Bas les masques

Evelyne Miezala
Matinée ensoleillée au lever.
La météo annonce une journée printanière. Les écarts de température  seront variables et importants au cours de la journée.
Je conduis, je me sens libre….
 
Cette phrase résonne encore en moi lorsque je croise Jeanne, immobile sur le seuil  de sa chambre.
Visiblement, elle ne partage pas mon insouciance et ma joie de vivre.
 
Le visage marqué, le regard inquiet et la main sur le ventre, elle attend… Qu’attend-elle? Que pense-t-elle ? Elle d’ordinaire si facétieuse, si joyeuse….
 
Je m’arrête, je rencontre son regard et je songe :
  - si tu savais combien ton présent, ta souffrance me trouble.
  - si tu savais combien tes farces me manquent, elles, qui tant de fois m’ont irritée.
  - si tu savais combien je voudrais revenir en arrière, bloquer le temps qui passe.
 
Je ressens des sentiments confus, empreints de tristesse, d’impuissance, de culpabilité et d’injustice. Mais tu es là, bien vivante, présente devant moi et l’espoir revient.
Que puis-je faire ? Que dois-je faire ? Où dois-je mettre le curseur ? 
 
Moment de rencontre intense, de partage sans paroles. La vie est là, entre nous, devant nous. Osons ! L’immensité de ce qui nous reste à faire ensemble nous submerge. 
Une porte s’ouvre… Une odeur de beignets nous invite à rejoindre la fête.
Je lui prends la main. C’est Carnaval… Mardi Gras….
 
mars 2011
Evelyne Mieszala

Je sais maintenant…

Christine Ackermann
Le médecin a été très clair : « six mois au plus… il ne finira pas l’année ». Six mois… si moi… moi, lui. Lui dire à lui ? Non Impossible. Pas moi… c’est pas juste, pas lui ! Peux pas ! Trop dur ! Trop mal ! Pourra pas supporter…. Lui dire ? Quoi ? Un peu ? Ne pas tout lui dire.
 
Je sais maintenant. « Six mois au plus », et maintenant ? Il m’attend. Retourner auprès de lui. Mais d’abord marcher, marcher encore … respirer. Six mois… Six. Lui parler ensuite, il attend, il m’attend. Mais pas tout de suite, pas maintenant! N’y arrive pas. Entrer dans sa chambre, ne rien montrer, lui cacher, être forte… le médecin a insisté là-dessus : « Il a besoin de vous, il faut être forte pour lui ! ». Pour lui ! Tenir. Se taire. Faire comme avant, faire comme... Continuer ? Faire semblant…  pour lui. « Il ne doit pas savoir, ça le tuerait ! » Et s’il demande ? Pourvu qu’il ne me regarde pas. Pourrai pas lui mentir. Tenir. Etre forte. Pour lui. « Il faut vous préparer » a dit  le médecin ! A quoi ? A l’impossible ? À l’impensable ? À la vie sans lui… à MA vie… sans lui… « Profitez, vous pourriez peut-être partir en vacances ensemble, retourner à …. ». Partir. Mais c’est lui qui va partir ! Et les enfants comment leur dire ? Peux pas. Pas la force. Pas moi. Non. Il m’attend… il sait que je sais maintenant.
 
Le médecin a tenu à me voir seule. « Votre mari a un cancer du poumon, très avancé ». Pas opérable… tache au cerveau… au foie aussi … les os aussi. Cancer généralisé. Peux pas lui dire…. Il m’attend… Il sait maintenant que le médecin m’a parlé. Il sait.
 
Je sais maintenant. Je sais à sa place. Je ne veux pas. Je ne vais pas lui dire. Il m’attend. Respirer. Respirer encore. Souffler maintenant. Ouvrir la porte… entrer dans sa chambre. Il est là. Il m’attend. Il me regarde droit dans les yeux : « Je vais mourir ! ».
 
Christine Ackermann

Et voilà il est là…

Claudine Bourquard
... devant moi, il se tortille, gêné...
Alors … C’est quand même pas moi qui vais lancer la conversation, je suis fatigué.
C’est moi qu’on vient voir,
C’est moi le cancéreux,
C’est moi qui doit être soutenu, je suis  fatigué.
Allez, lance toi, parle moi de choses anodines, raconte moi le monde, je veux voyager.
Ça m’envahit, ça prend déjà toute la place.
Et à moi, quelle place reste-t-il ?
Regarde moi, ose me regarder, ose me toucher.
C’est toujours moi, malgré ce corps qui me fuit.
Un petit effort, bon sang ! Gratte la carapace, je suis juste derrière, vivant !
 
