Walter Hesbeen
Infirmier, Docteur en Santé Publique, Secrétaire Général de l’Institut La Source, Paris
Je voudrais tout d’abord vous remercier de m’avoir invité à participer à cette journée. Le titre qui a été retenu pour mon intervention est « Prendre soin de la personne comme fondement de la pratique pluri professionnelle en oncologie ».

Je n’ai pas de connaissances particulièrement approfondies en oncologie mais il m’apparaît qu’un certain nombre d’éléments relatifs à la notion même de « prendre soin » peut s’immiscer dans toute pratique dès lors qu’elle concerne les humains.

J’essayerai tout d’abord de vous dire ce que signifie « prendre soin » avec ce verbe « prendre » qui peut un peu nous tromper sur son objet car cela peut être aussi redoutable de vouloir prendre l’autre pour lui imposer notre soin. Nous aurons l’occasion d’y revenir d’ici la fin de mon exposé.

Pour vous dire comment je conçois cette notion de « prendre soin », j’aimerais rappeler qu’il y a bien souvent une confusion entre le mot « soin » au singulier et le mot « soins » que nous écrivons également fréquemment au pluriel.

Il existe effectivement les soins qui sont cette dimension particulièrement repérable dans la pratique du quotidien. Ce sont les soins qui se font, ceux qui se donnent, les actes qui se posent. Ce n’est sans doute pas pour rien que nous appelons un certain nombre de professionnels, en particulier les infirmières, les infirmiers et les aides soignants, des « soignants » parce que ce sont eux qui font des soins.

A l’hôpital, par exemple, l’activité de ces soignants est fortement marquée, ponctuée par les soins qui se font, qui sont apposés. Vous savez qu’il n’est pas de bon ton de laisser à l’équipe de l’après-midi des soins qui auraient dû être faits le matin. Il existe donc une centration sur la tâche qui est très forte dans le système de soins et qui montrent donc l’importance que l’on accorde à ces actes et à ces tâches.

Il y a d’autres professionnels qui posent les actes et des tâches tels que les médecins par exemple que nous appelons moins volontiers ou moins fréquemment « des soignants ». D’ailleurs quand nous regardons dans la nomenclature de la terminologie hospitalière, nous voyons fréquemment des expressions du style « le personnel médical et soignants », les soignants n’étant pas les médecins. Je connais un certain nombre de médecins qui se revendiquent soignants et d’autres non.

Nous sommes bien là sur le mot « soins » au pluriel, cet ensemble d’actes et de tâches. Celles-ci peuvent être particulièrement bien faites et nous sommes bien là dans l’expression : « faire des soins ».

Il y a ensuite le mot « soin » au singulier qui veut dire : une attention particulière portée à quelqu’un ou à quelque chose. Ce mot « soin » au singulier est un mot de la vie de tous les jours. C’est un mot qui nous anime dans nos relations interpersonnelles qu’elles soient professionnelles ou non. C’est un mot qui tient bien dans l’expression « prendre soin » et nous nous rendons bien compte, en observant la frénésie du « faire » dans le système de soin, que nous pouvons bien faire des soins sans nécessairement faire imprégner les soins qui se font du soin que requiert l’attention particulière portée à la personne.

On peut donc faire des soins sans prendre soin et aussi prendre soin sans faire des soins et fort heureusement, nous pouvons également faire des soins à la personne tout en prenant soin de cette personne.

« Prendre soin » c’est donc cela : porter une attention particulière à une personne qui vit une situation qui lui est, elle aussi, particulière. A mes yeux, un des grands défis auquel est confronté aujourd’hui l’organisation même du système de soin est autour de la question : comment pouvons-nous réussir à mettre plus de soin dans les soins ? Comment pouvons-nous réussir à imprégner d’avantage d’attentions particulières à une personne qui vit une situation particulière, tout ce que nous faisons dans notre pratique du quotidien.

Pourquoi cet intérêt pour le prendre soin parce que nous pourrions nous dire que finalement ce qui est tout de même important c’est que les personnes soient bien traitées, soient guéries, que les actes soient bien posés et que tout soit bien fait.

Effectivement, il est important que tout ce que nous faisons soit bien fait, soit fait en référence, en connaissance établie, aux procédures, aux règles qui guident un certain nombre de techniques.

