Jean-Philippe PIERRON
Philosophe, Université Jean Moulin Lyon III
Un des grands textes qui associe médecine, narration et création autour de la thématique du cancer est celui de Friz Zorn, Mars, paru en 1977. Il fait partie de cette littérature du mal racontée en première personne comme témoignage, à l’instar de la littérature des camps. Mais ici il concerne non le mal commis de la violence de l’autre homme, mais le mal subi de la maladie. Une des forces de ce texte est d’être une contestation d’un monde («  la haute bourgeoise zurichoise ») qui bride par avance toute créativité et expressivité, en même temps que l’invention d’une langue singulière pour dire l’existence de soi au prise avec la maladie mortelle, dans ce qu’elle a de sidérant. Zorn, avec talent car il fait œuvre littéraire, invente une reprise d’initiative sur la langue pour dire le mal subi de la maladie en première personne. Il subvertit au passage les mots pour dire les maux. Le cancer comme expérience du mal n’y est pas appréhendé dans sa dimension somatique par une étiologie des causes, ni décrite psychologiquement comme destructivité psychique, mais comme événement d’existence. Il écrit ainsi : la question du cancer se présente d’une double manière : d’une part c’est une maladie, dont il est bien probable que je mourrai prochainement, mais peut-être aussi puis-je la vaincre et survivre ; d’autre part, c’est une maladie de l’âme, dont je ne puis dire qu’une chose : c’est une chance qu’elle se soit enfin déclarée. Je veux dire par là qu’avec ce que j’ai reçu de ma famille au cours de ma peu réjouissante existence, la chose la plus intelligente que j’aie jamais faite, c’est d’attraper le cancer. Je ne veux pas prétendre ainsi que le cancer soit une maladie qui vous apporte beaucoup de joie. Cependant…une comparaison attentive m’amène à conclure que, depuis que je suis malade, je vais beaucoup mieux qu’autrefois, avant de tomber malade. Mars, p. 29.
Ce texte terrible ne donne pas d’abord un sens à la maladie : se préserver de cette tyrannie du récit qui veut signifier trop vite une place à ce qui vient fracturer la logique et le goût pour les justifications. Il laisse retentir et resitue la question du cancer comme question existentielle mettant en mouvement jusqu’à les ébranler les identités. Il déplace la question de la reprise d’initiative et d’innovation du sujet – ce que le vaste mot de créativité manifeste – pour la penser en termes d’ouverture à soi là où la maladie parait imposer une clôture de soi, un enfermement sur soi dans le repli et l’effondrement ; mais aussi là où pour le cadre du dispositif thérapeutique (épistémologique et techno-administratif) du cancer, il n’y a rien à apprendre car il n’y a qu’à combattrai. Une tension vive s’installe donc entre la logique de la preuve engagée dans l’EBM (evidence base medicine) et la logique de l’épreuve de soi mobilisée dans une ENM (evidence narrative medicine). De fait comment comprendre ce mot : depuis que je l’suis malade, je vais beaucoup mieux qu’autrefois, avant de tomber malade (p. 29)
Associer maladie et créativité doit surprendre. Cela impose une réflexion plus générale sur la reconstruction, qui suppose d’envisager de quoi la maladie est-elle la destruction et s’il faut d’ailleurs en parler en ces termes ?
