Nicolle CARRE
Psychanalyste, Paris
Gustave Nicolas FISCHER
 
Si vous le voulez bien, nous allons reprendre notre réflexion et notre partage commun. Nous avons, avant la pause de midi, à entendre deux interventions complémentaires. Je vais tout de suite demander à Madame Nicolle CARRE de venir pour sa présentation.
 
Je vais dire quelques mots à son sujet. Madame Nicolle CARRE est psychanalyste à Paris et écrivain, et surtout, par rapport à la démarche qui nous concerne, elle a vécu elle-même une expérience personnelle de la maladie grave. Ceci a bien évidemment marqué toute son orientation de psychanalyste et personnelle. Elle est par ailleurs animatrice de formations à l’accompagnement des malades pour divers groupes. Je voudrais enfin signaler qu’elle a écrit trois ouvrages dont deux qui peuvent particulièrement nous intéresser. Le premier s’intitule « Préparer sa mort » et le second « Vivre avec une personne malade, conseils pour la famille, les accompagnants, les soignants ».
 
Elle va à présent nous parler d’un sujet qui va être complémentaire à ce que nous avons entendu ce matin, c'est-à-dire les dessous de l’éthique, responsabilités concrètes et inconscient, quelle issue ?
 
Nous vous écoutons. 

Nicolle CARRE

Merci. Merci à Philippe ACKERMANN de m’avoir invitée et de m’avoir permis de creuser davantage mon sillon. Merci à ceux qui m’ont précédée ici car j’ai besoin d’être nourrie et c’est parce que je suis nourrie par la parole des autres que je peux donner ma parole.
 
La façon dont on se représente souvent la psychanalyse est qu’elle va expliquer de façon très compliquée et mystérieuse et va peut-être enfin permettre de voir clair. Ce que je peux dire, c’est que la psychanalyse, avant de donner des réponses, aide à poser des questions. Poser des questions me paraît beaucoup plus important dans la vie que de donner des réponses. Avec les questions, nous avançons, nous vivons. Avec les réponses, tout est fermé.
 
Ce que nous allons faire ici, c’est un travail de remise en question personnel, pas dans le vague car le vague n’a aucun intérêt. Il s’agit de moi, en tant que moi et de moi avec les autres, qui me remets en question. Se remettre en question est un point de départ indispensable à l’éthique. C’est aussi la démarche de la psychanalyse et le point commun que je vois entre les deux est une recherche de vérité pour être bien avec soi-même. 
 
Je crois aussi que nous pouvons aussi penser et questionner parce que nous sommes face à quelqu’un et pas face à un mur. Si je me mets face au mur, comme on m’y invite dans certaines sessions, très vite ma parole va s’éteindre. Je ne peux vivre que s’il y a un autre.

Quel est le cœur de l’éthique soignante ?

Une question bien concrète se pose au soignant tous les jours : « que dois-je faire pour bien soigner, pour bien prendre soin ?». Dans cette question concrète, il s’agit de l’autre et il s’agit de soi-même pour pouvoir être bien avec soi-même. L’éthique n’est donc pas un morceau de vie mais une partie intégrante de la vie, une couleur de la vie.
 
Les choses se compliquent à partir du moment où nous avons introduit le mot « bien » qui se colore diversement selon les personnes et ce qu’elles vivent. Nous avons donc beau nous référer aux règles du bien vivre ensemble, à commencer par la grande règle du respect et de la dignité de la personne, nous pouvons avoir l’impression que ces règles sont abstraites et donc à côté de la vie. 
 
L’un des défis de l’éthique est d’articuler les principes généraux et l’unicité de chaque situation, de chaque personne. Dans les situations extrêmes, c’est particulièrement peu évident car la situation extrême, l’urgence, semble devoir faire sauter toutes les règles de la vie quotidienne et nous en avons souvent l’expérience. Alors que va-t-il se passer ? 
 