Il n’empêche que l’histoire nous montre – l’histoire récente du siècle dernier, par exemple – qu’il est possible de bien faire ce qui doit être fait dans le déni de l’humanité même de l’humain. Il est possible de se révéler un excellent professionnel, extrêmement performant sur les soins qui se font mais en oubliant que cette pratique s’adresse, à chaque fois, à la singularité d’une personne.

C’est ce que la philosophe allemande, Hannah Arendt, relatant le déroulement du procès de Eichmann à Jérusalem avait appelé la banalisation de l’humain. Elle relatait ainsi cette façon de faire de Adolphe Eichmann, haut fonctionnaire du régime nazi, qui faisait très bien ce qu’il avait à faire. Il organisait très bien la déportation. Il avait le souci que cela soit bien fait.

Ce qu’Hannah Arendt avait mis en exergue c’est que pour elle, Adolphe Eichmann n’était pas quelqu’un de méchant, de mauvais. C’était trop facile de dire que c’est parce qu’il est méchant et mauvais qu’il avait agit de la sorte mais parce qu’il ne pensait pas l’humanité de l’humain. Ne pas penser l’humanité même de l’humain c’est la banalisation de l’humain.

Pour le dire autrement, la banalisation de l’humain c’est l’oubli de l’humanité même de l’humain, de sa singularité, de sa sensibilité. Nous pouvons observer que ce soit dans nos pratiques où parfois nous sommes un petit peu plus tendus ou dans la pratique de certains collègues, par exemple, que certains font effectivement très bien ce qu’il y a à faire mais dans l’oubli de cette humanité même, de cette singularité, de cette sensibilité de la personne à laquelle il s’adresse.

Puisque je vous ai dit ce qu’est le « prendre soin », pourquoi est-ce que je pense que c’est important ? C’est pour essayer de freiner, d’atténuer le risque de banalisation de l’humain. C’est le travail que je demande depuis plusieurs années maintenant, depuis trois années, à mes étudiants dans le cadre de leur travail de santé publique. Il n’y a qu’un seul thème que j’aborde avec eux c’est : comment le cadre de santé, de la place qu’ils occupent peuvent-ils contribuer à atténuer le risque de banalisation de l’humain au sein des structures de système de soin ?

Que cela requiert-il d’atténuer ce risque de banalisation de l’humain ? J’ai envie de dire en premier lieu mais je ne voudrais pas que vous établissiez une hiérarchie entre les éléments que je vais citer mais cela requiert des professionnels sujets c'est-à-dire des professionnels qui veulent habiter en personne leur pratique du quotidien. Cela signifie des professionnels qui ont, petit à petit, compris et opéré le choix de ne pas se laisser instrumentaliser par le système, par les différentes facettes de leurs pratiques dans le rapport à l’autre.

Je rappelle que, pour qu’un professionnel puisse donner des soins personnalisés, il faut bien que cela soit sa personne qui donne ces soins. Ce sont donc des personnes en présence et non pas un patient « objetisé » et un professionnel instrumentalisé.

La posture de ces professionnels sujets c’est l’orientation fondamentale donnée à notre action. En lien avec ce que je disais avec la notion de prendre soin, la notion de posture professionnelle me conduit à dire finalement dans quelle perspective est-ce que je fais tout ce que je fais ? La perspective donnée à mon action quelle est-elle ?

La perspective du prendre soin de la personne est ce que je nomme la perspective soignante. Cette question se pose finalement à tous les acteurs du système de soin. Est-ce que je suis infirmière, aide soignant ? Est-ce que j’agis dans une perspective soignante ? Est-ce que je suis cadre, médecin ? Est-ce que j’agis ma pratique médicale dans une perspective soignante ? Je suis directeur d’hôpital. Est-ce que je gère l’hôpital dans une perspective soignante donc d’attention à la personne, du souci de la personne ?

Ce qui est difficile dans la notion de perspective soignante c’est de voir la personne parce que nous avons finalement, par toute notre évolution sociale et par tout notre formatage social, d’avantage pris l’habitude de voir les attributs du sujet plus que le sujet. Nous voyons un âge, un statut, une pathologie, une souffrance que nous nous autorisons à classifier et nous avons bien du mal à voir la personne.

Même si j’ai conscience, ce que je vais vous dire a sans doute des petites tonalités …

...

Je n’ai pas réussi aujourd’hui à me départir d’une idée, d’une conviction : chaque humain, quel qu’il soit – et donc nous sommes six milliards et quelques sur la planète – est un être unique, exceptionnel et irremplaçable.