1- , est-elle destruction de quelque chose ou bien de quelqu’un ? Faut-il admettre ce langage de destruction, de la construction et la conception guerrière, combattante qu’elle sous-tend, une conception agonistique de la maladie et de la médecine ? Cela engage  une réflexion plus profonde qui porte non seulement sur la question de quoi est-on malade, quelle maladie a-t-on ? qui va se centrer sur la recherche de facteurs environnementaux externes (cancer et environnement) ou traités en extériorité, objectivés (cancer et génétique ; cancer et hérédité et dans ce cas le patient n’est plus une personne mais une parentèle) ; mais aussi la question « pourquoi est-on malade ? » question largement débattue par les approches psychosomatiques mais également ce courant qui relève de la psychiatrie existentielle. Elle engage comment le sujet dans le vif de sa vie vulnérable peut s’effondrer , être attiré par le gouffre de ce qui l’ébranle jusqu’à la catastrophe mais aussi trouver dans cette rupture une ouverture. Dans le premier cas, c’est une question de science ; dans le second c’est une question d’existence qui interroge ce qu’est une existence engagée dans toute sa dimension charnelle. Oser se demander ce qu’est une ressource créatrice, c’est sortir du rapport cause à effet (cancer somatique/effondrement psychique) pour penser l’unité d’une existence engagée dans le non pas « avoir une maladie » mais « être malade ». Etre malade n’est pas qu’une péripétie du vivant, un aléa malheureux voire dangereux ou une circonstance anodine de l’existence (cf Ingrid Auriol, intelligence du corps p. 184) mais un des visages possibles d’une manière d’être. En somme s’il y a une dominante physique dans le cancer ou une dominante psychique dans la maladie mentale dans les deux cas il se joue pour une existence une crise, un ébranlement dans son allure de vie, son rythme, son rapport au temps et à soi, aux autres et au monde
. 2- penser la créativité, c’est aussi l’occasion de prendre ses distances avec une conception restreinte de la reconstruction, qui fait de cette dernière, à l’intérieur du modèle médical dominant, une sous discipline et une spécialité médicale : la médecine reconstructive ou médecine de réparation pour laquelle la guérison ou le rétablissement sont des horizons. Il s’agirait de ramener à l’état initial sans perte, restitutio ad integrum, comme si la maladie n’était pas une histoire ayant des effets…biographiques. Le cancer comme maladie grave dans le langage médical courant en fait un mal externe : à combattre, arrêter son invasion, mobiliser ses défenses au sens du ministère de l’intérieur. La métaphore militaire fait du corps ce qui s’oppose au non soi. Or il y a là un enjeu en parlant des relations entre cancer et créativité (si on pense à la créativité du patient) : avant d’être identifiée comme organique, la maladie est une certaine forme de mal-être (se trouver mal : male habitus) et non seulement un événement  inopiné. Pose moins la question de l’origine de la maladie au sens de sa cause que celle de son sens ! La maladie est peut-être moins causée que motivée ? Mais précisément si l’on se concentre sur un mal extériorisé qui dessaisit le sujet malade de son initiative pour subir une « invasion » dans la plus  grand passivité – perte de ses capacités d’initiatives – on tend à ne penser la créativité que du seul côté de l’acteur du soin dans le faire des soins : inventivité recherche et innovation des sciences et techniques médicales. De fait on doit noter combien le thème cancer et créativité peut mobiliser non seulement du côté des soignés – ce qui nous occupe pour cette rencontre aujourd’hui – mais également du côté des soignants :  créativité dans l’innovation thérapeutique (le faire des soins ingénieusement outillé et équipé par une lourde ingénierie) mais peut être également/difficilement ( ?) créativité psychique et relationnelle dans le prendre soin.
Il y a là une difficulté. Ce traitement unilatéral de la question de la créativité du côté du soignant, repose sur l’idée que la maladie, peut être traitée dans le malade, sans le malade, comme une pure extériorité. Cela peut engendrer une tendance à ne comprendre la créativité soignante qu’en se concentrant sur la mise en œuvre des moyens (scientifiques et techniques), non sur la dimension relationnelle du soin mobilisant la créativité des acteurs (malade et soignants). Comme l’observait Winnicott « un des risques de notre métier est que nous nous endurcissions, car la perte répétée des patients nous fait prendre garde à ne pas trop nous attacher aux malades […] Le praticien a énormément à apprendre de ceux qui sont spécialisés dans le care-cure (soin-traitement) plutôt que dans les traitements pour éradiquer les agents pernicieux. » (Winnicott, Cure, PUF worms, p. 33)
C’est alors qu’associer le cancer, d’ordinaire lié à la destructivité, à la créativité revisite un stéréotype. Il y a là une forme d’audace. Après tout, le cancer est un cancer ! Il est la prolifération d’un pouvoir de mort et une destructivité qui fait qu’on a peine à parler, sans se payer de mots, de construction, de créativité à propos de l’évènement de sa brutale entrée dans une constellation existentielle.