Quel est le processus qui est mis en jeu pour que les règles de la vie quotidienne sautent ? Sans cette articulation des principes généraux et de l’unicité de chaque personne, de chaque situation, nous pouvons nous sentir perdus. L’enjeu est donc de pouvoir trouver ce qui fait le cœur de l’éthique, une référence assez claire, en même temps qu’assez souple, pour s’y appuyer en toute situation, y compris les situations d’urgence. 
 
Puisque l’éthique, dans toute situation, se rapporte à la relation à l’autre, on peut dire que, dans chaque situation, se profile la question : « qui est l’autre pour moi ? ». Cette question me paraît pouvoir être ramenée à la question « qu’est-ce que vivre » et, plus concrètement, « qu’est-ce qui va faire vivre, faire vivre l’autre, me faire vivre ». 
 
En termes simples, il me paraît que ce vers quoi tendent les recherches éthiques, c’est la vie, là où il y a le plus de vie, un accomplissement de l’être tout entier. L’injonction éthique me paraît alors « choisis la vie », ce qui n’est pas si facile car nos représentations de ce qu’est vivre peuvent être bien différentes selon les moments de nos vies et les personnes auxquelles nous avons à faire. 
 
Certains diront que ce n’est pas une vie, à propos de l’état d’un malade et ceci au moment même où celui qui est concerné, le malade, peut-être proche de la mort, fera un travail d’élaboration si puissant, si nouveau pour lui qu’il pourra peut-être déclarer « je ne me suis jamais senti aussi vivant », alors qu’il est au bord de la mort.
 
Lorsque les pro et les contre euthanasie parlent de la dignité de la personne malade, ce qu’ils disent de la vie est bien différent alors que les uns et les autres se prononcent au nom de la dignité de la personne humaine. La question me paraît donc être moins celle du respect, celle de la dignité, que celle de ce que l’on met derrière les mots. C’est sur cela que portent les divergences, sur ce que nous mettons derrière les mots, et c’est le travail que je vous propose, sachant que celui-ci ne sera jamais complet car il se fait avec la vie et avec chaque vie. Ce que la psychanalyse peut apporter à la question éthique, ce n’est pas une réponse sur ce qu’il faut ou non faire mais un éclairage sur les ressorts cachés de nos comportements et un choix. Je dis bien un éclairage et non pas une réponse définitive. 

II - De l’indépendance de la santé à la dépendance du soin, quels enjeux psychiques ? 

La dépendance liée à la maladie apparaît comme une régression par rapport à l’image d’une vie conquérante et donc un mal. Il y a une intrication entre le regard de la personne malade et le regard de la personne dite « bien portante ». Selon le regard que chacun aura sur la maladie, le regard de l’autre pourra évoluer.

II.1 -Nous sommes partagés entre l’amour et la haine. 

Face à la personne malade, deux réactions coexistent. 

Le  désir de la garder à tout prix. 

J’insisterai juste sur deux points. La garder à tout prix, au prix du déni de l’état réel du malade. On va alors engager, comme vous le savez, des examens, des traitements supplémentaires, même si la personne est à 3 heures de sa mort. On va s’engager dans l’acharnement thérapeutique qui fait reculer l’épreuve d’impuissance quitte, après s’être engagé dans l’acharnement thérapeutique, à dire « maintenant, je veux que ce soit fini ». 
 
Le fond de cette démarche est en fait qu’on veut vaincre la mort, mort qui aura quand même le dernier mot un jour ou l’autre. On se dit aussi, quand on veut garder à tout prix, que ce qui arrive à la personne malade pourrait m’arriver ou que c’est arrivé à l’un des miens, à un proche. En la soignant, je soigne une partie de ma vie et je conjure le malheur qui pourrait m’arriver d’être abandonné. Ainsi, en n’abandonnant pas l’autre je garde ma vie. 
 
Dans ce désir de garder à tout prix, soignant comme proche ne supportent pas de voir l’autre souffrir, « de le faire souffrir » disent-ils. On entend souvent, dans des formations, « que voulez-vous, je suis tellement sensible et j’ai un cœur gros comme ça ». En fait, derrière ces paroles-là, j’entends que ce n’est pas la souffrance de l’autre qu’on ne supporte pas mais sa propre souffrance de souffrir de son impuissance devant l’autre. Ainsi, ce que nous cherchons, avant de voler au secours de l’autre, alors même que nous volons au secours de l’autre, c’est ce qui va nous mettre en sécurité et nous permettre d’éviter l’insupportable. 

