son charme du fait que je ne sais pas ce qu’il ou elle pense. Il me semble que je peux deviner à ce regard. 

« Ne voulez-vous pas me parler un peu avec vos yeux ? » dit Guitry dans Faisons un rêve. « Non, elle ne veut rien me dire du tout avec ces yeux. Pourtant, j’en ai l’impression. Non, ne me parlez pas tout de suite. Je préfère une paire de claques plutôt qu’un mot bien méchant. Je suis en train de m’enliser. Il faut que je m’arrête. Les mots vont sortir de sa bouche. Ils vont peut-être briser à tout jamais trois semaines à avoir échafaudé ». Jacqueline Delubac regarde Guitry et lui dit « je t’aime ». Dans ce cas, cela marche. Tout ce temps où Guitry ne savait pas qu’elle l’aimait est un temps absolument magnifique pour l’amour. 

Je pense qu’Alceste a tort de dire qu’il faut montrer le fond de son cœur à chaque rencontre. Philinte en fait peut-être trop dans le jeu social. Cependant, là où les deux adversaires du Misanthrope de Molière, vont être réconciliés, c’est peut-être justement lorsque chacun des deux va vivre des expériences comme l’approche de la mort, comme la grande douleur, qui vont précisément rendre le jeu difficile. En effet, la société est un espace dans laquelle la vie est jouée plutôt que véritablement vécue. Nous passons notre temps à jouer mais nous avons sans doute tous rendez-vous avec des expériences où le jeu deviendra chose difficile. 

Le mot « jeu » a un double sens, sur lequel il faut jouer, celui qu’on évoque chez ceux qui tiennent des ludothèques et celui qu’on évoque chez les bricoleurs. Les bricoleurs désignent, par jeu, un espace pour du possible. Si j’ai à ma disposition plusieurs actions possibles, si j’ai à ma disposition une palette d’actions possibles, il y a du jeu, jeu qui va me permettre de jouer. Dans la vie sociale on a quand même généralement une assez grande palette. Dans les secondes qui viennent, je peux faire une infinité de choses, pas une infinité car ma nature humaine me limite – c’était tout le sens du rappel de  l’histoire d’Achille. Je ne peux donc pas rester ici et aller là-bas. Le don d’ubiquité ne fait pas partie de la nature humaine. Je ne peux pas, dans les secondes qui viennent, me mettre à m’envoler dans les airs. Le don du vol fait partie des limites de la nature humaine. 

Cependant, à l’intérieur de ces quelques limites, que de possibles. Je peux, dans les secondes qui viennent, me renverser un verre d’eau sur la tête, hurler, me mettre tout nu, uriner devant vous, frapper quelqu’un ou m’en-aller, me taire, je peux faire tout cela. Rassurez-vous, je ne ferai pas tout cela car le jeu social que j’ai appris fait que je n’oserai pas faire certaines choses que je pourrais faire. La palette est assez grande quand même mais l’approche de la mort est précisément ce qui va restreindre le champ du possible. C’est la raison pour laquelle HEIDEGGER n’a pas eu tort de dire que, la mort, c’était la possibilité de l’impossible et l’impossibilité du possible. Nous nous sommes toujours demandé pourquoi les derviches tournaient. Un derviche tourneur était, à mon avis, un type parfaitement normal, comme vous et moi, en tous cas comme vous vous, qui a lu cette formule de HEIDEGGER : « Der Tod, das ist der Möglichkeit der Unmöglichkeit und der Unmöglichkeit der Möglichkeit ». 

Patiemment lue, cette formule dit l’essentiel : tant qu’il y a de la vie, il y a du possible. Quand il y aura mort, il n’y aura plus de possible car, quand je serai mort, je n’aurai plus la possibilité soit de parler, soit de me taire ; soit de me renverser un verre d’eau sur la tête, soit de ne pas le renverser. La mort est ce qui nous expose à l’impossible. Tant qu’il y a de la vie, il y a du possible. Evidemment, il y en a moins quand on a mal et quand la mort s’approche que lorsqu’on n’a pas mal et que la mort paraît lointaine. 

Emanuel LEVINAS l’a dit magistralement : « L’approche de la mort sonne le glas de l’arrogance, de la maîtrise, de la virilité du sujet comme être souverain. Elle nous voue à une étrange passivité. Elle nous ramène à la secousse enfantine du sanglot ». L’approche de la mort, c’est donc justement ce qui limite, restreint le champ du possible. La douleur, c’est cela. Je n’en vois pas d’autre définition sérieuse que de ne plus pouvoir jouer car, quand on a vraiment mal, on ne peut plus jouer. Quand on est en bonne santé, on peut oublier, on peut oublier son corps. La bonne santé est l’oubliabilité du corps, la possibilité d’oublier le corps. Je ne dis pas que c’est son oubli mais la possibilité de l’oublier. Quand je suis en bonne santé, soit je pense à mon corps, soit je n’y pense pas. J’ai ce loisir, ce jeu. Quand je souffre vraiment, le corps devient alors inoubliable. Je n’ai pas la possibilité d’y penser ou de n’y point penser. Lorsque j’ai très mal, je suis assigné à mon corps, acculé et je ne peux plus jouer, précisément, je n’en ai plus la possibilité. 

