Dr Walter HESBEEN
Infirmier, Docteur en Santé Publique, Institut Perspective Soignante, Paris
L’an dernier, après mon exposé, un intervenant de Marseille était venu me trouver en me disant qu’il était très méfiant des personnes qui se présentaient avec une cravate pour donner des conférences mais qu’il avait apprécié mon exposé. Alors, cette année-ci, j’ose me présenter à vous sans cravate. Apparemment, je ne suis pas le seul à m’être autorisé cela. 
Je vais devoir reprendre un certain nombre de choses que j’avais dites l’an dernier parce que prendre soin de la personne, quand il n’y a plus de traitement curatif, nécessite quand même un « prendre soin ». J’ai été invité au moins à deux reprises, par Patrick Ben Soussan, à essayer de préciser un certain nombre d’éléments. Je ne sais pas si je vais pouvoir répondre à ces attentes mais je vais, tout simplement, vous livrer quelques réflexions autour de ce « prendre soin ». 

J’y mettrai ce que j’appellerais une précaution oratoire. Je constate, parfois avec amertume, que dans ce qu’on appelle le milieu soignant, qui n’est évidemment pas réservé aux seuls infirmiers et aides-soignants, on n’a pas toujours envie d’entendre parler du prendre soin, tant le prendre soin est quelque chose d’exigeant, d’immensément difficile. Parfois, on me renvoie une image de rejet et de culpabilité parce que ce que je dis est peut-être trop exigeant. On me dit aussi et cela me chagrine que, de toute façon, tout cela est dépassé car, à notre époque, on n’en a plus le temps, ni les moyens, etc. 

Je continue obstinément et depuis vingt ans maintenant, à toujours parler de la même chose. Je ne dis pas que je donne à chaque fois la même conférence. En tout cas, c’est ce sillon-là que je creuse. Ma préoccupation n’est pas d’essayer de vous convaincre. On m’a proposé de vous livrer des réflexions alors je viens vous les présenter. 

Je dirais que j’ai acquis la conviction, depuis longtemps, qu’un formateur n’est vraiment pas celui qui peut former un autre, sans quoi il serait plutôt dans une tentative de formatage. Ce que je dis très régulièrement aux groupes que j’ai en formation, c’est que je ne peux pas les former. La seule chose que je peux faire, c’est leur apporter mes réflexions, leur présenter des connaissances, c’est aussi aider à mettre en mots, la parole des uns et des autres mais… je ne peux pas les former car chacun se forme s’il en a l’envie, la disponibilité, la possibilité. La formation, c’est laisser à chacun la possibilité de se former en faisant ce qu’il peut ou veut faire avec ce qu’il entend, ce qu’il observe ou aperçoit lors de différentes rencontres. On rejoint ainsi ce qu’un de mes amis, psychiatre et philosophe, Bernard Honoré, dans le domaine de la formation, appelait la « formativité ». La formativité, c’est aider les personnes à donner naissance à leur propre forme par la formation. Mon objectif n’est donc pas de vous former mais de vous donner des ingrédients ou des éléments qui pourraient peut-être contribuer à votre propre formativité. 

Je commence d’une manière qui me semble judicieuse, par cette distinction que j’aime opérer entre « les soins » et « le soin ». J’opère cette distinction depuis longtemps. Elle a à la fois une visée pédagogique, mais également opérationnelle et réelle.

Je nomme « soins » cet ensemble d’actes, de tâches, de gestes qui composent le quotidien. On distingue d’ailleurs les soins directs, indirects, peu importe car ce n’est pas le propos. Les soins, comme j’ai déjà eu l’occasion de le dire l’an dernier, tiennent bien dans l’expression « donner des soins » ou faire des soins. Les soins concernent essentiellement le domaine professionnel même si je sais qu’on fait aussi des soins à un enfant en bas âge par exemple, à la maison.

Il y a un autre mot, « le soin », au singulier. L’un et l’autre sont souvent confondus. Il n’est pas rare par exemple d’entendre une infirmière parler du soin infirmier, en faisant une liaison entre soin et infirmier qui n’a pas lieu d’être puisque c’est au singulier.

Le soin n’est pas, pour moi, un acte professionnel mais un acte de vie. Le soin, c’est porter une attention particulière à quelqu’un ou à quelque chose. C’est dire à quelqu’un ou à quelque chose : « tu es important pour moi et c’est parce que tu es important pour moi que je vais prendre soin de toi ». Si vous avez entre les mains un livre et que ce livre n’a pas d’importance pour vous, vous n’allez pas le manier avec soin alors que si ce livre a de l’importance pour vous, vous allez le manier de manière beaucoup plus précautionneuse, avec soin. 