L’envie d’éjecter la personne 

La deuxième réaction face au désir de garder la personne à tout prix est l’envie d’éjecter la personne, de la rejeter. L’entourage a d’autant plus envie de rejeter qu’il s’identifie à la personne malade. Nous ne voulons pas voir en elle ce qui pourrait nous arriver. Un gérontologue-psychanalyste, Jean Maisondieu, disait un jour : « qui, dans une salle où il y a des personnes âgées, choisirait d’aller s’assoir à côté de la personne qui a l’air d’aller le plus mal ? Si nous ne voulons pas être à côté d’elle, ce n’est pas tant parce qu’elle est différente de nous qu’elle nous renvoie à ce qui peut nous arriver. La personne malade nous rappelle que nous ne sommes pas tout puissant, que la vie va finir et que nous ne pouvons pas tout ». 
 
C’est insupportable car, depuis que nous sommes nés, nous avons fait l’expérience d’être démunis. Comme le bébé qui essaie d’exercer sa puissance sur l’autre par ses sourires ou ses pleurs nous rêvons de toute puissance et faisons tout ce que nous pouvons pour essayer de ne pas voir que nous ne sommes pas tout puissants. 
 
C’est pourquoi nous voulons cacher nos malades, nos handicapés, nos pauvres divers. Ils sont des empêcheurs de vivre. La façon dont je regarde personnellement les soins palliatifs est la suivante. Cela me paraît, malgré le bon travail que nous y faisons, un peu comme les léproseries d’autrefois, une façon de parquer les personnes malades car au moins elles sont entre elles. Nous pouvons maîtriser. Elles ne vont pas nous envahir. Nous n’allons pas être empêchés de vivre. 
 
Nous avons envie d’éjecter la personne malade car son visage ne nous laisse pas tranquille. Le visage de l’autre est un appel à accueillir sa fragilité. Quand nous regardons vraiment un visage, nous voyons dans chaque visage humain de la beauté si nous regardons vraiment, mais aussi quelque chose de démuni qui n’est pas séparable de cette beauté. Nous pouvons casser l’autre, le mettre sous notre emprise ; nous pouvons lui faire mal. Le visage de l’autre est donc un appel à accueillir sa fragilité ; celle-ci nous agresse, elle nous appelle à ralentir le pas de la vie pour partager. Il y a de quoi  en vouloir à l’autre car pourquoi partager et ne pas tout garder pour soi, sauf si on est gagnant. On a l’impression que la personne malade, comme la personne faible, n’en aura jamais assez, qu’on ne lui en donnera jamais assez. 
 
La plupart du temps, nous sommes dans l’ambivalence entre amour et rejet. C’est là la situation la plus habituelle et, en ce sens, la plus normale si, par normal, on entend habituel. Une certaine forme de l’amour comme de la haine ont pour racine commune le rapport au désir de toute puissance. Comment va se traduire ce désir de toute puissance et où va-t-il nous mener ? 
 
Etre un bon soignant, on pourrait le mettre dans d’autres domaines, comme être une bonne mère. Cela nous paraît être répondre au désir de l’autre, malade, dont la faiblesse nous est une violence. Nous croyons donc qu’il nous faut choisir entre être nous-mêmes avec nos désirs inavouables et notre violence, ou être en bonne relation, aimés mais ligotés par l’attente de l’autre et donc renoncer à nos désirs inavouables. 
 
Quels sont ces désirs inavouables ? Vous pouvez les pressentir à travers ce que je viens de dire. Au fond de nous, nous voudrions que l’autre se plie à ce que nous voulons. Nous pouvons déjà le voir dans nos familles, dans les conversations courantes : « il est bien, il pense comme moi ». Que l’autre se plie à notre façon de voir les choses, qu’il ne nous apporte aucune contrariété, qu’il nous dise ou fasse sentir que nous sommes quelqu’un de bien. 
 