C’est en un sens ce que toute expérience douloureuse, toute approche de la mort nous rappelle. Un homme qui a beaucoup joué dans sa vie, beaucoup cultivé le secret, et l’a confessé de manière émouvante à la fin de sa vie, c’est la dernière interview MITTERRAND-ELKABBACH où MITTERRAND, à bout de force, déjà très altéré par le cancer, doit aller se confesser en public parce que tout une série de choses qu’il avait cachées sont venues. L’intime était devenu extime. En effet, Mazarine, le cancer dont il souffrait depuis 11 ans, Vichy, la francisque, tout ce qu’il avait soigneusement caché était apparu. MITTERRAND est interviewé par ELKABBACH qui dit : « comment se fait-il que vous ayez accepté de parler de choses que vous aviez toujours cachées ? ». MITTERRAND lui dit : « je suis devant des échéances qui ont un certain rapport avec la sincérité ». Il ne dit pas être devant des échéances qui obligent à la sincérité, car MITTERRAND a lu le Cardinal de Retz qui dit « on ne sort de l’ambiguïté qu’à ses dépens ». MITTERRAND essaie donc de jouer encore un peu. Il ne dit pas être devant des échéances qui obligent à la sincérité mais qui ont un certain rapport avec la sincérité. A ce moment-là, ELKABBACH lui dit un peu lourdement : « voulez-vous parler de la fin de votre mandat ? ». Certes, mais pas seulement, vous l’imaginez. « N’insistons pas, voulez-vous » mais il insiste évidemment, lui parle de Mazarine, de Bousquet et du cancer. 

Oui, l’approche de la mort est une échéance qui a quelques rapports avec la sincérité. C’est à ce moment-là que ce que nous avions essayé de cacher, de soigneusement cacher, l’intime, devient extime. Tout se passe comme si nous devions admettre, pour reprendre une autre légende de la mythologie grecque, qu’il existe une espèce de fatalité à ce que ce que nous voulions cacher le plus finisse par sourdre d’une manière ou d’une autre. 

L’histoire mythologique que j’évoque est celle de Midas qui, un jour, parce qu’il doit arbitrer entre Pan et Apollon au sujet de leurs qualités musicales, a l’imprudence de préférer Pan à Apollon. Pan, c’est la flute. Apollon, c’est la lyre. Pan, c’est la mélodie. Apollon, c’est l’harmonie. On demande à Midas ce qu’il en pense. Il répond « je préfère la flute de Pan à la lyre d’Apollon ». Apollon, furieux, frappe de sa baguette magique le chef de Midas qui se retrouve alors avec des oreilles d’âne. C’est évidemment une catastrophe. Il les cache sous un bonnet mais il existe quelqu’un à qui il ne peut pas les cacher, son coiffeur. Tous les matins, son coiffeur est bien obligé de voir ce qui est arrivé au roi et la disgrâce royale. Midas intime le secret à son coiffeur : «surtout, tu n’en parles pas. C’est un secret d’Etat. ». MITTERRAND avait dit la même chose au sujet de son cancer : « c’est un secret d’Etat ». Mazarine : secret d’Etat. Tout cela : secret d’Etat. 

C’est douloureux pour le coiffeur de ne pas le lire. On s’en souvient que le coiffeur va, à un moment, à côté d’une rivière. Il creuse un grand trou et se soulage en criant « Midas a des oreilles d’âne, Midas a des oreilles d’âne, Midas a des oreilles d’âne ». Ouf, il rebouche le trou. Malheureusement, des roseaux vont bientôt pousser sur ce trou et, à chaque fois que le vent passe sur ce trou, cela fait « Chhh, Midas, chhh, Midas a des oreilles d’âne ». Tout se passe comme si le secret ne le restait pas longtemps. Tout se passe comme s’il fallait qu’il sourde, d’une manière ou d’une autre. La révélation du fait que nous ayons une maladie grave et que ce n’est peut-être pas bien barré est difficile. La surrection du cancer, sur notre chemin d’existence, a quelque chose d’offensant, de dangereux car elle brouille les oppositions sur lesquelles nous avons construit notre existence. 

Nous avons construit notre existence d’Homme sur la différence entre l’intériorité et l’extériorité, entre le révélé et le caché, entre le caché et le montré et entre le secret et le divulgué. Voilà que tout ce qui était, tant moralement que psychiquement, caché, secret, voilé, va éventuellement être désormais montré, révélé, voire exhibé : un drame familial, la violence d’un tempérament, de sourdes angoisses d’un côté. Voilà pour ce qui était caché moralement. Et, pour ce qui était caché physiquement, les seins, les fronces de l’anus, le foie, le rein. 