C’est pour cela que je dis que c’est un acte de vie qui témoigne à l’autre de l’importance qu’il revêt à nos yeux. Le soin tient donc d’avantage pour moi dans cette expression du prendre soin. Je vais puiser en moi l’énergie et les ressources que j’ai, les moyens qui sont les miens, pour te témoigner une attention particulière, pour te dire que tu es important pour moi. 

On voit ainsi que l’on peut très bien faire des soins qualitativement bien notés, sans prendre soin de cet autre. On peut aussi prendre soin sans avoir à faire des soins et, fort heureusement, on peut aussi faire des soins en prenant soin.

Il est parfois un peu abstrait d’imaginer que l’on puisse bien faire des soins sans prendre soin. On se dit que, de toute façon, c’est toujours à un humain qu’on s’adresse et nous sommes des humains, irréductiblement humains comme tout un chacun.

Je dois pourtant bien observer, même si c’est un peu douloureux de l’observer de la sorte, que la pratique quotidienne d’un certain nombre de professionnels de la santé, quel que soit le métier qu’ils exercent en tant que professionnel de la santé, a parfois tendance à survaloriser les actes de soin laissant, parfois, dans une forme d’oubli, la singularité de cette personne à laquelle se destinent ces différents actes de soin. 

La différence que je pourrais essayer d’établir entre le « faire des soins » et le « prendre soin », c’est véritablement cette question de perspective. Dans quelle perspective est-ce que j’agis ce que j’ai à faire, c'est-à-dire que cela est sous-tendu par une intension. La sincérité de mon intention en tant que professionnel de la santé amené à faire des soins à cet autre quelle est-elle ? Cette intension qui m’anime va-t-elle au-delà d’une exigence technique que nous devons pouvoir poser sans concession ? Au-delà de cette exigence d’une excellence technique, vais-je aussi essayer de prendre en compte la singularité de cet autre dans ma pratique du quotidien.

On pourrait effectivement se dire que nous essayons, tous et naturellement, de prendre en compte la singularité de l’autre et ce n’est pourtant pas ce que j’observe au quotidien, ni ce que nous pouvons observer au décours de l’humanité, dans les dernières décennies par exemple. 

Si je m’obstine peut-être, aux yeux de certains, à continuer à vouloir parler du prendre soin, c’est peut-être parce que je redoute – je n’ai pas encore suffisamment fouillé dans mon histoire personnelle pour savoir pourquoi je le redoute – ce que je vous avais brièvement présenté l’an dernier et qui se nomme « la banalisation de l’humain ».

La banalisation de l’humain a été conceptualisée par la philosophe Hannah Arendt. C’est l’histoire, illustrée par le procès d’Adolphe Eichmann à Jérusalem, de ce haut fonctionnaire nazi qui avait le souci de bien faire tout ce qu’il avait à faire. Tout le monde s’accordait à dire, dans la communauté juive mondiale à l’époque, en 1960, qu’Adolphe Eichmann devait nécessairement être quelqu’un de méchant. Hannah Arendt disait que non, que ce n’était pas ça qui le caractérise. Ce qui le caractérise c’est qu’il avait oublié que tout ce qu’il faisait, avec le souci de bien faire et c’est peut-être en cela que cela est particulièrement redoutable, s’adressait à des humains. Si j’essaye de ramener cette banalisation de l’humain dans une forme de définition qui peut nous concerner dans nos différentes pratiques, « la banalisation de l’humain, c’est l’oubli dans les pratiques du quotidien de l’humanité même de l’humain, de sa singularité, de sa sensibilité ». 

Dès lors, c’est la crainte de ce risque de banalisation de l’humain, qui n’est d’ailleurs pas propre au système de soin, qui fait que je continue aujourd’hui à parler de ce prendre soin et à inviter mes étudiants ou parfois prescrire à mes étudiants d’y travailler. Lorsque j’avais, par exemple, jusqu’à l’an dernier, des étudiants cadres de santé, je leur demandais de réfléchir à comment, moi, cadre de santé, à la place que j’occupe, je peux contribuer dans mon service à atténuer le risque de banalisation de l’humain dans les pratiques du quotidien. 