 
Claudine Bourquard

Quel silence...

Céline Schmidt
Pourquoi tu ne parles pas ?
...
Qu'est-ce que tu penses, là?
Qu'est-ce que tu attends, là?
Qu'est-ce que tu veux !?
Moi je ne sais pas !
Tu ne parles pas, tu ne réponds pas...
Qu'est-ce que je dois penser moi, planté là ?
Est-ce que je dérange ?
Est-ce que je dois rester ?
Je pourrais m'en aller...
Mais toi, tu resterai là.
Alors qu'est-ce que je fais ?
Mais parle moi ! Explique-moi que je sache ! Dis-moi si c'est moi !!!
A quoi je te sers comme cela ?
 
 
Céline Schmidt

Tu me demandes de remplir mes jours...

Carole Andres Ledee
Mais qu’est ce que cela peut bien signifier pour toi, remplir le jour… Est-ce être dans l’action, dans le faire sans cesse pour combler les silences, les vides, qui pourraient venir te signifier ceux de mon absence à venir…Je ne peux lutter activement face à ce qui se prépare, je m’y épuiserais si je le faisais. C’est ce que tu fais d’ailleurs, tu t’épuises à vouloir combler l’attente de cette chose inacceptable qui se profile doucement. Et en faisant cela, ce n’est pas ma mort que tu nies, non celle-ci est bien présente à chaque instant, dans chacune de tes demandes et de tes suppliques ; mais c’est bien ma vie que tu nies.
 
Je suis en vie, et jusqu’à mon dernier souffle je le serais. De cette vie suspendue à un fil, si fragile soit-il, je veux t’en laisser quelque chose à toi et notre fils, quelque chose qui à trait bien plus à mon être, à ce que je suis, qu’à ce que tu voudrais que je fasse pour encore être à tes yeux. Il ne s’agit plus aujourd’hui de rattraper le temps perdu, que nous n’aurions pas estimé perdu en d’autres circonstances… Les histoires qui ne seront pas lues, ne le seront plus, les choses qui n’ont pas été faites, parce qu’il n’était pas temps alors pour nous de les faire, ne le seront plus…
Mais d’autres moments, d’autres paroles naîtront, d’un quotidien qui se rive à chaque nouveau matin qui s’ouvre à lui, pour faire de cette attente une construction de moi, de nous, comme nous n’aurions pu la soupçonner.
 
Tu me dis de me souvenir… pour notre fils dis-tu… mais de quoi dois-je me souvenir de notre vie, que dois-je choisir comme souvenirs comme venant caractériser ce que fut notre vie… Je ne veux pas parler de nous au passé, comprends moi, je ne veux pas même y penser. Je  veux avancer encore et encore, sur un chemin qui, certes nous séparera à un moment donné, nous faisant prendre des directions différentes ; mais qui sera jusqu’au bout soutenu par le souffle de nos vies.
 
Il faut t’y faire, je n’irai plus travailler au jardin, je ne ferai plus de vélo avec Emilien et nous n’irons plus regarder les étoiles au milieu du lac… Ce qui est fait n’est plus à faire. Ne pleure pas je t’en prie, ne  regrette pas ces moments en faisant d’eux une icône du bonheur, ne pleure pas ce qui n’est pas encore ma dépouille…
 
Je ressens bien le décalage qui nous saisit et nous sépare, toi comme faisant partie du monde des vivants et moi comme faisant partie de celui des presque morts. Ton temps n’est plus le mien, tes projets, tes rêves, tes désirs, tu apprends à les éprouver de manière solitaire et cela m’attriste parfois, ne faisant me rappeler que ma propre finitude…
 
Comment arriver à se rencontrer alors… Comment arriver encore à être ensemble sur ce chemin où nous marchons à contre sens. Toi, attachée au passé ou projetée seule dans le futur et moi qui suis résolument ancré dans le présent, que je tente de vivre tous les jours, coûte que coûte, jusqu’au bout, jusqu’à ce que la lueur s’éteigne, jusqu’à ce que mon souffle ne soit plus…
 
