Jean-Philippe PIERRON
Philosophe, Université Jean Moulin Lyon III
Merci, monsieur le Président et aussi à vous toutes et tous, qui êtes présents ici, de votre hospitalité, de bien vouloir m’offrir le temps de votre écoute. 
 
 
Je vous proposerai une réflexion en trois temps. Le premier temps portera sur ce nous pouvons entendre par l’idée de lieu de l’éthique. Le second temps sera une critique nécessaire à mes yeux de l’idée d’éthique, de ce que nous pourrions appeler une idéologie éthique. Le troisième temps portera sur les rapports entre éthique et institution ; la question sera alors : en quel sens, pour prendre soin de la relation, est-il effectivement nécessaire d’inventer dans nos institutions des espaces et des temps disponibles non pas à des dispositifs mais à cette relation ? De ce point de vue, je vous remercie de cette belle manière que vous avez eu d’ouvrir notre matinée. 
 
Je ferai trois remarques en introduction. La première est d’observer que ce qui nous réunit ce matin est une question qui est partagée par nos contemporains dans d’autres champs. Pour le dire autrement, depuis 20 ans voire un peu plus maintenant, des comités d’éthique fleurissent partout. Il y a de l’éthique partout et pour tout : éthique des affaires, de l’audiovisuel, des droits de l’Homme, de l’entreprise, environnementale, etc. Je ne vais pas en faire la liste. Il faut y être attentif. 
 
Des lieux d’éthique se sont multipliés. Des comités d’éthiques se sont constitués. Des espaces éthiques se sont même décrétés puisqu’il y a même maintenant, assez bizarrement ou il faut en tous cas s’interroger, des espaces éthiques régionaux décrétés, voulus par le politique, qu’il faut mettre en regard à cet « espace de la paix » auquel vous faisiez allusion voici quelques instants. 
 
Ils doivent nous interroger et en même temps nous inquiéter au sens fort de ce qu’est une inquiétude, nous mettre en mouvement, nous inquiéter en nous demandant si cette inflation de l’éthique n’est pas, d’une certaine façon, une manière de faire la politique par d’autres moyens. Sous la belle avancée apparente du champ de l’éthique, n’y a-t-il pas aussi une nouvelle manière de développement de ce que nous pourrions appeler un empire de la norme ? Bref, il y a de la loi et, en plus de la loi, il y a de la normalité et de la normativité qui s’insinuent ou se configurent sous le langage de l’idéologie éthique, avec sa grande figure de prêtre qui serait l’éthicien puisqu’il existe même à ce jour des experts en éthique. Cela pose une vraie question. Existe-t-il des experts en éthique et qui sont-ils ? C’est la première idée.
 
Dans ce contexte général, pourquoi apparaît-il ? Il apparaît, à mes yeux, pour trois raisons au moins. Je les énumère. La première est que nous sommes les contemporains de ce que nous pourrions appeler un pluralisme des mœurs. Autrement dit, si l’éthique devient à ce point appelée, urgente et requise, c’est que nous découvrons, comme le disait une publicité, que « nous n’avons pas tous les mêmes valeurs ». C’est important. Cela ne veut pas dire que nous n’avons pas de valeurs mais nous n’avons pas tous les mêmes. 
 
La question qui se pose est donc là suivante. Nous sommes des acteurs. Nous portons, à travers nos actes, des projets, des intentions, des visées. Or il se trouve, parce que nous sommes par exemple réunis dans un service de soins, que ce que nous portons individuellement devra être articulé avec le fait que d’autres n’ont pas forcément le même type d’horizon d’action. Si l’éthique enfle, s’il y a une inflation de l’éthique à ce jour, c’est en raison de ce pluralisme de ces valeurs qui fait que nous sommes moins les contemporains de ce que nous pourrions appeler une ère du vide éthique, ce que nous appelons parfois la perte des repères, qu’une ère du plein éthique où il existe de trop nombreux repères. Pour le dire autrement, la question éthique est à la fois marquée par un souci éminent du sens que nous voulons avoir de ce qu’est le bien faire et à la fois par une dilution de l’explicitation de ce qu’est le bien de ce que vise ce bien faire.
 