Il apparaît que, finalement, le défi auquel est confronté le système de soins et qu’il nous est possible de relever, c’est de réussir à mettre plus de soin dans les soins, témoigner de plus d’attentions particulières portées à la personne, dans les soins, les actes, les gestes qui ponctuent le quotidien. Cela requiert, en tout premier lieu, une prise de conscience de cette distinction entre les soins et le soin, prise de conscience que je pourrais très bien faire ce que j’ai à faire en n’étant pas suffisamment accueillant à la singularité de cet autre, en n’étant pas suffisamment sensible à ce qui fait la sensibilité de cet autre. 

Lorsque je vois la manière qu’ont un certain nombre de professionnels, par exemple – peut-être est-ce pour se protéger – de s’instrumentaliser pour se mettre à distance – comme l’a rappelé tout à l’heure Patrick Ben Soussan – pour ne pas se laisser toucher par ce qui arrive à l’autre, quand je vois combien de professionnels sont capables de s’objetiser, il est vrai qu’on leur a dit qu’ils doivent se blinder. Evidemment, le blindage procure l’avantage de mettre à  distance. De là à savoir si cette distance qui est mise permet véritablement de ne pas banaliser cet autre dans ce qu’on a à lui faire, c’est évidemment une question qui mériterait d’être débattue. 

Il y a donc cette prise de conscience entre les soins et le soin, entre les gestes que je fais et que je peux très bien faire et la manière que j’ai de pouvoir témoigner à cet autre de l’intérêt qu’il a pour moi.

Evidemment, on peut se dire finalement – et c’est en observant, parfois douloureusement, les réactions contre le soin – parce que c’est effectivement trop difficile, pourquoi en plus de bien faire ce qu’il y a à faire, de bien poser tous ces gestes, faudrait-il en plus essayer de s’intéresser à la singularité de cet autre. Pourquoi le soin ? 

Nous pouvons tout de même constater que ce qui est valorisé aujourd’hui c’est le faire, le visible, en particulier le spectaculaire, ce qui est observable. Ce qui est mesuré aujourd’hui, c’est nécessairement l’observable qui lui seul peut être mesuré. Lorsqu’on entend parler – ce sont des mots qui sont explicites pour un certain nombre d’entre-vous – de la charge de travail et que cette charge de travail est mesurée, elle ne peut l’être évidemment qu’avec ce qui est observable dans la charge de travail. C’est ce qui est valorisé. Quand on entend le discours d’un certain nombre de cadres, de directeurs, de chefs de services, un discours parfois résolument gestionnaire, je ne nie pas la nécessité de bien gérer ce qui doit être géré, ni la responsabilité que nous avons pour les générations futures de ne pas gaspiller les ressources que nous avons aujourd’hui. 

Néanmoins, lorsque le discours de ces cadres, directeurs, responsables, omet assez systématiquement de nommer les hommes et les femmes malades qui sont hospitalisés dans un service, je pourrais vous rappeler que, de mon point de vue, ce qui n’est pas nommé n’existe pas. Si les préoccupations que j’exprime sont quasi voire exclusivement des préoccupations gestionnaires, cela signifie que le patient n’existe pas dans mon discours, les hommes et les femmes malades n’existent pas dans mon discours. Nous devons donc nous interroger sur le fait que, dans nos discours, bien souvent, les patients, les hommes et les femmes malades n’existent pas. 

Pourquoi le soin, pourquoi prendre soin alors qu’on manque de temps. On a l’impression que le temps va de plus en plus vite. On sait bien que tout cela est une illusion mais pourquoi alors le prendre soin qui requiert, au-delà de mes connaissances et de la dextérité que je peux développer, mon implication personnelle, me glisser dans les plis de cette relation à l’autre, de cette rencontre d’humain à humain.

Pour moi, prendre soin de l’autre, de l’être, procède véritablement d’un choix. Un choix est ce qui est éclairé, voulu. Je veux prendre soin parce que faire des soins n’est peut-être pas suffisant pour témoigner à cet autre de l’intérêt que je lui porte et qu’il me porte aussi d’ailleurs en raison de la singularité de sa situation. C’est un choix. 

Lorsque je suis dans différents séminaires avec des groupes et que je leur demande pourquoi ce choix pourrait-il être opéré, j’observe qu’on a bien du mal à répondre parce que cela va finalement de soi. « C’est évident » qu’on est là pour prendre soin de cet autre. C’est tellement évident que c’est bien entendu. Ce qui est bien entendu n’est souvent pas entendu, c’est une espèce de sous-entendu. Vous savez, ces exclamations très générales et très généreuses : « nous sommes quand même tous là pour le malade. Tout cela, nous le faisons pour le malade ». Ce sont les mêmes discours qui omettent de nommer le malade dans les pratiques quotidiennes et les orientations et choix de gestion, d’organisation. On peut regarder d’un peu plus près et se demander où est finalement ce malade qu’on dit être là. 