Les malades sont assez contrariants.
Nous avons aussi le désir inavouable de garder le malade pour exercer notre bonté car c’est tellement important pour nous de nous sentir bon et qu’on le dise : « c’est quelqu’un de bien ». 
Désir inavouable de le rejeter parce qu’il n’est pas conforme à ce que nous voulons. 
 
Assumer directement son agressivité n’est pas toujours facile à vivre. On va donc la refouler au risque qu’elle sorte à un moment du fait de la pression des émotions ou d’une situation anxiogène qui abaisse notre système de défenses. Une situation anxiogène pourrait aussi bien être l’épuisement. La question est « comment sauver sa peau » car, quoi que je dise de l’amour de l’autre, s’il y a bien quelqu’un qui compte pour moi, c’est moi, même lorsque j’exerce la charité car c’est bien de cela dont il s’agit quand la faiblesse de l’autre nous est une violence qui nous remet en question.

II.2 - Comment sauver sa peau ? 

Je voudrais évoquer trois façons de faire pour sauver notre peau.

- Le passage à l’acte

Lorsqu’on met le couvercle sur une cocotte-minute, c'est-à-dire qu’on refoule tout ce qui grouille en soi de rejet, de peur, d’impuissance, de jalousie, le risque est celui d’un passage à l’acte comme c’est le cas dans un certain nombre de cas d’euthanasie non demandée par la personne malade ou sa famille. Dans ce qu’il s’est passé à Bayonne, dont on nous a tant parlé, c’était cela, il ne le supportait pas : « je le tue car je ne supporte plus sa faiblesse face à laquelle je me sens démuni. Je fais donc quelque chose pour sortir de l’insupportable. » Cela a pu mijoter longtemps mais c’est sorti d’un coup, comme le bouchon d’une cocotte-minute qui n’est pas assez vissé ou quand la pression est trop grande. 
 
C’est la même chose pour les colères soudaines qui peuvent se traduire dans la parole, dans un geste de soin sans que l’on sache pourquoi cela dérape. On a voulu soigner. L’aiguille a dérapé : « excusez-moi, je ne l’ai pas fait exprès ». Consciemment oui, inconsciemment…

- La seconde façon de sauver sa peau est la culpabilité.
 
Elle peut nous dispenser de prendre nos responsabilités : « que voulez-vous, moi, je suis tellement mauvais ». Elle peut nous permettre la plainte, paradoxalement redorer notre image car la culpabilité peut aussi s’exprimer à travers un discours plus ou moins implicite : « voyez comme moi je suis attentif là où d’autres ne se posent même pas de question. Moi, cela me travaille, ce qui arrive à l’autre ». 
 
Un certain nombre de soignants se sentent coupables car ils ne peuvent répondre au désir de l’autre d’être guéri et craignent d’être rejetés, jugés comme pas bons. Or c’est eux-mêmes les premiers qui estiment qu’ils ne sont pas bons s’ils ne réussissent pas ce qu’ils estiment devoir réussir. 
 
Ils croient qu’ils doivent être efficaces, c'est-à-dire guérir ou au moins empêcher de souffrir et ils projettent, c'est-à-dire qu’ils jettent en avant, avec un geste doux mais violent à l’intérieur, chez la personne malade, le jugement qu’ils ont sur eux-mêmes. 
 
Le soignant croit qu’il doit être tout puissant. Je prends ici ce mot dans le sens de « pouvoir tout » et pas forcément directement « être le premier ». Il croit qu’il doit être tout puissant car il est supposé savoir. Le malade le croit aussi. Je dis bien « supposé savoir » et pas « savoir ». Les soignants ont fait l’expérience, ceux qui ont été dans un lit d’hôpital, même des professeurs de médecine, qu’à partir du moment où ils sont dans ce lit de malade, tant qu’on ne sait pas vraiment leur identité et même si on la sait, savent-ils vraiment puisqu’ils sont dans la position de malade ? 
 