D’où ma seconde observation. L’inflation éthique est contemporaine en même temps de ce que nous pourrions appeler un rejet de la morale. Bref, nous voulons de l’éthique mais ne voulons pas qu’on nous fasse la morale. C’est bizarre car l’éthique est normative, à un moment donné. Elle pose bien les perspectives axiologiques, comme on le dit dans notre jargon. Elle dit : voilà ce qui pourrait être, ce qui devrait être. Cette tension est étrange. Un philosophe, LIPOVETSKY, avait dit « éthique indolore des temps démocratiques » ou, autrement dit, nous voulons de l’éthique mais ne voulons surtout pas qu’elle soit contraignante. C’est bizarre.
 
Troisième observation, si la question éthique insiste, c’est aussi en raison du fait que nous sommes les contemporains d’un moment marqué par la force de la rationalité instrumentale. Nous pouvons le dire autrement : nous sommes les contemporains d’un moment où nous découvrons que, pour être efficaces, nous avons mis en place des outillages et que nous avons parfois tendance à penser que les problèmes humains ne se traitent que comme des problèmes techniques. D’une certaine façon, l’éthique est une manière de réinterroger nos dispositifs techniques. Nos hôpitaux sont devenus des « machines à guérir » comme les appelait Michel FOUCAULT. Les hôpitaux ne sont pas les seuls immenses dispositifs techniques que sont nos outillages. Les universités sont aussi de très belles machines à former. 
 
Comment, dans ce champ marqué par le déploiement de l’efficacité technicienne, l’éthique est-elle une réinterrogation sur le sens des fins ? La technique se reconnaît à la capacité de maîtriser les moyens. Au fond, le grand langage de l’expertise est celui-là. C’est croire qu’on aura tout fait et, parce qu’on aura tout fait, nous aurons bien fait, donc la maîtrise des moyens. L’éthique est une interrogation sur la question de savoir si la maîtrise des moyens est à elle seule la condition du bien faire. C’est la remise en perspective de la question de la rationalité des moyens par la rationalité des fins. En ce sens, l’éthique engage par conséquent de venir retrouver le singulier d’une histoire dans des contextes qui, pour être efficaces, ont besoin de les traiter de manière générale, stéréotypée, formalisée. 
 
C’est pour cela que les rapports entre éthique et imagination sont fondamentaux. C’est assez étrange de penser les liens entre éthique et imagination car si quelque chose pourrait a priori nous être étranger, c’est de dire que l’éthique n’est pas de l’ordre de l’imagination. Dans l’éthique, nous voulons de la norme. Il s’agit d’abord de définir quelque chose comme une direction. Or il me semble, plus fondamentalement, plutôt que de définir d’abord une direction, qu’il s’agit d’épeler le sens singulier de notre appartenance au monde. Ce que fait l’imagination, c’est cela. L’appel éthique peut faire entendre, dans un contexte marqué par le souci de la nécessaire normalisation en vue de l’efficacité, la question : comment maintenir le sens du singulier ? La proposition que je soumets à votre examen est que l’éthique tente de maintenir l’imagination du semblable dans des dispositifs hospitaliers cherchant ou traitant du général, dans des dispositifs qui, quant à eux, ne traitent que du général. 
 
Je vous le dis de manière plus explicite. De quoi est-il question ? Comment fait-on pour se rendre disponible au malade sous la maladie ? Comment retrouver le singulier d’une histoire dans des contextes qui, pour être efficaces, ont besoin d’objectiver et, par conséquent, de trouver quelque chose qui soit de l’ordre du répétable, identifiable, du stéréotype ? 
 
Qu’est-ce que le maintien de l’imagination du semblable ? C’est justement cette capacité de te retrouver toi comme sujet dans un dispositif qui, pour pouvoir te prendre en charge, t’objective à un moment donné. 
 
Il ne s’agit pas de rejeter la question de l’objectivation mais de ne pas être dupe que l’objectivation est nécessaire à un moment, que c’est une modélisation nécessaire mais qu’elle n’est pas le tout du soin. C’est l’idée que, ce qu’on soigne, c’est la relation. Soigner la relation est soigner le sens de l’imagination du semblable qui disparait parfois soit sous les stéréotypes tels que « les cancéreux », les imaginaires proliférant qui substituent justement des images ou des fantasmes ou bien, de l’autre côté, ces constructions modélisées dont a besoin notre médecine qui est devenue biomédecine.
 
