Danièle Deschamps

Cet ultime bastion de l’intime dans la matière brute de la déchirure.

La déchirure… une rêverie impossible ? 

Il y a quelques années j’ai fait un rêve, ou plutôt un cauchemar qui s’est implanté un soir dans ma rétine comme une image insupportable… Mais ce pourrait être aujourd’hui, dans ce genre de choses le temps n’a pas de prise…Le rêve change d’objet, mais c’est toujours le même dur travail pour se réveiller, réaliser, digérer l’image, traverser le ressenti sans l’éjecter. Là, il y avait eu un attentat à la sortie d’un lycée. Plusieurs jeunes avaient été tués ou mutilés. Tous étaient sous le choc. On rendait compte de cette horreur au journal télévisé du soir, images en boucles, avec l’interview de leurs camarades. 

Une toute jeune fille, effondrée sur le trottoir, avait accepté de témoigner, pour rendre hommage à son amie disparue, disait-elle. Il pleuvait. Le visage ravagé sous son capuchon noir, le regard au loin, ou plutôt vers l’intérieur, elle parlait à voix basse, comme pour elle même, au micro tendu vers elle. Mais quand on lui demanda le prénom de son amie, elle secoua la tête en murmurant: « Non, il faut respecter ça, c’est trop intime. On ne prononce pas ainsi le nom des morts. » 
Donc je vivais par écran interposé le cauchemar de cette jeune fille. Et pourtant, dans la matière brute du sang et des larmes, elle rétablissait spontanément un espace sacré, le territoire de l’intime. Devant cette injonction toute simple, le micro baladeur lui même faisait silence, s’écartait soudain, un peu gêné de sa question…

A l’heure où tout s’expose, l’intime nous intimiderait-il donc? Faut-il aller jusque dans de telles extrémités pour qu’enfin il s’impose à nous, nous intimant l’ordre du silence ? Nous imposant un temps d’arrêt pour entrer dans un autre regard, une autre écoute, nous engageant à cette conversion, sous peine de profanation, banalisation et théâtralisation obscène du visuel ? En invoquant ce silence, elle exprimait son intime conviction. Et sa parole claire semblait comme … intimider la main qui tenait le micro. Le regard se détournait, vaguement gêné, surpris en flagrant délit de voyeurisme…. de ce qui, de toute façon, échappe à toute prise. En invoquant en secret le prénom de son amie, et sans doute son visage, les yeux de cette jeune fille se perdaient au loin dans une rêverie d’elle seule connue, le regard voilé et l’esquisse d’un sourire sur ses lèvres. Elle était « ailleurs », ou au delà. 

Dans le champ visuel vaguement obscène du malheur capté, dévoilé, étalé « objectivement » pour notre information à tous, elle « plantait son objection », comme le dit si bien Henry Bauchau…Car cette chose là ne se capture pas, elle se recueille comme une confidence, à condition que de l’Autre soit là. Elle nous convoquait tous à cet acte collectif de présence pure, comme le chœur antique acte en silence le drame qui se joue sous ses yeux. Les mots viendraient plus tard avec la mémoire, la réalisation de l’absence, le lent travail du deuil…Là, en cet instant, c’était le temps du choc et l’espace du recueillement. 
Clap ! On change de plan! Pour moi, cette coupure inattendue a fait brèche vers ma propre histoire bien sûr, et celle que j’entendais de mes patients. Une image en réveille une autre… jusqu’à parfois atteindre le noyau de l’intime, celui du corps et du psychisme. Et le travail recommence… 

Le cancer lui aussi, en tant qu’événement traumatique beaucoup plus quotidien, hélas, touche aussi à ce noyau intime. Il réveille les mêmes angoisses catastrophiques, les mêmes projections. Il nous oblige au même travail psychique de transformation radicale du regard. Il nous oblige à élargir ce noyau du moi en revenant à son origine. Accepter de penser des pensées non pensées, en quête de penseur, pour reconstituer l’enveloppe du moi effracté est chose difficile et longue. Cela mobilise de nombreuses défenses, de nombreux passages. Accepter de traverser des émotions si fortes, contradictoires, d’être pris à parti dans son impuissance, relancer son désir le plus intime dans ce chaos… 

Mais que veut dire « intime » ? Le dictionnaire nous propose :
-Superlatif de « intérieur », ce qui est contenu au plus profond d’un être.
(Ce qui rejoint donc le noyau de l’être, et peut-être même cet inconnu de soi ?) 
-Une relation intime, étroite : un ami intime, un confident, un familier.
(Donc le contact, le lien… le corps en lien. On peut dire aussi que cela concerne la sexualité, le sexuel, donc le corps désirant : avoir des relations intimes. Ou faire sa toilette intime…) 
-Ce qui est tout à fait privé et qui est caché de l’autre. Une part de vie que les autres ignorent. 
(Ce qui rejoint le secret, mais parfois aussi la honte.) 