Je me dis alors qu’il faut peut-être se poser la question de savoir pourquoi c’est quand même pas mal de prendre soin, en plus de faire des soins. 

Je suis allé chercher cela dans notre histoire culturelle. Bien entendu, notre histoire culturelle, qu’on le veuille ou non, c’est ainsi, est baignée de notre culture judéo-chrétienne. Certains n’aiment pas notre culture judéo-chrétienne mais nous ne pouvons pas faire autrement et ne la confondons pas avec une pratique religieuse. Nous sommes dans une culture judéo-chrétienne. 

C’est également tout ce que nous ont transmis, depuis l’antiquité gréco-romaine, tous les penseurs, les philosophes. Cela a abouti, à un moment que je trouve important et intéressant, à ce qu’on appelle l’humanisme. On va le dater au 18ième siècle avec le siècle des Lumières mais on sait bien que l’humanisme a commencé avant cela avec Erasme, Rabelais, Montaigne. Qu’est-ce que l’humanisme ? On utilise bien souvent le mot « humain » ou on dit que c’est une approche humaniste des choses mais que veut-on dire par cette notion d’humanisme. 

Lorsqu’on dit à quelqu’un d’être un peu humain, je ne suis pas certain qu’on lui dise quelque chose de très sensé parce que tout le monde est humain. C’est irréductible ou, en tout cas, une conviction que j’ai. C’est irréductible car personne n’est réductible à ses actes, à son statut. Si une chose pourrait nous rassurer c’est que, quoi que nous fassions, nous sommes et restons humains. Lorsque nous commettons des actes abominables, que nous qualifions d’actes inhumains, ce sont bien des actes de l’humain. Hannah Arendt dirait que ce sont des productions de l’humain. Tout ce que nous faisons sont des productions de l’humain. 

La question qui se pose est, pour ces productions de l’humain, pour ces actes que nous posons qui sont nécessairement humains, comment témoignent-ils du souci que nous avons pour l’humanité. C’est ce que je nomme « humanitude ». Dans l’ouvrage que vous avez vu tout à l’heure, nous avons la notion de travail d’humanitude qui n’est pas simplement être humain puisque, pour cela, nous n’avons aucun effort à faire. Nous sommes humain et le restons quoi que nous fassions. En revanche, le travail d’humanitude, c’est véritablement vouloir aller son chemin d’humain en essayant de se montrer le plus possible soucieux de l’humanité, cette communauté mondiale des humains. Voilà à quoi va nous inviter l’humanisme. Je ne voudrais pas donner l’impression de m’attarder sur le siècle des Lumières mais je trouve particulièrement intéressant cette manière qu’on eut les Lumières de se demander pourquoi l’humain est sur terre. L’humain n’est pas sur terre pour être assujetti à, pour être soumis à, à Dieu, par exemple, par l’autorité spirituelle ou au roi, par l’autorité temporelle. L’humain est sur terre pour essayer de trouver le bonheur. Certains, comme Jacques Brel, diront que c’est une quête qui est quand même assez prenante, pensons à l’inaccessible étoile. Cela signifie également, nous disent les Lumières que, si l’humain n’est pas réductible à quelqu’un qu’on peut assujettir ou asservir, chaque humain est capable de se déterminer par lui-même. Chaque humain est capable d’orienter sa vie, d’opérer ses propres choix. Bien entendu, nous rencontrons un certain nombre d’humains chez qui la raison est altérée et qu’il faut sans doute aider à s’orienter. Ce n’est pas parce qu’un certain nombre d’humains ont leur raison qui est altérée que nous ne pouvons pas considérer que chaque humain est capable d’opérer ses propres choix. Nous n’avons pas vraiment le choix, j’ai envie de dire. Si c’est chaque humain qui est capable d’opérer ses propres choix, nous ne pouvons opérer de césure entre ceux qui seraient capables et les autres qui ne le seraient pas, par exemple selon leur statut. 

Ceci débouche pour les Lumières sur l’importance que l’on a de développer la connaissance parce que c’est ce qui va permettre de ne pas maintenir les humains dans l’obscurité, l’obscurantisme. La connaissance va permettre, notamment au 18ème siècle, d’expliquer les phénomènes naturels.