J’en viens à ma seconde grande remarque. Le fait qu’apparaissent les questions éthiques dans le champ de nos institutions, est-ce une bonne nouvelle ? Faut-il s’en réjouir ? Je voudrais insister sur le caractère ambigu de la présence des considérations éthiques ou de la place faite à l’éthique dans le champ de nos institutions et dans le champ ici plus singulier des institutions médicales. C’est a priori plutôt une bonne nouvelle. Pour quelles raisons l’est-ce ?
 
La première raison est que l’éthique est un lieu. La difficulté réside dans le genre de lieu concerné. Est-ce un lieu comme cette cage de verre, cet espace transitionnel dont on parlait en commençant ? L’éthique est-elle un lieu objectif ou est-ce un lieu intérieur, dans notre subjectivité, dans lequel nous sommes restaurés dans notre créativité ? Cette figure spatiale que vous avez évoquée est intéressante car nous sommes devant les deux, notamment car nous sommes devant des logiques institutionnelles, avec nos grands dispositifs hospitaliers. Quels sont, dans nos institutions, les espaces dévolus aux espaces transitionnels comme WINNICOTT les appelait, dans lesquels nous pouvons remettre du jeu pour restaurer les « je » dans leurs capacités ? 
 
Nous pourrions dire que l’éthique, premier élément, bonne nouvelle, offre un espace de l’ouvert, c'est-à-dire enfin un espace et un temps dans nos dispositifs qui est fait ou dévolu à rien de spécifique. Inventer, dans nos institutions, des espaces et des temps non spécialisés est un luxe. La question est de savoir si nous pouvons nous l’offrir ou, plus fondamentalement, si nous ne le devons pas. 
 
Que cet espace de l’ouvert, que permet-il ? Il permet aux agents d’être restaurés dans leur capacité d’acteur dans un moment du temps où nous pensons le travail, puisque soignant est aussi une profession, ce qui pose une vraie question, à savoir qu’est-ce qui est professionnalisable dans le soin ? Je ne vais pas en rajouter mais l’enjeu est effectivement de savoir comment faire, sous les agents que nous sommes pour des raisons de division des tâches, pour restaurer l’acteur sous l’agent, pour retrouver le sens de l’action sous la routine et la formalisation des activités, notamment dans ce moment du temps qui connaît cette tarification à l’activité dont on sait qu’elle a des effets sur le rythme de notre travail. 
 
C’est une bonne nouvelle car elle est une façon d’opportunité pour restaurer des acteurs dans leur capacité d’initiative là où il y a tendance à techniciser les pratiques. C’est aussi une bonne nouvelle car le lieu de l’éthique offre un lieu où se poser pour se reposer, un lieu pour y vivre l’épreuve de l’habiter, être là. 
 
Cependant, c’est en même temps très inquiétant parce que la place de l’éthique dans nos institutions est aussi marquée par une culture de la fermeture. Les recommandations, les standards, les guides de bonnes pratiques, les accréditations, etc., sont autant de dispositifs venant clore pour une part ce que l’éthique était sensée ouvrir. Ce qui est ouverture de l’espace-temps, d’une capacité du jugement pour les acteurs, peut très vite être rattrapé par une nouvelle clôture, celle de la culture de l’évaluation et de la normalisation. La culture de l’évaluation, comme son nom l’indique, signifie donner de la valeur. Toute la difficulté est là : comment notre culture de l’évaluation est au service d’un donner de la valeur. Ce n’est pas simplement au service d’une approche purement quantitative et objectiviste des pratiques.
 
Cette dimension de l’éthique devient inquiétante pour trois raisons. La première est que nous pouvons faire de l’éthique ce que nous pouvons appeler un usage décoratif qui consiste à donner une image de marque. C’est facile, cela fait même parfois partie aujourd’hui des obligations dans les logiques d’accréditation que d’avoir ce label, si on peut dire. 
 
Le deuxième élément problématique est que nous pouvons faire une utilisation stratégique de l’éthique qui consiste à capter la motivation des acteurs pour mieux les dominer. Je force un peu mais il faut être attentif au fait que nous avons pu vouloir, pour gérer l’organisation de l’homme au travail, prendre en main son corps, sa force de travail, son intelligence que nous appelions sa matière grise pour l’encourager là aussi à travailler mieux, plus et de manière décisive et aussi capter ses motivations. L’éthique peut aussi être une manière de capter la motivation des acteurs pour encore mieux presser le citron, si je peux me permettre cette expression. 
 