Mot antinomique : Extérieur, superficiel, froid, public.

« Parle avec elle… » 

On ne prononce donc pas impunément le nom des morts… Ce nom qui signe le mystère d’un être. Et le nom des vivants quand ils sont malades, quand les corps sont atteints, quand la mort menace, comment ne pas l’évacuer comme superflu, comment le prononcer en honorant leur être ? Comment leur parler comme à des vivants quand ils sont mourants, ou dans le coma? L’expérience du cancer touche la trame de nos vies, réveille nos vécus corporels et relationnels les plus anciens. Pour ces rencontres entre vivants, que nous faut-il mettre en travail pour accéder à cet « intime », puisqu’il n’est pas donné d’avance ? 

A côté des actes médicaux à poser devant la maladie grave comme le cancer, quelle rêverie peut opérer en sourdine, faire œuvre de remise en route, en lien ? Est-ce du délire, de l’inconscience ? La maladie fait irruption dans ce creuset de nos vies, elle en vide le sens. Elle réveille des sensations, émotions archaïques qui couvent en nous depuis notre naissance. Elle nous confronte à nos ambivalences, comme à l’énigme du Désir. Elle nous oblige souvent à reprendre notre histoire sans nous raconter des histoires, pour en refaire un vrai récit, en la rêvant jour et nuit. La déchirure en appelle à une rêverie accrue, elle en appelle au sacré pour en festonner les bords, la cicatrice. 

Je vais partir d’un exemple de ma pratique de psychothérapeute. Une de mes patientes, Line, une belle jeune femme de 35 ans, qui consulte car elle s’inquiète de sa violence verbale envers ses deux filles, de six et huit ans, ce qui l’angoisse et la culpabilise. Elle me parle très vite du climat de violence incestuelle dans sa famille d’origine, le manque de limites physiques et psychiques, pas de paroles justes, pas d’espace d’intimité. Une mère folle qui gardait ses deux filles sous son emprise, un père absent et parfois violent. Elle part très jeune de chez elle pour faire des études de danse, qu’elle adore. Son corps se délie sur scène. Mais sa mère lui lance en assistant à un spectacle : « Tu es obscène ! »

Elle se penche sur son passé. « Pourquoi je me suis perdue à huit ans ? » Elle m’apporte une photo d’elle à cet âge là, petite fille en maillot de bain se cachant dans sa serviette, « triste et lumineuse », dit-elle. 
Moi- « Comme si elle cherchait à préserver sa pudeur du regard de l’autre ? » Silence…. Puis elle raconte qu’elle a voulu reprendre cette photo à ses parents, quand sa mère a hurlé : « Non, c’est mon bébé ! »Les choses évoluent avec cette photo retrouvée, que finalement elle ose se réapproprier. Elle s’empare de cette chose que j’ai nommée : La Pudeur. 

La question affleure à fleur de peau avec son père, atteint d’un cancer de la prostate avec métastases. Il se montre nu devant elle à l’hôpital, l’appelle quand il va à la toilette pour l’aider à se relever, refuse de fermer la porte. Si elle hésite, il réplique : « Mais moi, je t’ai bien vue toute nue ! » Elle se sent confuse, comme si elle était toujours cette petite fille exposée aux regards. Il lui raconte ses déboires sexuels, son pénis en berne. Elle écoute sidérée, horrifiée, paralysée. Envie de hurler en silence. Ca ne passe pas ses lèvres. « C’est comme si je le tuais si je refuse. Il fait une scène terrible, m’accuse de faire des caprices. »
Moi : « Vous n’avez jamais pensé que malgré sa souffrance, ce pourrait être une mise en scène… exagérée, une capture par le regard ? »- «Oh, oui, c’est exactement cela ! » Moi « -« Et vous, vous qualifieriez comment cette mise en scène ? » - « Euh… C’est terrible, le seul mot qui me vient est « obscène ! » Ce mot reprend donc son sens originel… Ob-Scène… Hors de la scène originelle qui, si elle n’est pas voilée, présage du malheur, de la rupture. « Obscenus : de mauvais augure » ! 