Il s’agit là d’une affaire de place comme si la place implique le savoir ou le non-savoir. Il existe, chez beaucoup de soignants, une petite ritournelle enfantine : « si je guéris le malade, si je l’empêche de mourir, je réponds à ses attentes. Je suis donc bon comme quand j’étais petit. Si je faisais ce que papa et maman attendaient de moi, j’étais bon, j’étais gentil. Si je n’y arrive pas, je suis nul, ils vont me dire que je suis méchant, qu’ils ne veulent plus de moi, me mettre à la poubelle ». 
 
Dans l’imaginaire du soignant, comme dans celui du malade, ne pas pouvoir c’est être coupable. Le soignant risque alors d’être destitué de tout pouvoir car, toujours dans l’imaginaire, s’il n’est pas capable de répondre positivement à une attente déterminée, c’est qu’il n’est capable de rien et on ne peut donc lui faire confiance. 
 
Ainsi donc, ne pas être capable c’est être coupable. Ne pas être capable d’une chose, c’est être coupable de façon indistincte. C’est un peu comme pour le petit enfant qui, ne se sentant pas capable d’aider ses parents qui ne vont pas bien, a l’impression que, s’ils vont mal, c’est de sa faute. Derrière la question morale, c’est donc une question de droit à la vie ou non qui se joue. Si je suis coupable, jusqu’à quel point ai-je droit à la vie ? Etre coupable ou jugé tel, c’est être incapable. On peut donc comprendre que le soignant s’attache au pouvoir comme le symbole du savoir qui lui est nécessaire pour soigner. C’est, pour lui, une question de vie ou de mort et c’est bien pour cela qu’ils imposent parfois, au malade trop curieux, qui sait trop de choses, de se taire. 
 
Ce qui va renforcer la pression sur la personne soignante, c’est que le même schéma émotionnel, pas capable égal coupable, s’applique aussi à la personne malade qui n’a pas été capable de conserver sa santé. Nous savons combien sont nombreux les malades qui se sentent coupables d’être malades, pas seulement parce qu’ils pensent qu’ils sont un poids pour les autres mais parce qu’ils n’ont pas fait ce qu’ils devraient faire. Avec la psychanalyse qui descend dans les rues, ils ne manqueront pas de rencontrer quelqu’un qui leur dira « mais si vous êtes malades, c’est parce que ceci ou parce que cela ». Moi-même qui suis psychanalyste, lorsque j’ai été malade, j’ai rencontré des personnes qui savaient pourquoi j’étais malade, parce que j’étais trop agressive, parce que je ne l’étais pas assez, que sais-je. 
 
Même schéma : pas capable égal coupable chez la personne malade et chez la personne soignante. Cela complique la vie. Plus on se sent coupable donc pas capable et plus on va avoir besoin de quelqu’un de capable et plus donc on va être exigeant envers lui. C’est ainsi que la culpabilité va nourrir les exigences que nous avons envers l’autre. Le soignant, plus il se sentira coupable, plus il sera exigeant envers la personne malade, exigence qu’il édictera lui-même. Plus la personne malade se sentira coupable, plus elle aura d’exigence envers son soignant de réussir. Mais réussir, c’est sans fin. Ce n’est pas seulement ne pas avoir tapé à la porte, c’est le pansement qui pourrait ne pas avoir été mis exactement comme on voulait, alors qu’on voulait, etc. C’est sans fin.
 
On pense que le soignant peut phagocyter le malade parce qu’il est dépendant. C’est plus facile de manger quelqu’un qui est dépendant. Et aussi parce que le malade est otage du savoir et du pouvoir qu’il octroie au soignant et auquel le soignant, un certain nombre de fois, s’accroche. 
 
Si on y regarde de plus près, le savoir du soignant qui devient justification de son pouvoir pour le meilleur mais aussi pour le pire, le rabaissement de l’autre, le déni de son autonomie, sa chosification a un corollaire : l’exigence de réussite. Le soignant est le maître du malade mais le malade est le maitre du soignant qui, de maître, peut devenir esclave. C’est ainsi qu’un certain nombre de soignants deviennent esclaves de leur malade. J’ai vu des infirmières ne pas arriver à quitter le service et exporter le service à la maison comme les esclaves qui n’ont pas de séparation entre leur vie personnelle et la vie de leur patron puisqu’ils n’ont pas droit à une vie personnelle. 
 