De fait, le cancer, comme toute maladie d’importance est un fait biologique qui devient un événement biographique et social. C’est dire qu’il remet en travail le sens, la conception et la compréhension que l’on peut avoir de soi biologiquement, socialement et existentiellement. Thèse de Canguilhem sur le normal et le pathologique est utile ici car elle envisage santé et maladie comme des réalités dynamiques spécifiques au vivant. Toute forme de vie pose une normativité qui lui est propre et il y a une relativité individuelle de cette normativité biologique. Ceci est une grande incidence car elle réinstalle la compréhension de la maladie dans le champ d’une forme de normativité et de créativité – individuation –(la lecture du livre la blessure et la force Gilles baroux) . La normativité est à distinguer de la normalité est la capacité qu’à un vivant de déployer une forme de vie avec ses normes propres autoindividuées. Cela signifie que la maladie d’un être vivant est toujours relative à son milieu, évidemment enrichi lorsque ce milieu est aussi un milieu psychique, éthique et symbolique déployé en une culture comme c’est le cas chez le vivant humain. Dans cette perspective, la santé se comprend non comme ce qui est conforme à la norme statistique mais bien comme capacité à instituer plusieurs normes. Or c’est cette crise de la normativité qui est engagée dans la maladie grave.  Il s’ensuit que l’expérience de la maladie chez l’humain ne saurait se limiter au biologique mais se déplie également en enjeux de normativité sociale, culturelle et existentielle. Penser les liens entre maladie et créativité se dessine donc sur trois niveau et non un seul  :  (disease :  aspect scientifique qui parle de pathologie ; sickness : dimension sociale et culturelle de la maladie avec ses représentations et ses imaginaires ; illness : aspect humain et vécu de la maladie dans être malade : cancer une forme d’effondrement qui engage une perde de confiance ontologique entre la vie en soi : la vie n’y reconnait plus la vie et n’y est plus un silence des organes, redéployant une nouvelle allure de l’existence)
Si normal et pathologique sont des formes prises par la normativité de la vie, leur relation n’est pas celle d’une contradiction logique. Le pathologique n’est pas l’absence de norme mais l’expression d’une normativité restreinte de la vie. C’est dire que l’individu malade a une capacité de d’adapter à un nombre plus réduit d’environnements mais c’est encore une capacité : formes de vies qu’on n’imaginait pas possible, qui démentent les appréciations ou les anticipations stéréotypées disant ce n’est pas une vie…
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Une telle idée questionne alors une histoire de la médecine largement et le cadre au sein de laquelle on travaille à y interpréter ou expliquer le cancer et plus la maladie grave. 3 âges de la médecine (cf. Jerôme Porée) cela questionne  donc le cadre au sein duquel nous cherchons à comprendre la maladie, d’en rendre compte et peut être de lui donner sinon un sens, au moins une explication
a-      Soit inscrire l’expérience de la maladie dans un univers symbolique et culturel pour lequel le cancer se cristallise une conception du monde ( du signe du zodiaque à l’univers magicosymbolique) et où la question de la créativité est essentiellement tournée du côté de la capacité qu’à une culture de fournir des éléments profonds grâce auquel résister, répliquer à la violence insensée du mal subi qu’est la maladie. Ici le versant sickness qui autorise à parler d’une anthropologie de la maladie : désordre biologique est pensé comme l’expression d’un désordre social  (figure du cancer comme à la fois le mal d’une société et le mal individuel ) au point que le cancer n’est plus tant une maladie individuelle. Ici triomphe de l’interprétation sur l’explication en inscrivant la compréhension du cancer dans une dynamique sociale et culturelle. Anthropologie de la maladie (Byron Good), longtemps réservé aux sociétés exotiques, alors qu’elle envisage la maladie comprise comme une manifestation de la société et des institutions qui la fondent.  + jean françois billeter à propos de la médecine chinoise l’art chinois de l’écriture : « la conviction ancrée dans une certaine expérience de la santé et la longévité sont des signes tangibles de la réussite dans l’art d’être homme, qu’elles sont preuves de sagesse, de maîtrise et d’intelligence » Seuil, 2001, p 169. A la différence de l’occident où la maladie est envisagée comme un accident, un événement inopiné et indésirable par une médecine devenue science luttant contre le non-soi, la santé relève ici d’un art d’être soi
 