Mais en osant qualifier cela, le mot fait électrochoc pour elle. Il la délivre et remet sa pensée à l’endroit, dans le respect de la loi des humains, l’interdit de l’interdit de l’inceste. Elle voile sa vue, comme le manteau de Noé que ses fils remettent sur lui une nuit où ils le découvrent ivre et nu dans sa tente. La réaction d’une infirmière entrée à l’improviste dans la chambre la confirme dans ce droit. Face à la porte des toilettes grande ouverte, et percevant la confusion de Line, elle comprend en un clin d’oeil, referme prestement cette porte, et sort sans mot dire. La fonction tiers a enfin joué ! Du coup ses yeux s’ouvrent, sa pensée se libère ! « Oui, c’est comme un chantage…Alors je peux dire non ? » 

Mais elle rêve que son père est mort, de sa faute. « Cela m’épuise. Ma mère m’appelle toujours affolée comme s’il allait mourir, il faut que j’accoure. Je ne peux plus avaler cela ! » - « Comme si vous aviez le pouvoir de faire mourir ou vivre votre père par votre seule présence ou absence? Et que vous étiez punie de mort si vous fermez la porte ? Les mots ne servent donc à rien ? »- « Non, si je dévoile mes émotions, mes désirs, j’ai l’impression d’être nue et coupable. » Elle est perdue… Mais elle se plonge dans la lecture du « Philosophe nu », d’Alexandre Jolien! Elle apprend à rêver sa vie, à transformer ses émotions brutes en affects partagés, en mots qui séparent et relient. 
De lectures en rêves, de paroles en actes, elle s’autorise à trouver son espace intime, elle découvre un lien moins terroriste avec elle même, ses enfants, son mari, une plus juste distance avec ses parents. Elle découvre le langage de la tendresse, et plus celui de la passion. De longs mois ont passé jusqu’à la mort de ce père, qu’elle a pu accompagner jusqu’à son dernier souffle, avec respect et pudeur. 

L’intime est bien un territoire à conquérir, à partager, à défendre, parfois pied à pied. L’éthique en trace le cadre, les limites obligées, la capacité de rêverie en invente les chemins. Mais elle n’est pas toujours suave et douce, elle ne peut travailler qu’à partir de ces matériaux bruts. Elle révèle en nous des zones d’ombre que nous aimerions tant cacher…Elle impose de jouer avec ces éléments béta dont parle Bion, ces projectiles émotionnels qui nous habitent le ventre, le coeur et la pensée, et qui ont pour nom la honte, la culpabilité, la rage, la peur de la fusion ou de la différenciation, la peur de parler, de nous engager, au risque de nous perdre, de nous tromper, et l’angoisse de la mort. 
Nous ne savons parfois que faire pour nous en débarrasser, sinon les expulser au dehors, les projeter sur l’autre. Mais ils risquent alors de nous revenir en boomerang, encore plus forts et persécuteurs, engendrant une violence encore plus explosive… Comment sortir de ce cercle vicieux ? 

Peau –Rouge et son analyste…

Je vais repartir d’une petite histoire que raconte Antonino Ferro, un psychanalyste italien disciple de Bion…C’est l’histoire de « Peau-Rouge ». 
« Je reçois dit-il un coup de fil d’un collègue, très angoissé. « J’ai un problème très grave, me Un patient menace de me tuer, je suis terrifié. J’ai même pris des gardes du corps pour moi et ma famille. » Nous prenons rendez vous et il me raconte : « Dix ans après avoir terminé son analyse avec satisfaction, ce patient revient me dire que cette analyse a ruiné sa vie. Il avait fini ses études de médecine, travaillait, s’était marié, avait des enfants… Mais ce n’était pas la vie qu’il avait désirée ! 

Il voulait être animateur dans un village de vacances, être libre d’avoir plein d’aventures avec toutes les femmes de ce centre, de s’acheter une Porsche etc… L’analyse avait empêché tout cela ! Il avait donc décidé de me tuer. Mais avant, de me faire souffrir en s’attaquant à tout ce à quoi je tenais, en tuant toute ma famille ! En plus il m’a dit qu’il ne le ferait pas immédiatement. Il voulait d’abord venir en séance… sans payer, car il avait beaucoup payé pendant des années pour arriver à ce désastre ! A moi de payer à mon tour! »