Il n’y en a qu’un et de ce fait chacun est une exception et chacun est irremplaçable. Même si dans certaines régions du monde il y a dix naissances pour un décès, les dix qui naissent ne remplacent pas celui qui vient de partir.

Pour ajouter peut être à cette touche de naïveté, cela me conduit à penser que finalement chaque humain, quel qu’il soit – c’est difficile « quel qu’il soit » et c’est encore plus difficile lorsque je vous dis « et quoi qu’il ait pu faire » – est un joyau dans un écrin.

Ce qui est requis de moi, lorsque je me propose de prendre soin de cet autre, c’est de voir ce joyau dans cet écrin et de me poser la question : comment puis-je agir pour que ce joyau dans cet écrin ne soit pas, par exemple, abîmé, contrarié par mon intervention ?

Or j’ai conscience que voir en chacun un joyau dans un écrin n’est pas simple. Albert Jacquard aurait dit une merveille ce qui nous donne l’anecdote qu’Albert jacquard nous racontait parfois lorsqu’il était professeur de biologie, de génétique et qu’il voyait en début d’après-midi s’assoupir ses étudiants dans l’amphithéâtre. Albert Jacquard se tournait vers eux et disait : « je suis une merveille ». Et il leur disait : « mais regardez votre voisin, êtes-vous capable d’identifier en quoi votre voisin est une merveille ? ».

Vous voyez que ce n’est pas simple, ce regard porté sur l’autre. Je dois bien vous dire que lorsque je prends le métro le matin et qu’on me marche sur les pieds, j’ai du mal parfois à voir la merveille de l’autre.

Et pourtant je me rappelle alors ce que nous disait Albert Jacquard, je me rappelle ce que j’essaie de vous dire : c’est une merveille qui vient de me marcher sur les pieds. Enrichir son regard, cela concerne chaque humain. Il ne peut y avoir d’exception parce que s’il y a des exceptions ce n’est plus l’humain que nous voyons mais les actes qu’il a posé. L’être humain n’est pas réductible à ses actes. Même si des actes sont absolument détestables et d’une maltraitance inouïe, ils sont bien posés par des humains. Même lorsque nous avons des organisations qui ne s’occupent pas beaucoup des humains qui y travaillent, nous ne pouvons pas oublier que ces organisations sont bien décidées et gérées par des humains.

Nous avons donc bien du mal à voir cette dimension merveilleuse de l’autre, sa dimension tout à fait unique et exceptionnelle et irremplaçable. Mon propos n’est pas de vous dire qu’il faut éprouver de la sympathie pour tout un chacun ou d’avantage ou, voire même, aimer tout le monde. Je peux fort bien n’éprouver aucune sympathie pour tel ou tel personnage et, malgré tout, rester convaincu. Il s’agit d’un être unique, exceptionnel et irremplaçable.

Vous voyez qu’il y a là ce que je nomme un travail. Nous savons tous ce que c’est d’aller travailler mais un travail c’est aussi ce que je consens de manière beaucoup plus personnelle, plus intérieure. Un travail, c’est faire grandir en soi. C’est l’image de la salle de travail à côté de la salle d’accouchement. C’est faire grandir en soi, faire venir, advenir et, petit à petit, je peux opérer le choix en tant que personne de travailler ma capacité de voir le plus souvent possible en chaque humain un être unique, exceptionnel et irremplaçable : un joyau dans un écrin.

Et c’est parce que cet autre est un joyau dans un écrin que je vais d’avantage pouvoir penser comment je vais prendre soin de cette personne dans les actes que je pose.

Cette notion de « prendre soin » nous conduit à bien prendre en compte la personne. Bien souvent nous parlons encore dans notre jargon professionnel des soins que nous nommons des soins individualisés. Il y a également une distinction avec les soins personnalisés.

Bien souvent nous n’établissons pas cette distinction et je me souviens, dans l’histoire de l’organisation hospitalière, lorsque nous étions à l’époque des soins en série, voici 20 années, 30 années – je sais que cela existe encore un petit peu – nous étions content de dire à un certain moment : les organisations ne sont plus sur les soins en série maintenant elles sont sur les soins individualisés.

A bien y réfléchir, les soins individualisés, si je regarde le travail d’une aide soignante, elle a beau avoir deux mains, elle ne fait qu’une toilette à la fois. Elle est bien dans des soins individualisés. Néanmoins de là à ce que ces soins individualisés deviennent une toilette personnalisée, vous voyez qu’il y a là une distinction, un espace pour une autre réflexion.