Pour vous faire rêver, j’étais à l’Ile de la Réunion, l’an dernier, pour un séminaire et j’y retourne dans exactement quinze jours. Dans le Sud de l’Ile de la Réunion, il y a un volcan qui est particulièrement actif et qui était encore en éruption au mois d’avril 2007. Si vous allez dans le sud de l’île, c’est magnifique. Elle est complètement bloquée parce qu’il y a toutes les traces de lave. Tant qu’on n’avait pas les vulcanologues pour expliquer l’activité volcanique, il était très simple de dire aux humains qui habitaient dans ce coin-là : « regardez ce que vous avez fait, la Nature s’est fâchée ou un dieu s’est fâché et a manifesté sa mauvaise humeur à travers la mise en activité de ce volcan ». Les connaissances des vulcanologues permettent aujourd’hui de ne pas maintenir les humains dans l’obscurité. Ne pas les maintenir dans l’obscurité veut dire que cela permet à ces humains de trouver ou d’être en tout cas beaucoup plus prompt à trouver la liberté. Je me réfère toujours à la même philosophe, Hannah Arendt, qui nous dit que la liberté c’est un « pouvoir commencer », c’est la possibilité de commencer quelque chose. L’importance des connaissances, pour pouvoir être libre, est ainsi bien mise en évidence. 

Cette importance de la connaissance était particulièrement soulignée par un autre philosophe des Lumières qui s’appelle Condorcet et qui fait que, notamment aujourd’hui en France, nous avons une telle organisation autour de la notion de formation des adultes, de la notion de formation continue. Condorcet, qui est à l’origine du Conservatoire National des Arts et Métiers, disait que chaque humain, quel que soit son âge, quel que soit son origine, etc., peut acquérir des connaissances par la formation. Nous voilà véritablement dans quelque chose qui va permettre, qui va contribuer à cette liberté de l’humain.

Si je vous parle de ces connaissances c’est parce que l’importance de pouvoir établir des connaissances, par ce que l’on va nommer « la recherche », n’a évidemment pas échappé à la médecine, en particulier à la fin du 18ème siècle lorsqu’un des médecins de l’époque, François Magendie, constatait que la médecine n’était quand même pas très reconnue. La médecine avait même été la risée à travers les pièces de Molière parce que les médecins de l’époque, sous le courant hippocratique, le courant d’Hippocrate, sont des médecins qui n’avaient pas réussi à prouver leur efficacité mais qui, de surcroît, s’étaient dotés d’allures savantes parce qu’ils allaient à l’université et parlaient le latin, un langage tout à fait incompréhensible pour la population. Comme ils n’étaient pas efficaces et se prenaient au sérieux et que, de plus, on ne les comprenait pas, ils étaient la risée de la population. 

François Magendie aura cette phrase à la fin du 18ème siècle qui est de dire : « il faut faire accéder la médecine au rang de science ». Tout cela est très bien décrit dans le livre de Jean-Pierre Lebrun, un psychiatre, psychanalyste belge à l’Université Catholique de Louvain, dans un de ses ouvrages qui s’appelleDe la Maladie Médicale. Il a identifié qu’il y avait là une maladie. Sa thèse d’agrégation de professeur de médecine était de mettre sur le divan du psychanalyste non pas un patient mais bien la médecine dans laquelle nous baignons aujourd’hui. 

Ce sera quelques années après, au 19ième siècle, que Claude Bernard va réaliser le dessin de François Magendie en établissant le fonctionnement normal du corps humain. Pour cela, il établira une méthode, toujours utilisée aujourd’hui et qui s’appelle « la méthode expérimentale », et va appliquer à l’étude du corps humain les savoirs crédibles à l’époque, c'est-à-dire les savoirs physico-chimiques. Grâce à ces savoirs, il va pouvoir établir comment fonctionne normalement le corps humain. 

Claude Bernard, en fait, nous le connaissons tous. Il est le père de la physiologie. La physiologie est la science de l’homme normal qui est le fondement de toutes les formations paramédicales et médicales du monde occidental. C’est « la » référence de toutes nos formations. 

Il n’empêche que Claude Bernard, dans son traité de médecine expérimentale, aura cette petite phrase assez révélatrice et qui dit : « je veux prouver que l’on peut agir sur les corps vivants comme sur les corps bruts ». Les interactions physico-chimiques, en d’autres termes, qui se produisent à l’intérieur des organismes vivants sont semblables, similaires, aux interactions physico-chimiques qui se produisent au sein d’objets inertes de la nature. 