Comment se passage de l’intime à l’extime, cette révélation en pleine et crue lumière, de ce qui, d’ordinaire, se réfugiait dans l’ombre, ne serait pas vécu comme des offenses, des menaces pour l’intégrité voire peut-être pour la dignité humaine ? Imaginons cette femme. Hier, elle décidait souverainement de ce qu’elle montrait et de ce qu’elle cachait. Elle montrait son visage souriant, son mari et ses enfants, son humour. Mais il y avait ce qu’elle cachait : sa ptose mammaire, un amant, une agressivité. Voilà cette jeune femme désormais déchue de cette souveraineté, de cette maîtrise du caché et du montré. Elle éprouve parfois même l’impression que même les plus bienveillants des soignants la traquent jusqu’à ses refuges les plus intimes : passage de la maison comme lieu privé à l’hôpital comme lieu public, de la chambre comme lieu du secret, du sommeil et de l’amour, à la chambre comme lieu de visite et d’insomnie, passage du lit comme lieu de l’amour au lit comme lieu de soin. Il arrivera malheureusement qu’elle soit un jour exhibée nue sur la table chirurgicale, ayant dû auparavant ôter tous ses vêtements, cette perruque qui dissimulait comment la chimiothérapie l’avait découronnée tandis que, dans la salle d’attente, la haine et la rivalité de l’époux et de la mère angoissée saute aux yeux des soignants. Chacun des deux dit : « c’est moi qui dois la voir, la soigner ». 

A ce moment-là, qu’est devenu l’intime, c'est-à-dire le plus intérieur, intimeo ? Comment respecter alors, encore, cet intime ? Comment faire pour que cette femme fasse le chemin inverse de l’extime à l’intime ? Ma proposition est qu’il faudrait peut-être essayer d’inventer des lieux où la lumière ne soit pas trop crue, des lieux où règnent le clair-obscur, des lieux secrets où le secret puisse se dire. Je ferai donc l’éloge du clair-obscur, de la lampe halogène et du variateur de lumière qui permet au passage de l’ombre à la lumière de pas être trop violent car progressif et réversible, respectueux du tempo propre à chaque malade. Je ferai enfin l’éloge du tact qui est une manière de toucher sans toucher, de respecter la qualité rétractile propre aux Hommes. 

En effet, d’où vient que les tableaux de REMBRANDT, qui nous donnent  à voir le clair-obscur, nous touchent tant, au point où on aimerait parfois vive dans les mondes qu’il nous peint ? Cela vient du fait que le clair-obscur est le vrai séjour de l’Homme. Nous ne sommes pas faits pour vivre en toute obscurité, pour être mis au secret, pour rester dans les chambres dissimulées. Nos poumons halètent dans l’air confiné des maisons de familles où rien ne doit se dire, où rien ne doit se montrer. Résultat, nous aspirons tous à être vus, à être reconnus. Nous aspirons tous à la lumière. Mais, en même temps, si nous étions toujours en pleine lumière, nous nous ne le supporterions pas plus car être toujours sous le regard des autres, c’est insupportable. Immédiatement, nous aspirerions à quelque chose comme de l’ombre. Il nous arrive de rêver à ces palettes cristal que sont les mondes utopiques, où il existe une transparence généralisée car les personnes n’ont rien à cacher. Cependant, très vite, si nous vivions dans ce genre de monde utopique, nous aurions envie de faire le mur et de retrouver la vie telle que nous la vivons et surtout cette possibilité d’aller de l’ombre à la lumière. 

Vive le variateur de lumière. L’idée est surtout que nous n’avons pas tous, tous les malades n’ont pas le même tempo. Certains sont prêts assez facilement à montrer, à accepter, d’autres beaucoup moins. A l’heure de la TAA, il est parfois difficile de bâtir quelque chose comme du sur-mesure et le respect de ce tempo propre à chaque malade. Je crois en effet que nous faisons souvent le mal car nous n’agissons pas à propos. MONTAIGNE le disait magnifiquement : « pour bien agir, encore faut-il agir à propos », c'est-à-dire pratiquer la bonne vertu au bon moment. Avant l’heure, ce n’est pas l’heure. Après l’heure, ce n’est pas l’heure. Dans cette formule, MONTAIGNE ne fait que reprendre – mais très joliment – le thème aristotélicien du kairos. Ce mot grec a été traduit par « moment opportun, occasion propice ». Aristote dit en effet que l’éthique est d’abord une kairologie, une science du kairos, du moment opportun, de l’occasion propice. Il y a un moment pour dire je t’aime. Avant l’heure, ce n’est pas l’heure. Après l’heure, ce n’est plus l’heure. 