Ceci nous conduit à nous poser la question de savoir qu’elle est la différence entre un individu et une personne. J’aime bien rappeler à mes étudiants que, lorsqu’ils sont ou ils étaient en salle d’autopsie et qu’ils voyaient un cadavre et éventuellement un cadavre dont on avait retiré ses organes, ils voient un individu. Le cadavre est mort biologiquement mais c’est un individu. Le même individu vivant qu’a-t-il en plus : de la sensibilité. C’est la distinction que j’établirai entre l’individu et la personne : la sensibilité.

Cela signifie qu’un soin personnalisé, une toilette personnalisée pour reprendre l’exemple de l’aide soignante est une toilette par laquelle nous allons tenir compte de la sensibilité des personnes en présence, de la sensibilité de la personne à laquelle je m’adresse, la sensibilité mise en mouvement des cinq sens de la personne.

A titre purement informatif, dans un groupe de travail européen composé d’infirmières sur plusieurs pays européen, le Groupe PRAXI (Pratique quotidienne de soins infirmiers), nous nous sommes interrogés et nous organisons un colloque à Bruxelles sur ce thème, au mois de novembre, sur l’écriture que nous observons aujourd’hui dans les dossiers du patient et notamment les pratiques de transmission d’information à partir de certains outils comme les transmissions ciblées.

Les transmissions ciblées nous donnent des informations factuelles donc des informations sur les faits qui ont une indéniable utilité fonctionnelle. C’est ce qui permet de faire fonctionner et d’assurer la continuité des informations. Il n’empêche que ce que nous pouvons observer c’est que bien souvent ces informations factuelles ne disent rien de la personne, des personnes en présence.

Par conséquent cette écriture que nous nommons une écriture fonctionnelle gagnerait, pour dire quelque chose des personnes, à être complétée par ce que nous nommons une écriture sensible. C’est la raison pour laquelle nous organisons ce colloque sur le thème « écriture fonctionnelle, écriture sensible : deux modalités, quelle finalité ? ».

Pour que je puisse en tant que professionnel être accueillant à la sensibilité de ce patient auquel je m’adresse, il faut que je sois présent en personne, que ce soit bien moi, professionnel sujet qui soit présent et non pas professionnel objet. Etre professionnel sujet signifie être présent avec ma propre sensibilité de professionnel. Pour que je sois une personne en présence d’une autre personne il faut bien qu’il y ait deux personnes sensibles qui s’autorisent la sensibilité en présence.

Rassurez-vous, la sensibilité n’est pas la sensiblerie et je peux travailler et faire advenir cette capacité d’exprimer ma sensibilité dans un rapport professionnel avec professionnalisme.

On apprend bien souvent aux professionnels de la santé à se blinder. Nous nous rendons compte des ravages que cela peut faire parfois parce que vous imaginez la sensibilité qui peut se dégager d’une infirmière blindée.

Non pas qu’elle ne puisse pas apprendre, cette infirmière, à mettre à distance des affects qui seraient peut-être un peu trop envahissants, mais une infirmière qui ne s’autorise plus une émotion est une infirmière qui sera essentiellement une infirmière très peu accueillante à la subtilité de la sensibilité de l’autre.

Cette sensibilité pour des soins personnalisés requiert finalement une pratique professionnelle qui n’a pas oublié de s’interroger sur la délicatesse qui est la mienne dans mon rapport à l’autre. Quelle est la délicatesse dont je fais preuve dans mon rapport à l’autre. C’est ce qui est fin, délié, c’est le sens de la finesse.

Nous avons vu peut-être ce matin, dans la scénette, certains comportements que je n’aurais pas forcément spontanément qualifié de délicats. Cela nous donne peut-être matière à penser.

Ce sens de la délicatesse que pose-t-il comme question finalement ? C’est une question qui, de mon point de vue, n’est jamais terminée, jamais aboutie. C’est la question : quelle est mon élégance relationnelle dans mon rapport à l’autre. C’est la question de l’esthétique dans les rapports humains.

Or vous comprenez bien que si je ne me pose que la question de l’élégance relationnelle, je n’aurai bien entendu qu’un comportement superficiel. Néanmoins ce n’est pas seulement la question de l’élégance relationnelle qui se pose mais la question de la présence de ma personne au contact de cet autre que je vois également comme une personne. L’élégance relationnelle, le goût de l’esthétique dans les rapports humains, la délicatesse fait partie de cette question que je me pose pour que ma personne puisse être présente.