Pour le dire en un mot comme en dix, la démarche expérimentale de Claude Bernard qui a donc pour intention d’objectiver le bon fonctionnement, le fonctionnement « normal » du corps humain, est une démarche qui, pour pouvoir se réaliser, a nécessité de mettre entre parenthèse la parole du sujet. Ce n’est pas la parole du sujet qui est importante car celle-ci est nécessairement subjective et ne permet pas l’objectivation. Il a fallu mettre entre parenthèse la parole du sujet pour pouvoir identifier correctement le fonctionnement normal du corps humain et, par la suite, comment dysfonctionne un corps humain, c'est-à-dire tout le registre de la pathologie. 

Pas plus tard que la semaine dernière, j’animais un séminaire dans un centre de réadaptation. Un des kinésithérapeutes qui participait à ce séminaire m’a demandé s’il fallait finalement remercier Claude Bernard ou pas. La question pour moi ne se pose pas en ces termes. Ce qu’il a fait, c’est établir des connaissances objectives qui ont pu être prouvées par expérimentation. Ce sont des connaissances crédibles. 

La question qui se pose n’est pas de l’intérêt ou non de la démarche de Claude Bernard mais bien de ce qui en a été fait par ceux qui ont été amenés à utiliser ces différentes formes de connaissance. Nous pouvons dire aujourd’hui que, grâce à Claude Bernard, nous avons les connaissances auxquelles nous pouvons nous référer pour nos pratiques. La médecine d’aujourd’hui n’aurait pu avoir autant de développement et de capacités d’intervention si cette démarche d’objectivation du corps humain n’avait pas existé. 

On peut considérer que les savoirs biomédicaux ne sont pas des savoirs relatifs aux malades mais bien au bon fonctionnement du corps humain et à son dysfonctionnement, c'est-à-dire à sa maladie. Si cela permet de dire que ces savoirs sont des savoirs objectifs qui se réfèrent à la maladie, cela ne permet pas de dire que les médecins ou les autres professionnels de la santé ne s’intéressent pas aux malades. 

La question qui se pose est quel lien vais-je pouvoir opérer entre les savoirs auxquels j’ai recours et la singularité de la personne à laquelle je m’adresse. Nous pouvons simplement constater qu’il y a un risque énorme de dérapage dans la mesure où les savoirs biomédicaux ne concernent pas, dans leur origine, le malade, mais bien la maladie. Comment, dès lors dans mon regard de professionnel de la santé, ne pas réduire ce patient, cet homme, cette femme malade à sa maladie et oublier tout ce qui fait justement sa singularité. Nous devons tout de même accepter que nous avons assisté à un certain nombre de dérapages, dérapages qui se singularisent peut-être le mieux dans la conception extrêmement réduite que nous avons de la notion de « santé ».

Lorsque je réunis les professionnels de la santé et que je leur demande ce qu’est la santé, ils ont beau être professionnels de la santé, ils ont bien du mal à me dire ce qu’est la santé. Cela fait partie de ce qui est « bien entendu ». C’est tellement bien entendu que nous n’avons pas les mots pour le dire. 

Lorsqu’on essaye de creuser un peu, finalement, la santé est avant tout l’absence de maladie. Qui peut d’ailleurs délivrer un certificat de bonne santé, c’est le médecin. Le référentiel du médecin pour délivrer un certificat de bonne santé quel est-il ? C’est le bon fonctionnement du corps humain, c'est-à-dire la conformité du fonctionnement d’un corps humain aux canons, aux règles de la physiologie.

Cette approche de la santé est une approche extrêmement réductrice car cela signifierait que toute personne qui a une quelconque altération du fonctionnement physiologique de son corps ne peut pas être en santé. Ceci avait d’ailleurs, en 1995, voici 13 ans, à l’occasion de l’assemblée mondiale de l’Organisation Mondiale de la Santé à Genève, cela avait ému les participants de cette organisation parce qu’ils constataient avec plaisir le vieillissement de la population mais avec désarroi que cette population vieillissante était de plus en plus malade. 

Evidemment, comme la seule façon que l’on a trouvé de vivre longtemps est de vieillir, plus on vieillit, plus le risque d’attraper une maladie est grand et donc plus on pourrait être considéré en mauvaise santé. Pourtant, on voit bien qu’un certain nombre de personnes, bien qu’atteintes de telle ou de telle maladie, voir de telle ou de telle infirmité, invalidité, je vous invite à aller voir ce qu’il se passe dans les centres de réadaptation, on voit là des personnes altérées dans leur fonctionnement physiologique et qui pourtant nous présentent, nous proposent une bonne santé. 

Il existe, en fait, deux approches de la santé. Tout d’abord, une approche biomédicale qui nous donne un certain nombre de repères, ces repères étant ceux de la physiologie. La deuxième approche est une approche existentielle de la santé, c'est-à-dire la santé d’une personne en l’existence qui est la sienne et à nulle autre pareil.