Les adolescents sont souvent d’ailleurs très ignares en kairologie parce que très souvent – pour le dire grossièrement – ils laissent passer des coups tous faits. Il y a un moment où elle attend que tu lui prennes la main. Elle te regarde d’une telle manière que c’est le moment de lui dire je t’aime, de lui prendre la main. Si tu l’avais fait deux mois avant, cela aurait été trop tôt. Si tu ne le fais pas maintenant et laisse passer deux mois, ce sera peut-être trop tard. Les adolescents n’ont pas du tout ce sens du kairos. Les séducteurs disent cela, que cela ne dépend pas forcément de la beauté. TALLEYRAND disait « la beauté, ça n’a jamais fait gagner que quinze jours ». En effet, TALLEYRAND était très laid mais très séduisant. Il lui fallait, parce qu’il était laid, quinze jours de plus que celui qui était beau mais quinze jours de plus où justement, progressivement, il allait vers ce moment où il fallait dire je t’aime. Ce n’est pas tant la beauté qui fait le séducteur ou la séductrice que cet art du kairos. S’il le faisait trop tôt, ce serait vraiment le vieux dragueur très pénible, qui vous regarde comme cela. En même temps, s’il ne le fait pas au moment où vous le regardez comme cela, s’il a peur, cela  ne va pas non plus.

L’art de la séduction est donc un art de la kairologie mais peut-être que l’art de l’accompagnement est lui aussi un art de la kairologie, du moment opportun. Aristote disait qu’il fallait saisir le kairos aux cheveux car le kairos est un moment très fugitif. Si tu le donnes le diagnostic trop tôt, tu vas créer des catastrophes, de la dépression, de la violence, du déni. Si tu le dis trop tard, tu peux aussi créer des catastrophes. Il y a un moment où le malade, sa famille, s’ouvrent au diagnostic. Ce moment n’est pas le même du tout. Nous avons tous notre tempo. A ce moment-là, peut-être faut-il le dire. Il y a un moment où il faut dire : « il faut vous déshabiller, allez, enlever la perruque pour l’opération ». Nous n’avons pas tous le même moment. Il y a, pour certains malades, l’idée que ce n’est pas très grave. Pour d’autres, c’est une véritable offense. Le problème, disait très bien Aristote, c’est qu’il faut saisir le kairos aux cheveux mais, comme il le disait, le kairos est un gros homme nu, enduit d’huile et presque chauve. Il a plutôt rassemblé tous ses cheveux sur le devant mais il n’en a pas derrière. JENKELEVITCH disait que le kairos est une apparition disparaissante ou une disparition apparaissante. Le kairos a donc quelque chose de très fugitif. 

L’art du kairos est un art peu permis dans la médecine protocolisée, procédurisée, ritualisée qu’est la nôtre. Il est bien évident que, ce sens du tempo, ce respect du moment opportun – qui n’est pas le même pour tous les malades – est quelque chose de difficile à une époque où nous avons essayé de mécaniser le soin, pour le meilleur car nous ne dirons jamais assez de bien de cette technicisation de la médecine qui fait qu’il est devenu rare, à ce jour, que les Hommes aient froid, qu’ils aient faim et qu’ils aient mal. Point de discours technophobe, de grâce, même chez ceux qui, comme moi, se méfient de la place de la technique dans nos institutions. Point de discours technophobe car, je le répète, il est devenu rare que l’Homme occidental ait froid, faim et qu’il ait mal, là où l’Homme du Moyen-Âge avait très souvent froid, faim et mal. 

La dernière fois que vous avez eu froid, pourquoi était-ce ? Votre chaudière était tombée en panne et Monsieur Leuleu était en vacances. Monsieur Leuleu est mon plombier, un homme admirable. Il vient à n’importe quelle heure, même un soir de jour férié. Il a des doigts de fée. Il ne pousse pas la consommation car il dit « ce n’est pas la peine de changer la pièce, je vais vous en trouver une ». Il me coûte ensuite assez cher en whisky : « Monsieur Leuleu, vous voulez-boire un petit coup ? Bah, c’est pas refus ». Les verres se vident à une vitesse impressionnante. La dernière fois que j’ai eu froid, c’est parce que la chaudière est tombée en panne, que Monsieur Leleu était en vacances et que, avec les autres plombiers, vous pouvez toujours attendre. La dernière fois que nous avons eu faim, c’est lorsqu’on a sauté dans le TGV, espérant, s’y sustenter et que le bar était fermé. La dernière fois qu’on a eu mal, c’était le dimanche après-midi, quand on avait besoin de tel médicament et qu’on ne l’a pas trouvé dans la pharmacopée familiale. 