b-      Soit réduire l’interprétation du cancer à la langue de son explication empiricoanalytique : du cancer il n’y a rien à comprendre en termes existentiels, mais il s’agit de connaitre et d’expliquer un phénomène. C’est ici le versant disease. Explication prend le dessus sur l’interprétation. Créativité concentrée dans le grand dispositif techno explicatif : cette médecine empirico-rationnelle accorde un primat à l’explication sur l’interprétation : valorisation des causes aux dépends des motifs de la maladie. L’interprétation n’est plus référée à l’ordre symbolique de la société, ou plutôt renvoie à un ordre symbolique dominé par la rationalité scientifique : elle met au jour une causalité naturelle, propre à fonder ultérieurement le choix d’une thérapeutique. Pasteur, en isolant les germes et les agents microbiens responsables de certaines maladies, a introduit dans ce sens la notion d’étiologie spécifique. D’où une objectivation – rationnelle cette fois – de la maladie, dont les critères sont définis désormais par la science médicale. La maladie et la santé ne sont plus des métaphores de la société : ce sont des états d’un organisme. Cette objectivation sera amplifiée par la radiographie, la biologie ou la génétique qui montreront qu’un homme qui se sent bien peut être un homme en mauvaise santé et que son approbation n’est nullement requise pour la définition de son état. On peut être biologiquement malade mais médicalement sain. Capital car pour une telle intelligence de la maladie le cancer est pure destructivité dont il n’y a rien à apprendre, ou retenir.
Or on objectera à cela les tensions que soulève le pb de la créativité du malade dans son être même malade. Si, la maladie est un état de l’organisme, expliqué de manière objective, pourquoi nos énoncés sur la maladie restent-ils des énoncés en première personne (« je suis malade » ) ? La deuxième ambiguïté commence ici : l’explication causale, bien qu’elle y prétende, n’annule pas une demande de sens. Il n’est pas vrai que la maladie puisse être réduitse aux états d’un organisme et qu’il exista une médecine objectivement pure. Le discours médical objectivant demeure un discours que la société se tient à elle-même.
 
c-      soit  le versant illness à l’intersection entre les deux précédents qui travaille à interpréter le soi malade en se confrontant avec l’explication rationnelle forte présente dans le « milieu médical ». Une interprétation quasi au sens musical du terme qui engage dont le travail de l’interprète, une herméneutique de soi et de l’autre dans la relation. Ces ambiguïtés éclatent au troisième âge de la maladie où elles deviennent de véritables contradictions. Aussi ce troisième âge définit-il moins une doctrine homogène qu’une concurrence entre conceptions rivales et une récapitulation syncrétique des héritages.
On peut tenir pour un aspect de cette contradiction le retour d’une conception néo-hippocratique selon laquelle les vertus du patient et sa propre « volonté de guérir » sont des armes aussi importantes que la chirurgie ou le médicament. Par ailleurs, la cause objective de la maladie une fois connue et le traitement efficace une fois prescrit, les interrogations brouillent des distinctions apparemment bien établies. D’où la persistance, à côté de la médecine empirico-rationnelle, d’une médecine magico-irrationnelle que la première, à certains égards, encourage. D’où aussi la concurrence entre l’étiologie spécifique dont Pasteur avait jeté les bases, et une étiologie globale héritée du premier âge de la santé mais exprimée aujourd’hui dans les termes d’un discours écologique où la « vie naturelle » tient la place des ancêtres protecteurs et la civilisation industrielle celle des esprits vengeurs. Cette dimension d’une écologie psychique, sociale et environnementale donne aux relations entre cancer et créativité une nouvelle ampleur : ce qu’engage la maladie ne concerne pas seulement le fonctionnement de quelque chose, -la machine du corps- mais vise aussi une existence, une destinée singulière.