Le troisième problème est que nous pouvons aussi faire un usage de l’éthique qui soit complètement instrumental, c'est-à-dire se servir de l’éthique comme d’un empire de la norme visant à protocoliser, normaliser, standardiser pour éviter toute forme d’imprévu et éviter le risque.
 
La question qui se pose donc est : à quelle condition le lieu de l’éthique peut-il être un lieu de l’ouvert propice au questionnement entre des contraintes réglementaires et des inspirations de pratiques qui peuvent servir les institutions hospitalières justes. Je rappelle que ces institutions hospitalières sont magnifiques. Elles font de l’hospitalité le sens premier de leur relation à l’autre. L’idée est d’abord l’accueil de la figure de l’autre vulnérable. Vous l’avez bien présenté voici quelques instants.
 
Où est donc le lieu de l’éthique dans cette tension entre réglementation et inspiration attentive ? Bref, faut-il définir l’éthique par des lieux, des comités par exemple, des espaces ? Faut-il définir l’éthique par des lieux ou ne faut-il pas plutôt inverser la chose et se demander si le lieu de l’éthique ne consiste pas d’abord à habiter notre lieu, à être présent à notre présent ? Posant la question ainsi, nous sommes obligés de préciser un peu de quoi nous parlons en parlant d’éthique. Ce sera donc ma troisième remarque introductive.
 
Lorsqu’on dit éthique, on dit en fait trois choses différentes. Le mot éthique est un mot grec, ethos d’origine. Nous ne savons pas trop parce que l’étymologie est un peu ambigüe. Aristote dit que le mot éthique vient du mot ethos. Je n’en suis pas sûr mais il est quand même intéressant de le dire car il dit que, dans le mot ethos, on entend diverses tonalités. 
 
La première tonalité met l’accent sur l’idée de mœurs. Nous avons cela dans un autre mot, en français, le mot « éthologie » qui devient un peu à la mode dans un autre champ d’ailleurs que celui de la morale ou de l’éthique. Il est dans le champ de l’étude du comportement des animaux. Vous le savez, les éthologues étudient des comportements, notamment chez les primates. 
 
Dans son premier sens, le mot ethos met donc l’accent sur l’idée de mœurs, d’une relative stabilité de nos conduites identifiables, relativement stables, qui font que les mœurs, c’est ce qui nous civilise. L’ethos au sens premier du terme désigne ce qui, dans nos comportements et  nos conduites, est relativement prévisible, stable et construit une manière de monde commun pas trop inquiétant. Les mœurs nous permettent de savoir ou d’anticiper la conduite de l’autre. Pour des raisons que j’ignore car personne ne vous l’a dit, vous vous taisez et moi je parle. Qui l’a décrété ? C’est de cette façon que les mœurs décrètent dans une manière de normativité implicite mais consistante. Les mœurs sont de la civilité et ce n’est pas rien. Il n’y a pas d’éthique sans ethos, sans étiquette au sens où on le disait au 17ème siècle. L’étiquette est le sens de la convenance. 
 
Au premier sens du mot, l’ethos met l’accent sur le fait que nos choix individuels connaissent de l’habitude, de la routine et, par là, se fixent dans des manières de faire. En ce premier sens, l’éthique met l’accent sur des manières de faire. Ces manières de faire sont importantes, je le répète, car elles rendent les conduites de l’autre prévisibles. Lorsque nous n’avons pas les mêmes mœurs on finit par se dire « celui-ci est un étranger, il peut être inquiétant ». 
 
La façon dont on parle à l’hôpital est importante. Quand est-il quand certains, pour manifester leur tristesse, on besoin de crier ou de pleurer très fort ? «Ils ne sont pas civilisés » ou, en tous les cas, ils viennent discuter la manière que nous avons de nous civiliser. 
 
Ce premier sens est central car, lorsqu’on parle d’accréditation, de recommandations, de tentatives d’homogénéiser nos pratiques, c’est de cela dont nous parlons la plupart du temps, c'est-à-dire de l’élaboration de comportements attendus, convenables, suffisamment homogènes pour construire un monde commun et stable. C’est le premier sens du mot éthique. 
 
Il n’y a pas d’éthique sans ethos mais l’ethos ne fait pas tout de l’éthique. Il n’y a pas d’éthique sans habitude mais les habitudes ne font pas, à elles seules, une éthique car nous pouvons être civilisés et parfaitement immoraux.  Nous pouvons dire bonjour à la dame et ne pas moins en penser. Même les mafieux vont à la messe. Ce premier aspect est donc important pour ne pas être dupe. Quand on parle d’éthique, de quoi parle-t-on ?
 