Il existe des douleurs rebelles. Des personnes ont froid, des personnes ont faim. Si je dis qu’il est devenu rare que les personnes aient froid, faim et mal, cela veut dire que je sais que cela existe. Cependant, c’est quand même grâce à cet effort que René DESCARTES a invité l’Homme à faire : que l’Homme vienne comme maître et possesseur de la nature. C’est donc d’abord pour le meilleur que notre médecine n’en est plus à l’incantation, à la prière, mais à l’action. Le problème est évidemment qu’il y a là l’aube d’une médecine protocolisée, ritualisée, technicisée dont la singularité humaine fait évidemment les frais. 

Qui a mieux parlé de ce risque d’une médecine protocolisée, procédurisée, ritualisée que Jean COCTEAU ? Jean COCTEAU n’a pas souffert d’un cancer mais il a été très malade lorsqu’il tournait la Belle et la Bête. Il a eu la force de tenir son journal, Journal de la Belle et la Bête aux Editions Rocher. Deux pages fondamentales parlent du sujet du jour, le 15 avril et le 16 avril 1945. Le 15 avril 1945, COCTEAU décrit sa douleur, sa souffrance. Il le fait avec une plume de poète, c'est-à-dire que c’est magnifique. Il souffre à la fois d’un anthrax, d’un flegmon, d’un impétigo et d’une trachéite. Il doit arrêter le tournage du film et est hospitalisé. Il a quand même la force de tenir son journal. A la page du 15 avril 1945, il y a une extraordinaire phénoménologie de la douleur où il dit : « il m’est arrivé de parler de la souffrance quand je ne la connaissais pas, alors je pouvais jouer avec elle, la transformer en belle image. Je pouvais nervaliser ». C’est un beau néologisme. 

Gérard de NERVAL est le poète qui parle bien de la souffrance : « je suis le ténébreux, le veuf, l’inconsolé, le principe d’Aquitaine à la tour abolie, ma seule étoile est morte et mon luth constellé porte le soleil noir de la mélancolie ». Il ne faut pas aller trop mal pour parler comme cela. Il dit là « mais souffrir est autre chose ». « Souffrir, c’est ce qui fait un être se recroqueviller au coin de la chambre, appeler à l’aide n’importe qui, n’importe quoi, ne plus pouvoir parler qu’en langue de bête ». Il est vrai que la langue qu’on a à sa disposition, lorsqu’on souffre énormément, ce n’est plus vraiment la belle langue philosophique ou poétique. C’est la langue des bêtes. Les bêtes crient, gémissent, halètent ou se taisent. La plupart des bêtes n’ont pas la phonè, la voix, et les grandes souffrances sont muettes.

Le poète Philippe JACCOTTET rejoint très bien COCTEAU lorsque, dans Chants d’en bas, il écrit, à propos du cancer de son père : « Vient un moment où l’ainé se couche, presque sans force. On voit de jour en jour son pas moins assuré lorsque le maître lui-même est emmené si loin que je cherche ce qui peut le suivre : ni l’oiseau aventureux, ni la plus pure des images, ni la plus belle des pensées, plutôt  le linge et l’eau changés, la main qui veille et le cœur endurant. Si non, le premier coup est le premier éclat de la douleur. Que soit ainsi et jeté si bas le maître, qu’il soit ainsi châtié, qu’il semble faible, enfançon – petit enfant – dans le lit de nouveau trop grand, enfançant le secours des pleurs. Sans secours, où qu’il se tourne, acculé, cloué, vidé, il ne pèse presque plus. La terre qui nous portait tremble. Il est vrai qu’on tremble devant ce que le cancer a fait de lui ou d’elle. Le sol se dérobe sous nos pieds. On vit une sorte d’effroi. L’ordre des étoiles se délabre sur les os. ». 

A ce moment-là, Jean COCTEAU se lance dans une belle méditation sur ce que la grande maladie fait à l’Homme, « ce qui fait un être se recroqueviller au coin de la chambre, ne plus pouvoir parler qu’en langue de bête ». C’est là qu’il se rappelle qu’il est en train de tourner la Belle et la Bête. Se regardant dans le miroir, il n’a pas l’impression de voir le visage d’un homme mais la gueule d’une bête. Avec tous les furoncles, il ne peut plus se raser. Il s’est laissé pousser la barbe. C’est là qu’il a cette fameuse formule : « les miroirs feraient bien de réfléchir avant de nous renvoyer notre image ». Vous savez que les miroirs de réfléchissent pas avant de réfléchir. Ils devraient réfléchir, avant de réfléchir. Ils devraient réfléchir au mal qu’ils font parfois mais non, ils ne le font pas. Jean COCTEAU appelle, « ce qui fait  un être se recroqueviller au coin de la chambre, appeler n’importe qui, n’importe quoi, ne plus pouvoir parler qu’en langue de bête ». Il appelle et on vient. 