Mais alors il ne faut pas être dupe d’un risque de confusion. On ne peut pas confondre la volonté  d’accompagner la créativité avec le souci contradictoire (oxymorique) d’exhaustivité dans la prise en charge par une répartition des tâches des praticiens du soin qui pourrait être délétère : l’inventaire de toutes les dimensions de l’humanité malade par le traitement bio-psycho-social. En effet, la question que soulève la créativité est plus fondamentale. Le caractère polythérapeutique des pratiques contemporaines dans les usages du soin en est le révélateur. Il y a de fait une facilité à se laisser croire que la réalité de l’humain serait entièrement assumée par une répartition des tâches entre la dimension du cure somatique (chirurgie, radiothérapie, chimiothérapie) et du cure psychique (réduire l’écoute, moment instituant de la rencontre de soin, à une technique d’écoute), observant d’ailleurs que bien souvent et ultimement les traitements somatiques prennent le pas sur le reste. Or explorer les liens entre créativité du malade, cancer et reconstruction de soi veut tracer une voie entre les objectivations réifiantes visant le somatique (Korper) et les réductions du corporel au psychique (corps ne serait que des représentations). Le sujet que je suis comme celui qui existe n’est pas constitué de l’ajout d’une strate psychique à un corps organique mais se situe en amont de cette séparation. Il s’agit de se mettre en phase avec le sentir de notre être au monde le plus profond : c’est cela que mobilise la créativité. La maladie peut-elle, dans cet esprit, être une alliée au devenir de soi ? La question de la créativité se situe donc au-delà de l’idée d’une réduction de l’humanité du malade à son traitement vétérinaire ou à la prise en charge de sa vie psychique d’automate spirituel. La créativité mobilise le thème de l’existence : celui de l’être en jet de soi non inscrit dans des projets thérapeutiques, installés dans un monde. « L’existence (et la situation de l’homme malade n’y fait pas exception) n’est pas ce qui prend place dans un monde mais ce qui ouvre un monde » dirait Maldiney. Question que pose la maladie grave est alors : comment donne-t-elle accès à l’existence comme être en ouverture de soi ?  Comment dire, affirmer cela au risque du discours doloriste qui fait de la maladie un mal nécessaire voire salutaire ? Ce que les liens entre créativité et cancer posent c’est que finalement si le malade n’est plus un bien portant, il a pourtant toujours à se porter (Voir ingrid auriol page 192-3). On ne fait pas que tomber malade car la maladie où l’on tombe est aussi la maladie que l’on fait, voire que l’on se fait. Maladie est donc une occasion, non seulement de se reposer, de s’accorder un répit en devenant l’alliée d’un devenir de soi (dépression, burn out) mais un mode d’accès à soi. Friz Zorn écrit ainsi : Bien que ne sachant pas encore que j’avais le cancer, intuitivement je posais déjà le bon diagnostic car, selon moi, la tumeur c’était « des larmes rentrées ». Ce qui voulait dire à peu près que toutes les larmes que je n’avais pas pleurées et n’avais pas voulu pleurer au cours de ma vie se seraient amassées dans mon cou et auraient formé cette tumeur parce que leur véritable destination, à savoir d’être pleurées, n’avaient pas pu s’accomplir. D’un point de vue strictement médical, ce diagnostic à résonance poétique n’est évidemment pas exact ; mais, appliqué à l’ensemble de la personne, il dit la vérité : toute la souffrance accumulée, que j’avais ravalée pendant des années, tout à coup ne se laissait plus comprimer au-dedans de moi ; la pression excessive la fit exploser et cette explosion détruisit le corps ; (Mars, p. 153). Cancer donne de rencontrer – dans l’arrêt même des projets et des projections qui font le cours ordinaire d’une vie bien remplie –sa propre aspiration à être originaire dans sa dimension corporelle. Cœur de la question de la créativité : le malade est , était et sera en rapport sa maladie indépendamment de ses thérapeutes (qui dit le mieux la vérité de l’être malade, le médecin ou le patient ?) car engage une forme originaire de présence à soi. La question de la maladie n’est pas celle uniquement, si l’on peut dire, de ses causes, mais celle de son sens. La question difficile que fait surgir la maladie grave n’est pas qu’est-ce que j’ai mais pourquoi moi ? En quoi est-ce de moi, est-ce moi si cela n’est pas par moi ? Réquisitionne le je en son attestation originaire.