Il était donc vraiment terrorisé et avait tout accepté en bloc. « En le voyant une fois par semaine, me dit-il, j’ai l’impression de le contrôler moi aussi. Mais il dit qu’il ne peut pas me payer car il a une rougeur, la peau rouge dans le cou. Il doit acheter une pommade qui se vend seulement en Suisse. Elle permet de transformer cette peau rouge en peau blanche, pâle comme il le désire. »
Moi, je me demandais : « Mais pourquoi ce collègue est-il venu chez moi ? Ce serait plus simple d’aller chez le commissaire Montalbano, le chef de la police. Alors pourquoi me chercher moi ?? » J’étais vraiment très désespéré, je vivais son désespoir. Où cela pouvait-il nous amener ? J’ai pensé alors: « Il doit avoir ses raisons pour traiter ce problème chez moi, chez un analyste comme lui ! ». Et j’ai pensé que je pourrai tenter de traiter ce qu’il me disait comme un rêve. J’ai imaginé une personne qui venait me dire : « J’ai fait un rêve. Et dans ce rêve j’étais analyste. Un ancien patient revient à mon cabinet en me disant qu’il veut me tuer… la peau rouge… la pommade… etc. »

Et alors, une signification est apparue dans ma psyché. Je ne sais pas s’il y a ce jeu de mot en français, « peau-rouge » ? En italien « pela rosa », ce sont des indiens. Dès lors, c’était immédiatement clair, et ce patient qui a la peau rouge, qui a « le Peau-Rouge » en lui, c’est à dire son « indien » intérieur, était très mordant, en colère, fâché tout rouge ! Ce patient était donc terrifié pas son indien Peau-Rouge en lui, au point d’aller en Suisse où l’on vend une pommade très chère qui blanchit, qui fait redevenir enfin « Visage Pâle ». 

Il était évident que le problème était de trouver la façon de traiter « l’Indien » du patient. Il y avait eu une alliance entre l’indien du patient et celui de son analyste, car c’est l’analyste très… parfait, toujours très… peut-on dire… suisse ? Seulement la part « Visage Pâle » était enfermée à clef avec la part « Peau-Rouge », l’indien. Il n’y avait aucune possibilité d’aller dans les prairies avec les bisons, d’avoir une peu d’espace sauvage. Et alors simplement j’ai demandé à ce collègue l’âge de ce patient. Il m’a dit : « Quarante ans.» Il allait fêter son quarantième anniversaire. C’est un moment un peu difficile dans la vie. Et je demande à ce collègue quel âge il a. Il me répond qu’il a cinquante ans, qu’il allait fêter son cinquantième anniversaire… 

Je ne me rappelle plus exactement ce que j’ai dit, mais j’ai fait circuler cette image que l’Apache du patient avait trouvé et fait alliance avec le Sioux de l’analyste…Il n’était peut-être pas nécessaire d’avoir cette paire de deux indiens, car ça suffisait de reconnaître le besoin de l’indien pour le patient, mais aussi pour l’analyste, pour qu’ils en aient moins peur. Je ne me rappelle plus ce qui est arrivé, mais l’analyste a bien compris ce problème de Visage Pâle et de Peau-Rouge. Il est encore venu quatre ou cinq fois chez moi, et le problème a été complètement résolu, sans difficulté ni pour lui ni pour le patient. C’est cela la transformation en rêve, car si on reste avec les pieds fixés dans la réalité on n’entend pas. »

Et dans nos rencontres à nous ? On aimerait tant être de bons soignants, de bons psy au visage pâle face à de gentils patients eux aussi visages pâles ! On aimerait tant ne pas se sentir impuissant, sadique parfois, obligé d’annoncer de mauvaises nouvelles, imposer des traitements lourds. On aimerait tant converser avec des patients compréhensifs, résilients, comme on dit ! On aimerait tant trouver les mots justes, et surtout ne pas blêmir ou virer au rouge devant certaines chambres ! Mais voilà ! Certains patients font leur cirque… Ils nous convoquent sur une autre scène, à mains nues. Ils se fichent bien de la « neutralité bienveillante » comme des blouses blanches. Ce sont nos maîtres… Car face à eux, nous découvrons une autre face de nous même qu’il nous faudra dénier, mettre de côté, ou bien reconnaître, intégrer, en élargissant notre moi à cet inconnu d’une inquiétante … ou réjouissante familiarité. 