Il va de soi que lorsqu’on est dans l’approche existentielle de la santé, on peut être embarrassé parce que nous perdons nos repères, nous n’avons pas la possibilité d’objectiver la santé de la personne en l’existence qui lui est propre, qui est la sienne, ni proposer de définition généralisable à la santé de la personne, vu qu’il s’agit de son existence à elle et à nulle autre pareil.

Il n’empêche que les professionnels de la santé que nous sommes, nous pouvons parfois nous surprendre à nous dire : « là, il n’y a plus rien à faire ». Lorsqu’en parlant d’un humain dont l’état de santé est tellement altéré par la maladie, nous constatons qu’il n’y a plus rien à faire, cela veut dire que nous sommes en référence à l’approche biomédicale de la santé. L’expression « il n’y a plus rien à faire » ne nous vient pas si nous sommes dans une approche existentielle de la santé. Autrement dit, pour utiliser des gros mots, si nous sommes dans le paradigme scientifique, nous pouvons constater que les savoirs que nous propose la science ne permettent plus de faire quelque chose pour cette personne. En revanche, si nous ne sommes pas dans le paradigme scientifique, si notre repère conceptuel est le paradigme humaniste, nous pouvons constater que là il y a peut-être toujours quelque chose à faire pour une personne, quel que soit l’état de son corps. 

Ce à quoi nous invitent les Lumières et cela me semble d’une criante actualité, c’est à ne pas confondre la finalité et les moyens. Un philosophe comme Emmanuel Kant nous rappelle : « voir en chaque humain une finalité et non un moyen ». Ceci et je vous le livre ainsi, presque sous forme de boutade, pose la question de ce qu’est une ressource humaine. Voir en chaque humain une finalité et non un moyen, la finalité de nos actions est-elle bien pensée ? Avons-nous pris conscience de la finalité de nos actions et ne confondons-nous pas cette finalité avec les moyens qui sont les nôtres.

Il y a environ deux ans, à l’occasion d’une exposition à la bibliothèque nationale François Mitterrand à Paris, à l’occasion d’une commémoration du siècle des lumières, le Commissaire de cette exposition, Tzvetan Todorov, mentionnait dans son ouvrage, L’esprit des Lumières : « à bien des égards, notre époque est devenue celle de l’oubli des fins et de la sacralisation des moyens ». Lorsque nous observons des pratiques dans nos services, dans notre environnement professionnel, nous pouvons nous poser cette question. N’y a-t-il pas une sacralisation des moyens et un oubli de la finalité qui fait que tous ensemble nous sommes là pour tenter ensemble de réaliser quelque chose.

L’humanisme qui peut argumenter le pourquoi du prendre soin, nous convoque finalement à un regard sur l’humain et plus particulièrement au respect qui est dû à chacun. Nous avons encore du mal avec cette notion du respect qui est dû à chacun. Il n’est pas rare d’entendre : « je veux bien respecter celui qui me respecte ». Ce qui conduit à considérer que le respect n’est pas dû à chaque humain mais uniquement à celui qui me respecte. 

Le respect – j’ai dû vous le dire l’an dernier – n’est pas une question de tout ou rien mais de travail, essayer de se révéler respectueux de la personne dans telle ou telle situation. Le respect se fonde de manière tout à fait fondamentale sur une conviction, c’est que chaque humain quel qu’il soit est équivalent en importance et digne d’intérêt et nous ne pouvons pas opérer de tri. Comme les humains ne sont réductibles ni à leurs actes, ni à leur statut, ni à leur âge ou à leur pathologie, c’est bien de chaque humain dont il est question. 

Par exemple, nous avons parfois cette propension à réduire les humains à leur statut, statut supérieur ou statut inférieur mais lorsque nous voyons un statut en la personne en laquelle nous nous adressons, nous oublions que nous lui manquons de respect parce que nous la voyons en terme d’instrument statufié. 

Je crois que le choix que je peux opérer de prendre soin de l’humain procède nécessairement de cette conviction que chaque humain est digne d’intérêt. Il y a véritablement quelque chose de l’ordre d’une prise de conscience. Aucun humain n’est réductible à ce qui lui arrive, par exemple. 

L’intérêt de cette prise de conscience et de ce choix que je peux opérer est qu’on peut constater que ce n’est pas difficile de prendre soin d’un humain que l’on aime, pour lequel nous éprouvons beaucoup de sympathie. 