Soignants et malades sont donc les otages les uns des autres. Leur relation est un jeu de pouvoir subtil dont le ressort et la culpabilité. L’emprise est en partie liée avec la culpabilité. J’entends ici non point la faute réelle. Si je mets une baffe à mon voisin, même si elle est partie très vite, sans que j’ai le temps d’y penser, il y a une faute. Je parle ici de la culpabilité non pas rattachée à la faute réelle mais au sentiment de culpabilité, celui de ne pas être à la hauteur, de ne pas être capable. Ce qui se joue, dans cette relation, c’est l’assurance pour chacun, malade comme soignant, d’avoir sa place, c'est-à-dire une place dans la vie, d’avoir le droit de vivre et le droit de vivre en tant que soi-même. La question qui se pose donc est qui va donc plier au désir de l’autre et, plus profondément, qui ou quoi va emplir mon désir. 

- La troisième possibilité pour sauver sa peau est de payer pour la faute.
 
Plus on se sent coupable, plus on risque d’en faire pour payer, se faire pardonner. L’autoaccusation dont nous venons de parler est une forme d’agressivité envers soi-même. Le sentiment de culpabilité peut aussi engendrer l’accusation de l’autre qui n’est jamais comme il faut. Cette accusation de l’autre va se traduire par l’agressivité voire l’agression envers l’autre trouvé insupportable à vivre. Cette agressivité est convertie en un surcroît de soins ou de gentillesse quand elle devient insupportable à vivre pour celui qui en est habité, à cause de l’image qu’elle lui renvoie de lui-même. Se dire que si l’autre mourait, je serais bien content n’est quand même pas, la plupart du temps, très confortable. Se dire  que ce qui lui arrive, c’est bien fait, qu’il n’y a qu’à voir sa tête, n’est pas forcément facile à vivre. 
 
Les bons sentiments peuvent donc avoir des effets plus dévastateurs que l’agressivité mais ils sont socialement beaucoup mieux admis car ils font passer le mal pour le bien. C’est exactement ce qu’on appelle la perversion. Ils piègent ceux qui les vivent comme un certain nombre de ceux qui en sont l’objet. Nous sommes dans le mensonge : faire passer le mal pour le bien. Les points de repère se brouillent tous, évidemment. Les bons sentiments sont honnis par la plupart des personnes malades ou, en tous cas, s’ils se laissent piéger un moment, la plupart du temps, cela ne tient pas. Ils font sinon semblant car on ne peut pas forcément se mettre le soignant à dos. 
 
Ces bons sentiments sont honnis par la plupart des malades conscients que, derrière les bonnes intentions, la pitié, la sentimentalité, il existe une façon subtile de se mettre en avant et, en même temps, de banaliser le vécu du malade car je ne peux plus me mettre en avant si ce que l’autre vit est si important que cela. Banaliser : « cela va s’arranger, ne dites pas des choses pareilles, ce n’est pas grave, quelle bonne mine vous avez aujourd’hui, etc. Vous savez, c’est comme untel et cela se guérit bien. ». Autrement dit, bouclez-là. 
 
Celui qui exerce ses bons sentiments se met du côté de ce qui est bon et met le malade du côté de ce qui est mauvais. Il ne veut surtout rien entendre du malade. Les bons sentiments, occupant l’espace, dénient toute place à la personne malade. 
 
Ce que je viens de dire me tient énormément à cœur. 
Encore une fois, je rappelle que tout cela est en partie inconscient mais, c’est une des paroles de Freud que j’aime beaucoup « Si nous ne sommes pas responsables de notre inconscient, nous sommes responsables de ce que nous en faisons ». Je crois qu’en prenant la responsabilité de notre inconscient, nous pouvons le modifier. L’inconscient n’est pas un sac dans lequel on puise ou qui va faire sauter des petits pantins. L’inconscient est une partie de nous que nous ne connaissons pas, qui fait partie du mystère de l’être. Au fur et à mesure que nous entrons dans ce mystère de l’être, dans ce qu’il y a de positif comme ce qu’il y a de négatif, nous sommes convoqués à aller de plus en plus loin jusqu’à nous rendre compte que ce mystère de l’être est sans fond. Nous sommes donc responsables de ce que nous faisons de notre inconscient.
 