 
Est en question alors  comment les dispositifs de soin prennent-ils soin de cette créativité, de cette auto-normativité dans des institutions hospitalières ? En inventant ce que Winnicott nomme le soin care-cure… ?
 
Le cœur de la relation thérapeutique se tient alors là : la possibilité d’entendre l’appel du je ouvrant un monde (le schéma appel/réponse) au sein même d’un dispositif thérapeutique conçu pour installer cette existence malade dans son propre projet et son schéma question/réponse.
La structure du soin médical vit de cette tension que fait l’anglais entre le care et le cure ; référence à Winnicott est précieuse car elle questionne comment le cure peut parvenir à recouvrir le soin care, et négliger que le souci technique du reconstruire – qui exerce aussi une forme de créativité technoscientifique – peut recouvrir l’accompagnement du care – accompagner une créativité psychique, existentielle et symbolique. Tout l’enjeu du cadre que constitue la relation soignante est d’inventer un care-cure : face à la destructivité de la maladie du corps, de l’estime de soi, et de la reconnaissance –méconnaissable devant le regard de l’autre et la société, le travail du soin est de réassurer le patient ébranlé et de l’aider à se maintenir dans son identité dans toute sa dimension d’existant : il a besoin d’aide (d’une relation d’aides)  et  pas seulement d’un remède pour résister et maintenir son identité. On peut alors penser la relation de soins confrontée à la destructivité et aux ressources de la créativité en travaillant sur les relations entre jeu et réalité à partir  de la distinction entre game et playing.   Réflexion part de l’idée qu’une identité peut souffrir de trop de créativité dans la fantasmagorie et l’échappée idéalisante mais également du trop peu de créativité en ayant une forme de créativité bloquée, enténébrée, ossifiée. Le rôle du jeu de ce point de vue est précisément d’accompagner la dynamique vitale et relationnelle en fluidifiant les relations, en libérant des imageries stéréotypantes qui enferment dans l’imaginaire généralisant du cancer, de la maladie dont on ne dit pas ou n’ose pas dire le nom. Game et playing : game, la règle du jeu de l’hôpital et du traitement du cancer est de concentrer toute la créativité du côté du pouvoir savoir-faire du soignant et du thérapeute médecin comme le suggère le mot patient : jeu du dispositif de soins qui régule les interactions, déploie des protocoles et normalise la créativité ; playing :  restauration des capacités d’initiative dans un jeu relationnel avec soi et avec l’autre. Redécouvre que sous les pratiques de soins opérationnelles et techniques, il y a un soin fondamental qui a contribué et qui contribue à se déployer comme un « environnement facilitant » : le concept de holding. Ici un lien entre la créativité des soignants, la créativité des soignés, des artistes et des poètes voire des religions (fin du texte de Winnicott).
Conséquences de cela : - discuter le cadre épistémologique qui fait du cancer, dans le cadre de l’ EBM, la compréhension d’une médecine agonistique : rien à apprendre de la maladie, maladie est une parenthèse dans une histoires de vie (rétablissement, rémission) ; - en face d’une EBM on peut compléter par une evidence narrative medicine afin de permettre par le récit à la mise en récit de la matière de sa propre vie » ; - discuter un imaginaire généralisant qui va d’un cancer vers le Cancer ; empêchant penser et sidération qui va jusqu’au silence et au refus de donner même ce nom (pudeur ou sidération de la « longue maladie »)
Ni briser les soignés ni briser les soignants dans leur capacité à accompagner cette dynamique relationnelle
Côté du soigné la narration – littérature du témoignage relative à ses contrées du mal – reprise d’initiative pour dire son histoire là où elle peut être fixé, figée, épinglée à la façon dont le sont les insectes par les entomologistes par la langue des médecins et des mots qui classent. Mot qui classe et range là où il faudrait des mots qui racontent, suivent les méandres d’une vie et tentent précisément de s’entretenir avec soi, de s’entrouvrir à soi. Raconter un histoire : non pas présenter son dossier mais se mettre à l’écoute de son histoire par l’histoire : une anamnèse ?