En revanche, nous observons dans les services que nous y côtoyons en permanence des humains que nous n’aimons pas. Cela ne veut pas dire qu’on les déteste mais on n’est pas relié à eux par un lien affectif. Ces humains sont des patients, ils passent. Si je ne vois pas la valeur de cet humain, comment voulez-vous que je prenne soin de cet humain ?

J’ai dû vous dire l’an dernier, avec des propos particulièrement naïfs, que la représentation que je me fais de l’humain est que chaque humain est un joyau dans un écrin. J’ai dû me référer aussi à Albert Jacquard qui parlait de la notion de merveille, voir la merveille de l’autre. En quoi l’autre est-il une merveille. Je vous ai peut-être invité à ajuster vos lunettes pour essayer de voir en quoi l’autre est une merveille. Cet ajustement est parfois bien difficile, vous pouvez faire l’exercice si vous le voulez. Si je ne vois pas l’autre comme une merveille, pourquoi voulez-vous que j’essaye de prendre soin de lui avec toute la délicatesse que requiert la notion de prendre soin ? Pourquoi voulez-vous que je puisse considérer que cet humain est quelqu’un de précieux, de rare, alors qu’ils sont si nombreux les humains sur la planète Terre ? Parce que chaque humain est unique et irremplaçable. Chaque humain est une exception. Si je n’ai pas cette espèce de propension à vouloir voir cet autre en son unicité, c'est-à-dire à le voir comme une merveille, je pourrais prendre le risque d’altérer cette merveille si je ne vois pas en quoi cet autre est un joyau dans un écrin.

Pour prendre soin de cet autre et pour le dire avec des termes plus académiques et moins naïfs, cela requiert de moi que je consente une réflexion sur cet humain, que je consente à essayer d’élaborer la considération que j’ai pour l’humain dans l’humanité. C’est pour moi la seule manière que j’ai d’essayer, de vouloir essayer de prendre en compte sa singularité dans les pratiques du quotidien. 

Dès lors pour moi, le prendre soin, je le présente comme une valeur. La notion de valeur nous trompe bien souvent sur son objet parce qu’on nous parle souvent des valeurs comme si celles-ci étaient accrochées quelque part là haut, dans un nuage, parfois très proche du ciel. Une valeur est finalement quelque chose de beaucoup plus pragmatique. Nous avons beau nommer les valeurs, si on n’en fait pas pour soi une valeur, cela n’a pas d’intérêt.

Qu’est-ce qu’une valeur ? C’est ce qui est important pour moi ! Dès lors, si je réussis à œuvrer, à travailler à ce qui est important pour moi, à positionner ce prendre soin comme une valeur, peut-être que je vais pouvoir imprégner cette valeur dans ma pratique quotidienne. Ne nous trompons pas parce que j’entends parfois que tous les professionnels de la santé ont nécessairement les mêmes valeurs parce que les valeurs sont enseignées à l’école ou à l’université. Vous savez bien que ce n’est pas parce qu’on enseigne des valeurs que celles-ci seront vivantes dans la pratique du quotidien. On peut s’entendre nommer des valeurs. Si je ne consens pas à un exercice personnel d’intériorisation, ces valeurs seront des valeurs « en général », ce seront des valeurs éventuellement agréables à entendre mais si je ne les intériorise pas je ne pourrai rien en faire pour en imprégner ma pratique quotidienne. 

Cette notion du prendre soin que je positionne comme une valeur, je la situe moi, de la place que j’occupe, comme finalité et j’en fais résolument une utopie. Entendons-nous sur le terme utopie qui est souvent mal compris, cela signifie « ce pays qui n’a pas encore de lieu ». Si on se réfère à Paul Ricoeur par exemple, il nous dit : « l’utopie, c’est explorer des futurs possibles ». Ce qui est déroutant parfois aujourd’hui, c’est de voir qu’un certain nombre de professionnels ne s’autorisent plus l’utopie, c'est-à-dire qu’ils ne s’autorisent plus à explorer des futurs possibles parce que la réalité du quotidien semble particulièrement lourde et contraignante. On peut se rappeler que si nous ne nous autorisons pas à explorer des futurs possibles, demain ne pourra pas être différent. 

Je terminerai en disant que si nous ne nous autorisons pas à rêver, nous ne pourrons jamais dire que notre rêve s’est réalisé. Si je veux me rapprocher de ce rêve, de ce futur dans lequel il y aurait plus de soin dans les soins, c’est dès aujourd’hui qu’il faut oser cette utopie.

Je vous remercie. 

Applaudissements.

Walter Hesbeen
Institut Perspective soignante
27, rue Villiers de l’Isle Adam
75020   Paris