Le deuxième sens d’éthique est le suivant. Aristote dit « c’est vrai, il n’y a pas d’éthique sans ethos » car il y a ce qu’il appelle de la répétition. D’où vient l’ethos ? Il vient du fait que notre agir n’est pas simplement une action dans un moment donné, c’est une action dans une histoire. Il y a de l’ethos parce qu’il y a des habitudes, une histoire. Cet ethos est lisible dans les services de soin. Qu’est-ce qu’un service de soins ? Comment se fait-il que des soignants peuvent avoir la même formation et que, d’un service à l’autre, nous avons des manières de faire pourtant aussi différentes ? C’est le cas car l’ethos est une manière de concentrer la mémoire de la pratique. Lorsque je parle de sédimentation, je ne dis pas forcément routinisation ou fossilisation mais l’ethos est la mémoire d’une pratique qui se dit dans la façon de produire un silence dans un service de réanimation qui est en fait une manière de s’adresser à l’autre. L’éthique nous fait passer de son expression publique à sa dimension interne. Elle renvoie le sujet à sa subjectivité. 
 
Pour le dire rapidement, l’éthique qu’est-elle ? Entre parenthèse, lorsqu’on invite un philosophe, il faut toujours lui demander quel type de philosophie il fait. La philosophie n’existe pas, il n’y a que des philosophes. Je fais un type de philosophie. Je ferme la parenthèse. C’est pour que vous ne preniez pas ce que je raconte pour argent comptant. 
 
Au sens où nous entendons ici le mot éthique, il définit, autant qu’il nous renvoie à une subjectivité, une aspiration à être. En ce sens, l’éthique est l’expression d’une aspiration à être. Quel genre d’homme, de femme, est-ce que je veux être ? Qu’est-ce que je veux pour ma vie ? 
 
Pour le dire autrement, nous appelons cela, dans notre jargon, une perspective téléologique et pas théologique. Téléologique vient de telos, la finalité. Qu’est-ce que je me représente comme horizon d’attente pour mon existence ? Quel est mon horizon d’attente ? Où va mon désir ? Nous pouvons le dire autrement, de manière plus formalisée. L’éthique est une visée de la vie bonne. 
 
Cet aspect est très important car cette visée de la vie bonne est nourrie, cultivée. C’est comment nous la formons. C’est la question de notre formation humaine, pas simplement scolaire ou professionnelle mais humaine. Comment la formons-nous ? Quelles sont les énergies qu’elle vient mobiliser en nous ? Que faisons-nous de nos pulsions, de nos passions, de notre libido ? Cette question est centrale car comment cette visée de la vie bonne va-t-elle s’épeler, s’expliciter dans une stylistique de l’existence particulière ? Cette jonction entre éthique et ethos est là. Qu’est-ce qu’une manière de faire ? C’est une tentative de traduire cette aspiration à être qui fait l’homme ou la femme que je suis. C’est le second sens du mot éthique. 
 
Lorsque nous parlons d’éthique dans nos institutions, nous sommes donc sur ce double jeu, à la fois du fait que chacun et chacune d’entre nous sommes devant des histoires éminemment singulières, dans son aspiration à être mais cette aspiration à être qui s’épèle et s’explicite dans des contextes de coaction. Il faut agir avec d’autres. Cette aspiration à être va trouver à se configurer pour que, avec d’autres, elle ne soit pas défigurée. C’est tout l’enjeu des institutions.
 
Le troisième sens du mot ethos renvoie à l’idée d’habiter. Le mot ethos signifie initialement habiter. Le philosophe Martin HEIDEGGER n’a jamais écrit sur l’éthique car il n’aimait pas cela. Il définit l’ethos ainsi. Il dit que c’est le lieu d’habitation. Il a sinon cette autre formule : « l’ethos désigne la région ouverte où l’homme habite ». C’est le lieu de la paix dont on parlait tout à l’heure : la région ouverte où l’homme habite. 
 