A quoi tout cela nous conduit-il ? A un mot qui a été cité par la Directrice de l’hôpital, c’est le terme « humanitude ». Qu’est-ce que l’« humanitude » ? Cela part d’un constat : être un humain n’est pas difficile. Nous sommes tous des humains. Comme je vous ai dit que quoi que nous fassions nous restions uniques, exceptionnels et irremplaçables, nous sommes des humains et définitivement des humains quoi que nous fassions. Aussi ce n’est pas difficile, c’est un statut qui nous est donné.

Nous n’avons aucun effort à faire pour être humain. En revanche, être un humain qui essaie d’aller sa vie en se montrant soucieux de l’humanité, demande un travail qui est parfois extrêmement considérable. Cela demande un travail par lequel il faut se poser un certain nombre de questions ou se rappeler un certain nombre de convictions. C’est bien un humain qui m’a marché sur les pieds.

C’est cela que je nomme le travail d’«humanitude » qui est ma capacité d’aller au chemin d’humain en me montrant soucieux de l’humanité.

C’est un travail qui, lui non plus, n’est jamais abouti parce qu’il nous confronte aux multiples situations de vie que nous rencontrons, qu’il s’agisse de nos activités professionnelles ou de toute autre activité. Ce travail d’« humanitude » conduit, dès lors que quelques personnes y consentent, en un lieu donné – prenez l’exemple d’un hôpital ou d’un service au sein d’un hôpital – à ce que je nomme volontiers une atmosphère soignante. C’est une atmosphère de laquelle se dégage des parfums, des saveurs soignantes. C’est un lieu où se repère ou se sent que là il y a des humains qui sont soucieux de l’humanité.

Quand vous êtes accueillis par quelqu’un, vous percevez très vite si vous êtes accueillis par quelqu’un qui a ce souci de l’humanité et qui a en particulier votre souci en vous accueillant. Quand vous vous présentez dans un service vous voyez très bien, au-delà de toutes les procédures, s’il y a cette saveur qui se dégage, cette saveur soignante.

N’oublions pas que le mot « saveur », le mot « savoir » et le mot « sagesse » ont la même racine : avoir du goût. Pour que ce « prendre soin » puisse se déployer dans les pratiques quotidiennes, il y a effectivement ce travail que nous pouvons consentir ensemble en un lieu avec cette question qui se pose et qui peut se poser par exemple à tout l’organisation d’un service : que pouvons nous faire pour que, dans notre lieu où s’exerce notre pratique, se dégage une plus grande saveur soignante ou une plus grande atmosphère d’humanité ?

Ce lieu est un lieu qui peut accueillir des pratiques. Il est maintenant devenu propice à des pratiques. Ce qui est bien souvent et je suis parfois inquiet dans le contexte social actuel. Aujourd’hui contrarier une pratique médicale, infirmière, sociale, paramédicale, lorsque ces pratiques sont animées du souci de la singularité de la personne, c’est l’engouement des professionnels pour les savoirs établis, pour les théories, les protocoles et les procédures.

Je sais que nous avons bien du mal à nous écarter des injonctions qui nous sont données par les protocoles, les procédures, les théories et les savoirs et mon propos n’est pas de nous en écarter. Il ne peut y avoir dans nos pratiques aucune concession quant à la précision et à l’actualisation des connaissances auxquelles nous avons recours. Il ne peut y avoir aucune concession quant à la qualité technique des gestes que nous posons. Là n’est pas le propos.

En revanche, nous ne pouvons jamais oublier que les connaissances auxquelles nous avons recours, les techniques que nous allons utiliser, sont toujours des connaissances et des techniques qui s’adressent à un sujet unique singulier, exceptionnel.

Que cela veut-il dire ? Cela signifie que je dois dans ma pratique professionnelle, quel que soit mon statut dans la hiérarchie et la fonction que j’exerce, développer une intelligence de la situation. Je dois avoir recours aux connaissances les plus actualisées, les plus pertinentes. Je dois m’entraîner à pouvoir poser les gestes avec la rigueur requise mais, en même temps et ce n’est pas simple, développer une intelligence de la situation.