La relation de domination peut aussi se traduire par un paternalisme qui se montre bienveillant et qui donne comme message sous-jacent que le malade doit être un bon malade, c'est-à-dire un malade qui se comporte selon ce que les soignants attendent de lui. Dans cette relation, le soignant est considéré comme un bon parent qui sait mieux que le malade ce qu’il convient qu’il sache et ce qu’il vaut mieux, pour son bien, lui cacher car il n’est pas en état de le savoir. Il ne peut pas, comme me le disait quelqu’un, être juge et partie. Le malade devient ainsi l’otage de la bienveillance des soignants, perçue consciemment ou non comme conditionnelle.
 
Dans le cadre des bons sentiments, je voudrais dire quelques mots de la formule « le malade au centre du processus de soins ». Cette formule paraît évidente. Personnellement, elle provoque chez moi étonnement, inquiétude et, à certains moments, colère, comme face aux bons sentiments. Lorsqu’on est au centre des attentions, on risque fort d’être un objet, objet cerné de toutes parts, objet de sollicitude, objet au centre mais à quel prix devrai-je le payer ? Au prix de la docilité, de la démission de moi-même, de mes désirs, au prix de la négation du mystère de mon être. 

II.3 -D’où vient la culpabilité ou de l’origine de notre désarroi.

Pour Freud, le sentiment de culpabilité est à l’origine de la faute bien plus qu’il n’est sa conséquence. On l’entend parfois dans les tribunaux ou lorsqu’on écoute des personnes. Certaines personnes se sentent si coupables que, au moins en faisant un acte mauvais, immoral, elles auront des raisons de se sentir coupables. C’est tout bonnement, dans la vie courante, quelqu’un qui dit « tu n’es pas serviable ». Cela peut arriver. A qui n’est-ce jamais arrivé : parents, enfants ? Puisque l’autre dit cela, je ne fais rien. Au moins, il va voir que je ne suis pas serviable. Si nous grattons, ce qu’il y a derrière  l’apparente vengeance est la culpabilité que la parole de l’autre a éveillée en moi. Il vaut mieux que cette culpabilité insupportable ait un support : mon acte. 
 
Simone KORFF SAUSSE, maître de conférence à Paris 7, psychologue psychanalyste qui a beaucoup écrit sur le handicap a écrit : « on songe ici au souhait de mort et les idées d’euthanasie que soulèvent inévitablement les situations médicales extrêmes. Les souhaits de mort à l’égard du cancéreux en phase terminale ou du vieillard sont liés à un sentiment de culpabilité si intense qu’ils font l’objet de stratégies défensives extrêmement investies, figées et peu accessibles à une mobilisation. Est-ce une explication au fait que les lieux qui accueillent des personnes handicapées ou très malades sont particulièrement exposés aux dérives institutionnelles et pratiques sadiques ? ». C’est une façon symbolique de donner la mort et de faire taire la personne. 
 
Ce qui me venait, face à cette citation que je viens de lire, c’est que les situations qui paraissent figées et inaccessibles sont une apparence plutôt qu’une réalité. Derrière le figé, dans le figé, il faut introduire une parole, c'est-à-dire une tierce personne qui va faire qu’au lieu d’être là où nous en sommes, moi et l’autre personne concernée, que ce soit un collègue ou un malade, quelqu’un d’autre va pouvoir venir à l’aide. 
 
Pour  le psychanalyste WINNICOTT « si la société est menacée, ce n’est pas tant à cause du comportement agressif humain que du refoulement, chez l’individu, de sa propre agressivité ». Il me paraît donc que l’important n’est pas de combattre la culpabilité ou l’agressivité mais de les rendre conscientes pour ne pas en être esclave car elles font partie de nous mais peuvent être source de vie ou source de mort et il nous appartient d’en faire des sources de vie. Lorsqu’on veut éjecter l’agressivité, on enlève, on ampute la personne et cela ne peut évidemment pas tenir. 
 