 
Exemple de Friz Zorn Mars paru en 1979 : littérature, raconter pour se reconstruire
Une précaution : Il ne faudrait pas que le récit, en faisant oublier ses limites, entretienne la même illusion. N’y a-t-il pas, dans une vie humaine, des événements réfractaires, par essence, à toute mise en intrigue ? Le récit de soi ne souffre-t-il pas d’ailleurs, aujourd’hui, de l’appauvrissement des ressources symboliques déjà présentes dans les structures pré-narratives de l’expérience ? La maladie, enfin, ne mobilise-t-elle pas – comme, à un degré quelconque, la douleur, la vieillesse et toutes les maladies – des réserves de courage et de confiance qui viennent de plus loin que la langue[1] ? Nous n’entendons pas, en posant ces questions, minimiser les vertus du récit – ni d’ailleurs des autres modalités du langage et de la communication (il faudrait ici distinguer entre récit comme journal intime, récit d’atelier d’écriture, sur les associations de malades en réseaux sur le eb ou œuvre littéraire)  – mais prévenir seulement, lorsque surgit la maladie, toute compréhension édulcorée du mal et toute invocation prématurée du sens.
Il manifeste parce que c’est un texte une reprise d’une capacité d’initiative dans un passage à l’écriture où quelque chose de soi se dépose dans l’écriture, dans le corps du texte, ; retour d’une créativité qui laisse raisonner la dimension existentielle. Va au-delà de l’opposition entre l’empirico-analytique d’un côté et la psychosomatique de l’autre, entre expliquer et comprendre. Le récit de soi : réponse à la question qui suis-je c’est raconter une histoire …
Ce qu’enseigne l’histoire de Fritz Zorn[2], qui tient pour insuffisante, d’une part, l’explication objective de sa maladie mais n’en propose, d’autre part, qu’une compréhension par défaut. La maladie de Zorn est une image de l’absurdité du monde et de l’enjeu d’existence ! . Dans le milieu qui l’étouffe, il n’y a plus rien à comprendre. « Naturellement », pense-t-il au moment où il découvre le cancer qui l’emportera. Le déchainement cellulaire qui détruit son corps est aussi dénué de sens que sa « peu réjouissante existence »[3] ; inexplicable par les seules raisons de la science médicale[4], il n’est pas moins incompréhensible[5]. Une telle découverte oblige à regarder en face la réalité du mal vécu et subi. La vraie leçon de Zorn, au-delà du tableau qu’il brosse de la biosphère aseptisée où il situe son origine, est cette manière lucide de regarder sa propre maladie. On aurait tort de prendre à la lettre, comme s’ils étaient couronnés de succès, les efforts qu’il fait pour interpréter celle-ci et l’intégrer à un ordre signifiant. Car ces efforts restent vains et font grandir démesurément le sentiment de l’absurde. Dans son récit en forme de constat, le cancer demeure un événement rebelle à toute mise en intrigue. Loin de trouver une place dans l’histoire de sa vie, il met en question cette histoire et cette vie comme telles. Il n’est peut-être, en général, de récit vrai du mal humain, que celui qui nous refuse l’intelligence que nous en attendions. C’est le cas, du moins, de celui de Zorn. Ce récit ne signifie rien que son incapacité à donner sens ; il exprime seulement un effort impuissant pour comprendre mais qui se donne en littérature, qui fait œuvre puisque mars, après tout est un livre, et un grand livre. 


[1] P. Ricoeur, Vivant jusqu’à la mort, Paris, Seuil, 2007.
[2] Mars, trad. fr. G. Lambrichs, Paris, Gallimard, 1979.
[3] Op. Cit., p. 33.
[4] Aux yeux de l’auteur, du moins ; d’où l’effort – lui-même impuissant – qu’il fait ensuite pour comprendre.
[5] La lecture psychanalytique de Mars trouve ici sa limite.