C’est la distinction que nous pouvons opérer entre le verbe « appliquer » et le verbe « approprier ». Le verbe « appliquer » veut dire « déposer ». Vous observez peut-être les ravages de l’application lorsqu’il s’agit pour un professionnel de s’assurer qu’il a bien appliqué la règle qu’on lui a dit d’appliquer.

Il y a peut-être encore aujourd’hui des milieux professionnels dans lesquels on dit aux professionnels : « je ne vous demande pas de penser mais d’appliquer ». Lorsqu’on dit à ces professionnels d’appliquer, on ne leur demande donc pas de penser. On leur dit : « déposer ».

Cela créé des ravages parce que on ne s’adresse plus à un sujet, le patient n’est plus un sujet. Il devient l’objet d’applications, celui sur lequel je vais déposer ce qu’on m’a dit de déposer.

Je vais vous donner un exemple que les infirmières et les aides soignants connaissent bien. Vous connaissez sans doute la théorie des besoins de Virginia Anderson. Si l’infirmière, l’infirmier ou l’aide soignant se transforme en applicateur de besoins, il voit chaque humain, chaque patient comme la somme des quatorze besoins fondamentaux. Peut-être que, lorsque vous étiez aux études, vous avez passé des après-midi entiers, j’en ai vu des étudiants s’interroger sur le problème de tel ou de tel besoin parce que qu’ils ne voyaient pas qu’il y avait un problème pour un besoin.

Parfois ils trouvaient des problèmes qui ne correspondaient pas à un des quatorze besoins. Ils essayaient, non sans mal, de faire entrer le patient dans la grille des quatorze besoins. Parfois il n’y entrait pas.

Encore aujourd’hui et il n’y a pas plus tard que trois jours, je rappelais à des étudiants en école d’infirmière de deuxième année que les quatorze besoins fondamentaux de Virginia Anderson sont bien les quatorze besoins fondamentaux de Virginia Anderson et de personne d’autre et qu’il ne s’agit pas de négliger ce qu’a écrit Virginia Anderson et d’une quelconque concession avec les connaissances produites par Virginia Anderson mais bien de toujours se souvenir que Virginia Anderson n’a pas écrit une théorie à appliquer mais bien une théorie, une matière à penser.

Ce qui est requis dans ma pratique, si je la veux véritablement authentiquement soucieuse de la personne, soucieuse de la singularité de la personne, c’est qu’il s’agisse bien d’une matière à penser.

C’est là que je m’écarte du verbe « appliquer » pour aller vers le verbe « approprier ». J’ai besoin de ces connaissances. J’ai besoin, par exemple, de la théorie de Virginia Anderson. Néanmoins, ma posture professionnelle est celle de l’appropriation. « Approprier » veut dire rendre propre à une situation, chercher ce qui convient. Ma posture professionnelle est celle d’avoir recours à mes connaissances, mes savoirs, mes différents moyens pour chercher avec ce patient ce qui convient à sa situation qui est nécessairement une situation particulière et à nulle autre pareille.

Ceci requiert également, outre la posture professionnelle, outre le lieu duquel nous oeuvrons pour que se dégage une saveur soignante, un type de management, d’organisation : un type de management qui soit propice à l’expression de cette appropriation. Si vous avez par exemple un cadre de santé ou un chef de service qui est à l’affût afin de détecter si vous commettez un quelconque écart à la norme, à la procédure, au protocole, à la théorie, vous êtes dans un esprit de contrôle. Vous développez une culture de l’application et non pas une culture de l’appropriation.

La culture de l’appropriation requiert dans ma posture professionnelle de chef de service, de cadre de santé, de directeur d’hôpital de faire confiance, de croire en l’intelligence des professionnels, en leur capacité de penser leur pratique.

A titre anecdotique, voici un an ou deux, dans l’amphithéâtre du CHU, je disais que si j’étais tout à fait favorable à ce que dans les services il y ait des classeurs qui reprennent des protocoles, des procédures, car bien entendu il faut que nous ayons cette référence, pour aller voir dans le classeur ce que nous dit le protocole et la procédure, je rappelais simplement que la place d’un classeur était dans un placard de telle sorte que nous allons le sortir quand nous en avons besoin. Je disais également qu’en faisant confiance à cette capacité de penser des professionnels donc à l’intelligence des professionnels qui agissent, nous pourrions indiquer en gros et en rouge sur ces classeurs : « interdiction d’appliquer, nécessité de penser ».