Pour LACAN, la culpabilité a à voir avec l’impossible plutôt qu’avec l’interdit. Lorsque j’enfreins l’interdit, il y a faute. Lorsque je me heurte à l’impossible et ne l’admets pas, je me sens coupable. Il est plus difficile de se heurter à l’impossible qu’à l’interdit car l’interdit se rapporte à la loi et nous savons bien qu’il y a quelque chose en nous qui a envie d’enfreindre la loi. 
 
Or l’impossible se rapporte à notre nature humaine – c’est essentiel, l’impossible – à nos limites. Pour LACAN, dont je partage l’avis, la culpabilité est l’expression du manque, la marque de notre finitude. Le manque est constitutif de notre être et condition du désir, c'est-à-dire d’ouverture à la vie et d’accomplissement et pas seulement une pulsion qui peut être satisfaite ou non. Cela me fait penser que nos conflits ne sont qu’une étape dans la recherche de la satisfaction de nos désirs et qu’il nous faut aussi réfléchir à la façon dont nous traitons le manque, la limite, dans nos vies et nos sociétés. Cela rejoint la question du sens. C’est un défi, le sens comme direction, comme signification. C’est un défi, une invitation à aller à la recherche de notre désir profond et, je trouve, une bonne nouvelle.

III- Le conflit est-il donc inéluctable ? 

Vous avez, comme moi, observé les petits enfants qui peuvent rapidement passer de la colère au câlin,  parce que la colère qui les sépare des adultes a, au bout de quelques instants, quelque chose d’insupportable car ils vont du coup être privés de l’amour et des soins de l’adulte. Le petit enfant se met aussi en colère car il ne sait pas bien demander l’amour et alors on le lui apprend. Nous avons observé combien nous aussi, adultes, pouvons faire comme les petits enfants.
 
Vous avez aussi remarqué que, aux deux extrémités de la vie, une demande  fondamentale est de ne pas être laissé tout seul. Même au milieu de la vie, lorsqu’on a peur, on tend instinctivement la main pour attraper la main de l’autre. 
 
Nous avons besoin de l’autre. Pour vivre, depuis tout petit, nous avons besoin d’amour et pas seulement de pain. Nous avons besoin de paroles, d’écoute, de personnes à qui nous pouvons faire confiance et qui ont confiance en nous. Nous avons besoin qu’il y ait cette réciprocité, que ce ne soit pas seulement dans un sens. C’est là un réservoir de vie à partir duquel s’épanouissent toutes nos potentialités, comme l’a bien mis en évidence CYRULNIK dans ses travaux sur la résilience. La parole de l’autre, son regard, ont un pouvoir immense sur nous. Ils peuvent nous tuer. Ils peuvent nous donner la vie. Nous en avons tous l’expérience. 
 
Force  est de constater que nous ne sommes pas toujours capables d’entendre la parole qui donne la vie, celle qui exprime : « tu comptes pour moi, tu as du prix à mes yeux ». Force est de constater qu’il y a en nous tant de peur d’être déçu que nous ne voulons pas toujours courir le risque de la rencontre profonde avec l’autre et que nous préférons souvent rester seul ou réduire la rencontre à un acte technique, à ce qu’on appelle l’indispensable, comme si l’indispensable était là. Nous le savons bien ce qui est l’indispensable. Des personnes, alors qu’on leur apporte à manger, peuvent se laisser mourir de faim parce qu’il n’y a pas d’amour. 
 
La raison profonde qui fait que nous ne croyons pas en notre importance pour l’autre est que nous avons peur de l’autre et que nous le voyons selon ce que nous sommes, c'est-à-dire avec un esprit étroit, habité par la jalousie, la haine, la peur, comme si le fait que l’autre ait quelque chose, c’était nous enlever notre part à nous. C’est exactement comme les petits enfants qui n’ont pas eu d’intérêt pour la poupée ou la voiture qui &eac