Tournons la page, nous en arrivons au 16 avril 1945. C’est là qu’il décrit la mécanisation des soins. Le contexte est toujours différent du nôtre mais vous verrez que c’est toujours très actuel : « Etrange psychologie que celle des bonnes sœurs. Les bonnes sœurs ne sont pas vraiment bonnes. Les bonnes sœurs ont remplacé la bonté par un mécanisme de bonté. C’est un automate vêtu de blanc qui entre dans la chambre, la range et en sort. ». Les bonnes sœurs ne soignent pas le malade mais la chambre du malade, dont le malade n’est qu’un élément parmi d’autres. « Toute attention à la singularité du cas du malade dérèglerait le mécanisme et leur semblerait un crime de lèse-majesté par rapport au médecin chef ou à la mère supérieure ». Voilà cette mécanisation du soin, cette protocolisation, ritualisation du soin. Les protocoles, les rites, les procédures, sont absolument nécessaires. Mais sont-ils suffisants et ne sont-ils pas parfois offensants à l’endroit de cette singularité humaine et précisément non respectueux de ce tempo propre à chaque malade ? 

Voilà pourquoi j’aimerais qu’on développe une forme de kairologie du soignant ou de l’accompagnant, qu’il fasse effort pour comprendre, attentif qu’il serait à la singularité du cas du malade, qu’on peut aller vite pour certains et que, pour d’autres, beaucoup moins ; et qu’il invente cet art du clair-obscur qui fait que, pour qu’il faille montrer ce qu’on voulait cacher, que la lumière ne soit pas trop crue, qu’on puisse jouer. Si on se rend compte que c’est un peu trop tôt, on peut remettre un peu d’obscurité puis, tout doucement, mettre un peu plus de lumière. Si à un moment donné il faut pleine lumière, et il faut pleine lumière sur la table de l’examen, il est normal qu’il y ait toute lumières mais que celle qui va être opérée ait été préparée à ce passage pour que quelque chose n’ait pas été blessée en elle. Pour finir et rejoindre les propos de Danielle, il s’agit au fond de faire que la pudeur des malades ne s’abîme pas en honte. 

L’étymologie a tort au sujet de la pudeur qui ne la distingue pas de la honte. En effet, pudeur vient du latin pudere qui veut dire «avoir honte ». A mon avis, il faut distinguer la pudeur de la honte. La pudeur est la condition de possibilité de la honte. Il ne faut pas confondre la condition de possibilité d’une chose et la chose dont elle est la condition de possibilité. Je suppose que vous êtes tous pudiques. J’en ai quelques intuitions du simple fait que vous portez des vêtements. Cependant, vous n’avez pas tous honte, à moins qu’il y ait eu quelque chose au fond et qui ait provoqué la honte. Il faut distinguer la pudeur et la honte. 

Evidemment, seul peut avoir honte quelqu’un de pudique. Quelqu’un de totalement impudique ne peut pas avoir honte. Il faut distinguer entre la pudeur et la honte car la pudeur est une honte possible, en puissance, virtuelle. Je n'ai pas honte mais suis pudique. Si on m’obligeait brutalement, sans respecter mon tempo, ma pudeur, à me mettre devant tout le monde, dans la position où le gastro-entérologue met les personnes quand il doit les examiner, alors là ma pudeur s’abîmerait en honte. 
Il faut distinguer, entre le pudique et le honteux. Le honteux veut disparaître sous terre alors que le pudique se montre discrètement. Le honteux voudrait devenir invisible à tous les regards. Le pudique veut à la fois être visible et invisible. Le honteux se tait. Le pudique s’exprime par la litote ou par l’euphémisme. 

C’est tout l’art classique alors que, chez les romantiques, on manque un peu de pudeur et, au moindre petit désespoir, on dit « je suis le veuf, le ténébreux, l’inconsolé », « personne n’a jamais plus souffert que moi ». C’est ROUSSEAU qui commentait cela : «l’humour est la politesse du désespoir ». Qu’est-ce qu’il manque d’humour, le cher ROUSSEAU – je l’aime beaucoup par ailleurs. Les romantiques aussi manquent beaucoup d’humour. Chez les classiques, même en cas de grande catastrophe, grand chagrin, on l’exprime dans le vers de l’Alexandrin. On ne bousille pas le vers, même s’il y a parfois des petits frissons. Ce n’est pas : un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix, onze, douze, etc. Le petit frisson de Phèdre, c’est : « je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue, je reconnu Vénus et ses feux redoutables ». Cette petite virgule, c’est un, deux, trois ; un, deux, trois ; un, deux, trois, quatre, cinq, six ; puis ensuite cela continue : un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix, onze, douze. 

Ce petit point se trouve chez Racine mais aussi chez Corneille. Don Diègue ne va pas dire au Cid, à Rodrigue, qu’il l’aime. Il va dire « va, je ne te hais point ». Ceci est la litote. Nous avons la même chose chez Marcel PAGNOL lorsque Marius doit quitter son père. Il est parfois difficile, en fin de vie, de dire qu’on aime quelqu’un ou dire un secret. On a droit, là, à la litote. Marius doit partir le lendemain sur les mers. Il sait qu’il fera deux malheureux, Fanny, son amoureuse, et puis Marius, son père. En plus, Marius, c’est quand même Raimu auquel on ne parle pas facilement. Il lui dit « Papa – Oui – Tu sais papa, - Oui - Je t’aime bien ». Ce «bien » est magnifique.