 
Carole Andres-Lédee

Saurais-je…

Gaëlle Heudi
Saurais- je encore comment remplir le jour ?
Ou simplement comment attendre ?
Je suis une femme, une jeune femme… Il est revenu …
(Silence)
Je vais mourir …
(Silence)
Et maintenant ?
Et maintenant, Il est là, je ne suis plus…
Toi qui partageais ma vie, tu es parti…
Toi qui naissais en moi, il fallait que tu partes…
(Silence)
Je suis seule, profondément seule…
(Silence)
Avec Lui qui m’envahit chaque jour un peu plus…
Vivre en attendant ? …
(Silence)
Profiter du temps présent ? …
(Silence)
Faire comme avant ? …
(Silence)
Je vais mou-rir !
Je SUIS… Je suis en vie mais seule ma finitude m’accompagne…
 
 
Gaëlle Heudi

J'ai fait l'expérience de la métamorphose…

Philippe Ackermann
– J’ai fait l’expérience de la métamorphose, d’un seul coup, et lorsqu’elle s’est produite, elle m’a atteint comme un arrêt de mort. Tremblement de terre, répliques nombreuses, effondrement et vie réduite. Enfermement et désir d’échapper, vouloir remonter le temps, au corps sans problème, à la vie sans peurs, à celle que l’on peut partager.
Drôle de vie d’ailleurs, une part de soi s’arrête et se fige tandis que l’autre continue à vivre, à parler, à y croire. Attendre, sans cesse sur le qui vive, ne pas se perdre, s’appuyer sur l’autre, l’autre qui est là, pas là, ailleurs.
Quand elle s’est produite, c’est le temps qu’elle a d’abord divisé, entre un avant et un après, me laissant sans repère, privé de moi, en souffrance.
 
– Je fais l’expérience de la métamorphose, de ce qui me transforme à son contact. Pareil ? Pareil en humanité alors parce qu’il questionne, interroge la vie, la mort. Parce que ses questions entrent en résonnance avec les miennes, qu’elles résonnent en moi par ondes successives comme un caillou fait des ronds dans l’eau, révélant des zones sensibles, m’entraînant là ou je ne veux pas aller.
Se laisser toucher alors, condition de la rencontre ? Ne pas opposer de suite technique et théorie, artifices divers.
Etre là !
Mais alors jusqu’où accepter d’engager sa personne, sa pensée, son inconscient, ses émotions, son corps ?
 
 
Philippe Ackermann

Pivoines

Anne-Claire Bucciali
..... Elle? déprimée, angoissée?
Pour l'heure, c'est en colère qu'elle est, la vieille demoiselle.
Ce qu'elle a subi, ce qu'elle subit encore, ce n'est pas croyable !
Qu'est-ce qu'elle a fait pour mériter ça ?
Elle qui a toujours tout géré ! Les comptes de son patron, la responsabilité des signatures, on lui faisait toute confiance, elle ne laissait rien passer !
A sa retraite, c'est à ses vieux parents qu'elle s'était consacrée, jusqu'à 90 ans passés ils s'étaient reposés sur elle !
Elle est restée dans la maison après leur mort, n'a pas déplacé un meuble, pas touché au décor. La seule liberté qu'elle a prise, mais elle l'avait bien méritée, c'est ce petit chien, Trésor, qu'elle a adopté. Un compagnon depuis 14 ans.
Son...enfin sa maladie aussi, elle la gère seule. Il faut être vigilante, les rendez -vous, les papiers...
Les autres, de toute façon, n'ont jamais le temps. Sa sœur, ha ! elle prend son linge pour le laver, rapporte les courses – jamais les produits qu'elle aurait choisis, elle ! – et puis se sauve vite fait, pas le temps !
Ses nièces, qui hériteront de la maison, – tout est réglé avec le notaire – ses nièces, pas le temps non plus ! un petit bonjour, "tu n'as pas mauvaise mine, Tatie ! " et pftt, envolées !
Pas mauvaise mine, elle qui se sent si mal...
Le Docteur aussi la met en colère. Depuis le temps qu'ils se connaissent, elle sait bien qu'il la prend pour une vieille toquée !
Elle lui a dit l'autre jour, alors qu'il l'avait à peine auscultée et qu'il était déjà sur le pas de la porte : "Docteur, dites moi ce qui se passe, à la fin ! Vous êtes sûr que le médicament que vous m'avez prescrit n'est pas trop fort ? ça travaille trop là dedans, oui, Docteur, çà me travaille, et je veux savoir ! "
"Vous voulez savoir ? eh bien lisez vous -même ! " il a jeté sur la table la lettre de l'autre médecin, celui de l'hôpital, et a tourné les talons.
Elle a lu, la vieille demoiselle.
Ah pour ça, elle est renseignée maintenant.
Mais est-ce qu'on agit comme cela ? Dans sa colère les larmes lui montent aux yeux, brûlantes.
"Ré-hospitalisation si douleurs".
Ah ça non !
Elle va mourir, oui, elle l'a compris depuis longtemps, mais l'hôpital, pas question !
Abandonner Trésor, qui se laisse dépérir quand elle n'est pas là ?
Laisser la femme de ménage fouiner dans ses affaires ?
Et le jardinier, ce propre-à-rien, qui lui piétinerait les pousses de pivoine si elle n'y veillait pas !
Les pivoines écarlates plantées par son père, auxquelles il tenait comme à la prunelle de ses yeux, et dont elle aime, elle aussi, la floraison si vite passée...
Ses pivoines...ils ne vont tout de même pas les couper, quand elle.....?
 