A l’issue de ma conférence, le Directeur des ressources humaines de cet établissement, un gros CHU du Sud est venu me dire : mais Monsieur Hesbeen, vous rendez-vous compte de ce que vous dites ? Si maintenant les infirmières commencent à travailler n’importe comment ! ».

C’était un directeur des Ressources Humaines. Si un directeur des Ressources Humaines pense qu’une infirmière travaille n’importe comment si elle n’applique pas un protocole, quelle considération cela reflète-t-il pour la capacité de penser de ces différents professionnels ?

Je rappelle simplement que penser signifie « peser », « soupeser ». Hannah Arendt disait : « penser c’est maintenir vivant le dialogue avec soi-même ». Si j’applique un protocole et si je ne maintiens pas vivant le dialogue avec moi-même, je ne pense pas ma pratique, je la dépose. Si je dépose ma pratique, je ne suis pas un professionnel, j’agis tout simplement. Je suis un exécutant.

Pourquoi un management qui soit une organisation, qui soit donc accueillante à ce type de pratique ? Parce que ce type de pratique fondée sur le « prendre soin », j’ai beau tourner cela dans tous les sens et depuis de nombreuses années, je n’ai pas d’autre possibilité que de vous dire que prendre soin de l’autre requiert mon implication personnelle. Il n’y a que ma personne qui puisse s’impliquer et si vous travailler dans un service où le cadre vous dit que vous devez vous impliquer, je pense qu’il sait, au moment où il le dit, que c’est juste là une rhétorique mais que celui qui peut décider de s’impliquer n’est autre que moi et rien que moi.

Opérer le choix d’une posture professionnelle, par laquelle je pose la question du soin qui peut être mis dans les soins que constituent ma pratique, cette question peut être nourrie par nos travaux d’équipe et nos réflexions d’équipe mais il n’y a que moi qui puisse me la poser à l’occasion de chacun des gestes que je pose.

Aujourd’hui ce n’est sans doute plus d’actualité mais lorsque vous pénétrez dans la chambre d’un patient, vous pouvez suivre la procédure qui dit qu’il faut frapper à la porte avant d’y entrer mais vous savez que vous avez plusieurs manières de frapper à la porte et que c’est là qu’il va y avoir cette différence, cette implication : je renonce, pour moi, à frapper simplement de manière mécanique à cette porte juste pour respecter la procédure ou ce qui est bien séant. Je frappe à cette porte de manière que la personne derrière cette porte ait le temps de se dire que quelqu’un va entrer, voire j’attends la réponse mais ce n’est pas toujours possible.

Il y a donc la nécessité de développer des lieux dans lesquels l’organisation, le management soient véritablement accueillants à cette implication personnelle. C’est tellement important que l’organisation de l’hôpital, si elle décide que l’organisation est fondée sur le « prendre soin », la Direction de l’hôpital aura beau décider si ce ne sont pas les personnes mêmes, qui constituent le groupe professionnel, qui s’impliquent cela ne pourra pas aller très loin.

La qualité du soin n’est pas la qualité du soin. La qualité du soin passe nécessairement par l’implication des professionnels. On ne peut pas décider à votre place qu’elle est l’implication.

En revanche, si vous opérez pour vous le choix de vous impliquer personnellement et que vous voyez que vous évoluez dans un milieu qui n’est pas accueillant à votre implication, vous allez très rapidement vous décourager, vous épuiser. Il y a là une espèce de double lien.

Le système de soin ne pourra pas améliorer la qualité du soin s’il n’y a pas l’implication des personnes. Néanmoins l’implication des personnes sera très rapidement freinée s’il n’y a pas une structure, une organisation qui se veut résolument tournée vers le soin qui peut être mis dans les soins.

Je dirais qu’un des défis qui m’apparaît extrêmement urgent aujourd’hui mais j’y crois et j’ai confiance c’est véritablement de développer chez un certain nombre de responsables, de directeurs et de cadres, cette capacité de gérer un hôpital dans une perspective soignante en rappelant que nous n’arriverons pas en gardant le vieux slogan : « il faut placer le patient au centre des préoccupations ». Je n’aime pas ce slogan, non pas qu’il faille oublier le patient, vous l’aurez compris, mais dire qu’il faut placer le patient au centre, c’est mettre un objet au centre et demander à tous les autres de s’excentrer autour de ce point central.

Gérer un hôpital en voulant uniquement le bien du patient c’est oublier que pour accéder au bien de ce patient, on a besoin de professionnels qui s’impliquent en personne. Gérer un hôpital, gérer un service dans l’oubli de la personne même des professionnels pour survaloriser le patient, cela n’aboutit pas à grand-chose.