Notre devoir est de faire en sorte que la pudeur du malade ne s’abîme pas en honte, ne dégénère pas en honte. C’est là que le soignant, l’accompagnant quel qu’il soit, doit avoir du tact, soit pudique. Génie de la langue française parle du respect de la pudeur et de l’intimité comme d’un tact. Le tact est une manière de toucher sans insister, de respecter cette qualité proprement rétractile qui caractérise le pudique. « Le honteux se cache, le pudique se montre en hésitant, s’ouvre à la lumière comme l’escargot que la moindre brusquerie ferait rétracter ses antennes ». Si on voit précisément que les antennes d’une personne commencent à s’ouvrir, on peut alors essayer de mettre un peu plus de lumière. Il y a cependant quelque chose dans la protocolisation de la médecine, quelque chose comme un « c’est le moment, Madame Machin ». On peut alors créer des blessures, pouvant parfois être très profondes. Toucher avec tact, c’est toucher sans toucher, faire comprendre qu’on ne touche pas un corps humain comme on touche n’importe quel corps physique. 

Edmund HUSSERL doit être ici mobilisé. Il distinguait deux types de corps, le Körper et le Leib. Tout ce qui prend de la place dans l’espace, tout ce qui est étendu dans l’espace, c’est Körper. Par conséquent, ce verre est un corps, la lune est un corps, mon corps est un corps, le vôtre aussi. Ne peut en revanche être appelé Leib que le corps animé par une âme. En l’occurrence, ce Körper n’est pas un Leib. La lune est un Körper mais pas un Leib. Mais mon corps et le vôtre sont des Leiben. Le risque existe toujours, dans l’examen médical, au moment de la chirurgie, de transformer le Leib en Körper. Morceau de viande, disait Danielle tout à l’heure. 

A un moment, l’objectivation du corps de l’autre est un devoir. Au moment de l’acte chirurgical, l’objectivation est un devoir. Une amie est neurochirurgienne. Elle m’a convié un jour à assister à l’opération. Elle m’a mis une blouse blanche et m’a présenté comme un stagiaire. Elle a été mon élève et est devenue une amie. Elle a fait un master puis un doctorat d’éthique. Elle a écrit sur sa pratique chirurgicale : Anne-Laure BOCH, Médecine technique, Médecine tragique. Je n’ai pas tenu le coup. Je suis en fait tombé dans les pommes. A un moment, le crâne était un peu ouvert, mais pas trop. Je ne voyais pas grand-chose de la dame. Il y avait des draps, du blanc. Je me suis dit : « mince, elle est en train d’intervenir sur le cerveau, le souvenir d’une promenade en forêt, le désir qu’elle a de cet homme, sur cette petite tristesse ». Je ne suis pas parvenu à objectiver. Si vous regardez le cerveau de quelqu’un comme le foyer des sentiments, vous ne pouvez pas opérer. L’objectivation est donc un devoir, à un certain moment, mais il faut que cela reste une parenthèse. Il faut qu’on ait été conduit progressivement et par tact à cette parenthèse et qu’on en soit ensuite arraché progressivement et par tact.

Essayons justement de rappeler aux malades qu’on ne touche pas un Leib comme on touche un Körper. Sinon, on risque justement de blesser radicalement l’autre et de lui faire éprouver ce qu’a éprouvé la Belle, dans le film de Jean COCTEAU. Le drame de la honte n’existerait pas sans le regard d’autrui. C’est ce dont fait l’expérience la Bête. C’est un homme victime de quelques enchantements. Il ne peut plus présenter, à la femme qu’il aime, que sous les traits hideux d’une bête. D’ailleurs, même s’il essaye de cacher son animalité, en mettant des vêtements somptueux, une couronne, son animalité saute parfois aux yeux. Le premier moment est celui où la Belle le voit en train de laper car il ne sait pas boire. Le deuxième moment est celui où il a des instincts prédateurs. Il bondit sur une biche et la déchire à pleines dents. Quand la Belle voit cela, elle est terrifiée. Dans certaines expériences, oui, Alzheimer finissant, toutes les personnes ne peuvent plus cacher comment elles s’alimentent : elles ne boivent plus, mangent avec les doigts, etc. On fait sous soi, etc. 