 
Anne-Claire Bucciali

Est-ce que vous pensez qu'il comprend ?

Géry Marchand
-        Est-ce que vous pensez qu’il comprend ?
-        Doit-on tout lui dire ?
-        Je pense qu’il ne faut rien lui cacher, vous ne pensez pas ?
-        (silence)
-        Savoir ? Comprendre ?
-        J’ai entendu dire qu’il fallait absolument s’assurer qu’il ait bien tout saisi ! C’est bien ça ?
-        Arrive-t-on un jour à comprendre ?
-        Mon fils ne souhaite pas voir sa mère. Est-ce normal ?
-        Il ne dit rien, se tait. Peut-être qu’avec vous il parlera.
-        (silence)
-        Mme Z. à la chambre 42 pleure tout le temps. Elle a besoin de vous.
-        (silence)
-        Comment faites-vous pour tenir ? ça doit être dur de travailler dans ce service
-        Pourquoi ne comprend-il pas ? On lui a répété plusieurs fois pourtant.
-        (silence)
-        Dites-moi ce que je dois lui dire ! Vous, vous savez non ?
-        (...)
-        Vous savez, c’est la première fois qu’un médecin me parle comme ça, il est clair au moins !
-        Est-ce bien raisonnable de le dire aux enfants ? Ne va-t-on pas les tuer ?
-        Etes-vous sûr qu’il a bien compris ? Il sourit tout le temps !
-        Je dois me montrer forte !! On guérit plus facilement n’est-ce pas ?

Géry Marchand

Ca fait quatre jours que je ne l’ai pas vu, il a changé.
Ca doit être dur de travailler dans ce service.
Il ne comprend pas, pourtant on lui a déjà répété plusieurs fois.
Elle ferme les yeux dès qu’on entre dans la chambre, elle ne veut plus communiquer.
Qu’est ce que je fais ou qu’est ce que je dis ?
Vous savez, c’est la première fois qu’un médecin me parle comme ça, il est clair au moins !

Terminal C

Bernard Beuvelot
Après les balises, le compas s’est calé sur le tout dernier cap. Aboiements émis par la tour de contrôle, mots avalés dans une langue étrangère. Assiette mal rétablie, vibrations violentes dans la carlingue, toute la carcasse frémit et tremble la structure, palonnier en rideau, train qui cogne en sortant de guingois, la piste est là si proche et la vitesse si excessive. Aérofreins hurlants sous la morsure du vent, c’est bien le vol de trop, en dépit de qui se dit dans les écouteurs, l’appareil est trop vieux, les rivets ne tiennent rien, s’arrachent par poignées, l’attache fine des ailes sur le point de se briser, tout ne tient plus qu’à rien, le pilote qui y croit, sûr qu’il va se poser, certain de surmonter. Quand le tarmac surgit s’engouffrent des mouettes dans le vieux réacteur, ça charpie et s’enflamme, équilibre rompu et la machine s’écrase, et il est clair alors pour la tour de contrôle que le vol n’ira pas jusqu’à phase terminale.
 
Bernard Beuvelot