Cette définition est intéressante et très embêtante en même temps car nous ne savons pas quoi en faire. Ce qui singularise justement l’éthique est que nous ne savons pas quoi en faire. Elle est ce qui résiste à notre tentative de toujours vouloir mettre du dispositif partout puisque l’éthique est en nous une disposition à être avant d’être une mise à disposition du monde pour le contrôler, le maîtriser, le réguler. En ce sens, quand HEIDEGGER dit que l’ethosest la région ouverte où l’homme habite, il dit que l’éthique va plus loin encore ou plus précisément avant de chercher la maxime qui dit « que faire pour bien faire ? », avant de définir le principe qui dit à quelle condition être sûr qu’une action morale sera vraiment morale, comment être sûr, lorsque je prends telle décision, qu’elle est parfaitement dans les clous. Avant de se poser ces questions, même s’il faut se les poser, l’éthique nous révèle notre présence au monde. Elle nous restitue dans notre capacité de sujet, dans notre présence au monde. La paix est cela, en ce sens.
 
II
 
J’ai fini mon premier temps. Mon second temps sera plus rapide. Suivez-vous ? Cela va-t-il ? Nous ne pouvons pas parler du soin sans prendre soin de ceux qui nous offrent leur attention. 
 
Mon second temps porte sur la question de l’idéologie éthique. J’ai essayé précédemment d’insister sur le fait que l’éthique vient restaurer notre capacité de jugement et d’évaluation en sollicitant notre désir de la vie bonne. L’insistance éthique, l’insistance de nos désirs d’être en nous, prépare ou augure de prochaines résistances. 
 
J’ai insisté sur l’idée que l’éthique n’est pas d’abord du protocole car c’est essentiellement un processus. Le protocole, quant à lui, définit ce qu’on doit attendre. Il profile des contextes d’agir en disant que, si nous voulons prévenir tel type d’infection, voilà comment il faut faire là où le processus met en mouvement les dynamiques des acteurs dans leur capacité à juger, à imaginer. 
 
Qu’est-ce observer en parlant d’idéologie d’éthique ? C’est observer qu’il peut y avoir, dans la convocation de l’éthique, une manière de manipulation. En quoi consiste-t-elle ? Cette manipulation consiste, en convoquant cette force des acteurs, ce qui les mobilise ou ce en quoi ils aspirent profondément, à convoquer cela pour rendre vivable des situations qui sont invivables.
 
Nous pouvons faire une objection massive à l’égard de l’éthique. C’est ce que font beaucoup de théoriciens. C’est ce qu’on appelle la théorie critique, en particulier, donc l’école de Francfort. L’idéologie éthique peut renarciciser les acteurs sans leur donner les moyens véritables de s’autonomiser. Cela flatte leur égo mais ne fait rien changer dans les faits. 
 
Pour le dire autrement, l’éthique peut individualiser mais sans vraiment individuer. Individualiser signifie reconnaître les acteurs dans leur singularité, en leur donnant des responsabilités. C’est le langage de la responsabilisation. Cela peut signifier « culture du résultat ». Individuer est autre chose qu’individualiser. Il s’agit de subjectiver, reconnaître l’individu dans sa singularité insubstituable, ce qui est tout à fait autre chose. 
 
Nous pourrions dire que ce qui peut s’engager dans l’idéologie éthique, c’est de rendre supportable des situations en sollicitant la dimension motivationnelle des acteurs mais ne pas supporter les acteurs : rendre supportable sans supporter. L’éthique peut être invoquée mais pas convoquée. On peut l’invoquer en disant « nos valeurs sont celles-ci ». On peut mettre, à l’entrée d’un établissement, « voici notre charte » mais comment allons-nous convoquer cette charte pour qu’elle élucide les pratiques ? Je n’ai rien contre les chartes éthiques. Ce qui est intéressant, c’est comment ces chartes, qui définissent un horizon d’attente, peuvent n’être que dans l’incantation ? Comment passe-t-on de l’invocation à la convocation ? Comment restitue-elle les acteurs dans leur capacité ? 
 
Le deuxième élément de l’idéologie éthique, c’est comment le mot éthique condense sur lui un tas d’enjeux qui ne sont pas forcément des enjeux éthiques. On observe au fond que s’agglutine, sur le mot éthique, un tas de problèmes qui ne sont pas qu’éthiques. 
 