La scène dont je veux parler, pour finir, est celle où Belle est dans ses appartements. Elle entend du bruit, ouvre la porte et voit la Bête en train de se déchirer les flancs. Elle lui demande « mais que faites-vous devant ma porte ? ». Réponse de la Bête : «Pardon – Mais de quoi me demandez-vous pardon ? – D’être une bête. ». Cette formule est prodigieuse. J’ai entendu pratiquement la même formule dans une unité de soins palliatifs où j’étais allé faire un stage. Elle venait d’une vieille dame en phase terminale de cancer. Elle s’adressait à l’aide-soignante qui venait de la rechanger. Quelques années avant, elle avait peut-être cette souveraineté, était fière de sa poitrine, de l’opulence de sa chevelure, de sa maîtrise. Là, le cancer fait qu’elle est découronnée, qu’il lui manque un sein. Des métastases font que l’incontinence vient. Heureusement, cette aide-soignante avait ce sens du kairos, de la pudeur, du clair-obscur puisqu’elle dit « et alors, ce n’est pas grave, vous savez ». 

A ce moment-là, la Belle regarde la Bête comme la Bête ne voulait pas être regardée, c'est-à-dire qu’elle la regarde dans les yeux, comme on regarde une chose, comme on regarde un Körper et non un Leib. La Bête dit alors : « ne me regardez pas ainsi, je ne puis supporter votre regard. Votre regard me brûle, fermez votre porte ». La musique de Georges AURIC passe. Ce film est vraiment un chef d’œuvre. Par la grâce des trucages, on voit de la fumée qui sort du corps de la Bête. Il y a des regards qui font fondre le sentiment de l’intimité et de la dignité comme neige au soleil. Heureusement, à la fin du film, la Belle va accorder un autre regard à la Bête, un regard d’amour ou de respect – je ne le sais pas – mais en tous cas un regard fin, pudique. Et il va se produire un petit miracle. Les défroques de la Bête vont tomber et, hop, va en sortir Jean MARAIS habillé en beau prince. Quel bel homme. 

Ce regard, que la Belle a fait à la Bête, chacun de nous peut le faire un peu à celui qui, parce qu’il est blessé dans son intimité et sa pudeur, finit par douter de sa dignité. Je dis « un peu » car je ne crois pas au miracle Marie de HENNEZEL qui voudrait que toute fin de vie bien accompagnée soit toujours de l’ordre de l’accomplissement, de la bougie qui s’éteint. Il n’y a plus de tragique, plus d’angoisse, taratata. En fin de vie, même la personne la mieux accompagnée, aidée et soulagée peut continuer d’éprouver le sens d’une injustice, d’un tragique. Je définis l’éthique comme un effort pour rendre le tragique moins tragique. C’est une manière pour moi d’avouer que le tragique n’est pas soluble dans l’éthique. Il demeurera toujours une part de tragique, d’angoisse. Comment voudriez-vous que cette part ne prenne peut-être pas toute la place en fin de vie et dans cette chambre ? Si on met un peu de variateur de lumière, un peu de clair-obscur, de tact dans cette chambre, nous aurons alors peut-être inventé un lieu secret où le secret pourra se dire. 

En effet, ce qui est dangereux, ce n’est pas le secret, c’est le tabou. Le tabou est le secret puissance deux, le secret mis au secret. Nous ne serons jamais dans la juste mesure. Je cherche là une juste mesure entre trop d’obscurité et trop de clarté. Nous ne serons jamais dans la juste mesure si on passe brusquement du tabou à la révélation, de la dissimulation au coming-out. Ce qui est dangereux, ce n’est pas le secret, c’est le tabou, le secret mis au secret. Ce qu’il faut, c’est inventer des lieux secrets où les secrets puissent se dire, des lieux où on pourra dire, montrer, sans qu’immédiatement la lumière crue ne jaillisse. Des lieux où on ferait, pour celui qui va mal, un vide de bonne qualité, où ses paroles, ses désirs, ses indignations puissent se dire. Une chambre d’écho à la bonne acoustique, où cela puisse se dire et se montrer, où il n’y ait pas de parasite mais une adaptation à la singularité du cas de l’autre. Même si je ne crois pas à ces miracles Marie de HENNEZEL, je crois en effet qu’un accompagnant formé à l’art du kairos, au tact, attentif à la singularité humaine fera que ce qu’a connu, Achille, et que nous connaîtrons tous un jour, qui avait à un moment donné révolté oncle Archibald, ne soit pas compris comme quelque chose de drôle. 

Ce que j’aime justement chez BRASSENS, c’est qu’il a la politesse du désespoir. Même atteint d’un cancer très grave, il continuait de rire un peu. L’humour comme politesse du désespoir consiste à dire « la situation est désespérée, mais ce n’est pas grave » alors que, chez les romantiques, la situation est grave et donc désespérée. Un peu d’humour, un peu d’amour, l’un et l’autre se surveillant l’un l’autre et l’autre l’un, me paraissent aussi des choses très importantes à créer dans ce genre de lieux. Pierre DESPROGES se sait atteint d’un cancer très grave et dit : « plus cancéreux que moi, tu meurs ». Il rédige sa notice nécrologique pour le Figaro. On l’a vue le lendemain. C