Il ne s’agit donc pas de placer le patient au centre des préoccupations mais de penser les personnes qui évoluent, vivent, travaillent, séjournent, passent au sein d’un établissement et c’est cela gérer dans une perspective soignante.

Je vais juste mentionner deux éléments. Pour pouvoir prendre soin de l’autre et notamment vu le statut que nous avons en tant que professionnels de la santé par exemple de ces patients qui nous confient finalement leur santé, nous devons réussir quelque chose qui n’est pas facile dans les rapports humains du quotidien, nous devons travailler à renoncer à vouloir exercer du pouvoir sur l’autre.

Les professionnels de la santé ne sont pas les seuls mais ils y sont particulièrement confrontés. Nous avons de très nombreuses possibilités d’exercer du pouvoir sur le patient, sur sa famille et sur ces proches.

C’est dans un livre qui s’appelle « Pour toute la saveur du monde » que Thierry Gosset, relatant ses cours au Collège de France, avec Barthez, intitule son premier chapitre en disant : « une non volonté de prise ». Que veut-il dire par là ? Il dit que le fait d’être un humain aux côtés d’un autre humain, implique nécessairement quelque chose de l’ordre d’une relation de pouvoir qui s’exerce entre ces deux humains car nous sommes vivant l’un à côté de l’autre.

Dans nos pratiques, nous pouvons les uns et les autres questionner le goût que nous avons pour exercer une emprise sur l’autre et donc, d’une certaine manière, emprisonner cet autre dans notre pratique, notre fonction, notre statut.

C’est un travail et une vigilance de tous les instants : une non volonté de prise, renoncer à cette emprise que je peux exercer sur l’autre. Vous voyez que « prendre soin » pourrait nous faire déraper. Nous pourrions au nom de l’attention portée à cet autre emprisonner cet autre dans notre attention. Si j’emprisonne cet autre dans mon attention, je manque de délicatesse, j’oublie de questionner l’esthétique de mes rapports humains.

Cette « non volonté de prise » ne s’exerce pas seulement dans les rapports professionnels, c’est aussi dans les rapports humains du quotidien que ce soit en couple ou avec des amis ou auprès des étudiants dans l’enseignement. Pour un certain nombre de cadres, de chefs de service, de directeurs, la question se pose : comment puis-je exercer mon autorité parce qu’il ne faut pas faillir dans l’exercice de son autorité en renonçant à l’emprise que je peux exercer sur les personnes qui sont sujettes à mon autorité ?

Je terminerai en disant que le prendre soin requiert alors – cela m’a parfois attiré quelques railleries dans le milieu professionnel, mais aujourd’hui cela va mieux – et peut-être que c’est une de ses manifestations les plus explicites que nous soyons capables dans l’attention que nous portons à l’autre, de ne pas oublier l’importance des petites choses.

Ce sont les petites choses que je nomme parfois les mille et un détails qui font la différence. Ce sont les petites choses peut-être qui donnent le mieux à voir le « prendre soin de la personne », le souci que j’ai de la personne.

Depuis quinze années je donne le même exemple et je pourrais tenter d’en varier mais lorsque vous avez une dame très âgée dans un service qui a été hospitalisée ou qui séjourne depuis tellement longtemps et, qu’un matin, cette dame décide d’essayer de remettre du rouge à lèvre, vous voyez qu’elle est très vieille et qu’elle a un peu la bougeotte donc son geste n’est pas très précis et ce n’est pas nécessairement ce qu’il y a de plus beau à voir. Vous voyez, un rouge à lèvre n’est pas grand-chose à côté d’une résonance magnétique nucléaire. Pourtant si le matin une personne, un professionnel, quel qu’il soit, entre dans la chambre de cette patiente et lui dit : « tient vous avez remis du rouge à lèvre ce matin », on lui dit alors : vous existez dans mon regard, j’ai vu que quelque chose a changé, vous êtes encore un sujet de surprise et vous n’êtes pas déjà un objet du décor.

Je crois véritablement que prendre soin de la personne requiert cette vigilance, cette attention, cette capacité de prendre en compte des petites choses dans notre pratique mais pas seulement la pratique des aides soignantes et des infirmières, la pratique de tout un chacun.

Je vous remercie de votre bonne attention.

Applaudissements.