Je les liste sans m’y arrêter. Dans la relation de l’homme au travail et dans ses rapports, les uns avec les autres, il y a des enjeux syndicaux, sociaux, politiques, juridiques. Bref, l’éthique est très importante mais il n’y a pas que cela dans la vie si je puis dire, en tous cas pour vivre ensemble. Toute la difficulté est en effet là. C’est pour cela que je vous demandais tout à l’heure si l’éthique n’est pas une manière de politiques continuée par d’autres moyens. Pour le dire de manière plus sévère, l’éthique est-elle au service de l’émancipation des acteurs ou n’est-elle pas une forme subtile de domination par la réglementation, la charte ou la discipline des mœurs ? Je n’en dis pas davantage mais nous pourrions encore développer.
 
Troisième moment, je voudrais développer les rapports entre éthique et institutions. Cela me semblait nécessaire d’avoir une démarche de soupçon autour de la question éthique mais, une fois qu’on l’a faite, on ne peut pas s’en contenter. Le discours du soupçon est nécessaire mais ne dit pas tout de ce qui s’engage dans les enjeux éthiques. Pourquoi ? 
 
Les enjeux éthiques, compte tenu des critiques que je viens d’évoquer et qu’il ne faut pas perdre de vue, signalent quand même un déplacement et marquent une ligne de faille où les sujets revendiquent leur capacité critique, être en accord avec ses valeurs, concilier critique et loyauté. En ce sens, l’éthique est le point d’émergence de la subjectivité et de l’intériorité des acteurs dans des contextes pouvant les assujettir. C’est le premier élément. 
 
Le second élément est que, si nous prenons la prenons au sérieux, l’éthique est tout sauf un outillage. Elle est tout autre chose qu’un dispositif. Nous pourrions dire que le lieu de l’éthique est alors cet espace-temps qui fait émerger, au cœur d’une culture instrumentale, d’une pensée fabricatrice et outillée, des interrogations, des mobilisations, des perplexités. C’est peut-être central. 
 
Qu’est-ce l’éthique des comités d’éthique ? C’est une éthique de la discussion. Ce qui me semble important dans cette éthique de la discussion, ce sont certes les règles de l’argumentation, la façon qu’on a d’échanger. Peut-être que ce qui est aussi important, c’est ce qu’on ne dit pas, nos silences et nos perplexités. Les enjeux éthiques ne sont pas nécessairement dans les bonnes décisions que nous aurons prises mais aussi dans les perplexités, dans les suspens du jugement. La perplexité n’est pas forcément un échec dans le champ de la décision éthique. 
 
Le second aspect est donc le lieu d’explicitation de cette aspiration qui met en mouvement les acteurs que nous sommes, le sens aigu du singulier.
 
Venons-en au troisième élément. Aborder l’éthique comme n’étant qu’un dispositif de pouvoir et de domination, c’est ne pas entendre le fait que l’éthique est aussi la revendication par un sujet d’accueillir en lui la question :« quel « je » est-ce je cherche à être ». Ceci n’est pas rien. C’est très fragile, très subtile, mais cela dit quelque chose du fait que l’éthique n’est jamais pour mon voisin. C’est toujours pour moi. Ce n’est donc pas la question de l’emprise que je peux avoir sur l’autre mais véritablement comment elle instaure en moi le lieu où je convoque l’interrogation sur mes capacités.
 
Une fois qu’on a dit cela, quatrième élément, si l’éthique nous renvoie chacun à notre subjectivité, est de savoir comment se met-elle en place lorsqu’on travaille ensemble ? Cela pose les rapports entre éthique et institution. Comment l’institution convoque-t-elle l’éthique pour éclairer les pratiques et pas simplement pour les labelliser. 
 
Cela pose donc de vraies questions. Je suis obligé de ramasser cela en quelques mots. Cela signifie que, dans les institutions, il est heureux que ceux qui agissent et y vivent ne soient pas tous de la même génération, que se mêlent des hommes et des femmes qui n’ont pas tous le même âge et qui, de ce fait, n’ont pas la même formation humaine. Ce mélange des générations contribue au pluralisme mais est surtout une manière de mettre en discussion deux façons de se rapporter à soi dans son identité de sujet et son identité de professionnel. Qu’est-ce qu’être un professionnel ? Est-ce être un expert ou être compétent ? Je m’excuse d’opposer l’expertise à la compétence mais on peut croire que l’essentiel de son identité professionnelle consiste en la maîtrise des moyens. C’est cela, l’expertise, et c’est fondamental. Le minimum qu’on puisse attendre d’un professionnel est qu’il soit expert dans les moyens que nous mettons à sa dispositi