Mon cerveau farceur… 

Rémy Droz était professeur de psychologie à Lausanne et ancien doyen de la faculté aujourd’hui à la retraite. Un homme de forte personnalité ! Lui n’avait pas eu un cancer, mais une grave infection au cerveau, déclarée avec des symptômes étranges, hallucinations visuelles ou auditives, pertes de mémoire. Il voyait son comportement changer, il ne se reconnaissait plus. De son voyage au coeur du système hospitalier est surgi un livre intitulé « Mon cerveau farceur », dont je vais vous livrer quelques extraits. 
Chacun pourra s’y retrouver à son gré. Ca n’arrive pas qu’aux autres ! Essayons aussi d’imaginer aussi à la place de cette formule : « mon cerveau farceur », d’autres organes : mon sein farceur, mon foie ou mon estomac farceur, ou n’importe quel autre organe qui a décidé d’en faire des siennes, de faire cavalier seul, entraîné malgré lui par ces cellules folles. 

« L’infection que j’ai eue il y a quelques années aurait pu être banale. Malheureusement pour moi, elle a conduit à la formation d’une collection d’abcès impressionnante dans mon cerveau. Pendant quelque mois pour certains troubles, quelques années pour d’autres, j’ai ainsi eu l’occasion de faire l’expérience de ce qu’est une souffrance psychique provoquée par le dysfonctionnement du cerveau...Il est évident qu’on ressent une quelque appréhension,- respectivement une trouille intense et paralysante!- quand des capacités de fonctionnement physique, psychologique ou social sont déréglées…J’ai eu de la peine à m’habituer à être le propriétaire d’un cerveau farceur. J’ai du apprendre à faire la part des choses, à interroger mon cerveau, et à m’en méfier comme d’un tiers mal connu. » 

N’est ce pas ce que la personne qui se découvre un cancer pourrait dire aussi de l’organe atteint, squatté à son corps défendant ? 

« Contrairement à ce que j’aurais pu espérer, ma formation professionnelle et mes études ne m’ont pas bien préparé à m’observer moi-même attentivement et avec détachement. Je sais surtout observer les comportements des autres… Je ne peux pas non plus évacuer le fait que j’ai un inconscient. Forcément il me trahira. Il donnera des couleurs imprévisibles et incontrôlables à ce que je dirai. Mon inconscient ira pourtant encore plus loin dans sa trahison. Il finira par traduire et par dire ce que je voulais taire. Je crois que pour moi l’important est de ne pas être amené à jongler avec les rôles que je pourrai me faire jouer. »

Psychologue, médecin ou pas, intello ou pas, peu importe alors, le détachement n’est plus de mise, mais qui vais-je retrouver si je tombe le masque ? Je me scrute, je m’épie, je me méfie même de moi. Est ce que par la brèche du cancer, l’inconscient révèlerait à ciel ouvert des secrets cachés ? La trahison du corps fait éclater la sphère de l’intime. La culpabilité rode, parfois même la honte. La faute à qui ? Trouvez l’intrus !
Rémy Droz, comme tous nos patients, en fait appel à notre « intuition », à notre écoute intérieure, qui seule peut les aider à s’entendre eux même à travers leurs mots balbutiants. Ils guettent dans nos yeux le signe de leur déchéance ou de leur humanité, notre regard ne peut les tromper. Ils guettent le reflet de nos peurs ou de notre confiance : La mort est-elle tabou entre nous ? Parfois, ce sont eux qui nous enseignent. 

Ma Mort et moi…

« Lorsqu’on a une maladie grave, il paraît inévitable qu’à certains moments au moins, on se préoccupe de sa mort et de ses chances de survie… Mais je ne saisissais pas très bien les remarques de certaines personnes qui semblaient dire qu’il y avait quelque chose à « comprendre » dans la maladie, que je devais tenter d’en faire une expérience enrichissante et ainsi de suite.

Leurs propos me paraissaient de fort bon goût. Ils n’avaient cependant rien à voir avec la gestion de mes réalités. Mes désirs et mes problèmes étaient ailleurs. Moi, je voulais vivre, et mon hypothétique mort ne constituait qu’un obstacle mineur, bien qu’ennuyeux, à ce désir. Mon conscient se préoccupait plutôt de tirer des plans sur la comète afin de préparer des projets pour un avenir plus ou moins compromis…

Un jour, j’ai rencontré ma Mort…
C’était le matin vers onze heures... Comme souvent à cette époque, j’étais absent. Disons que j’étais en train de somnoler, j’avais froid. A vrai dire le froid était glacial. C’est peut-être la raison objective qui permettrait d’expliquer pourquoi je me suis retrouvé subitement sur le glacier du Rhône où j’avais fait des ascensions de montagne ; j’étais en train de discuter avec une sorte de personnage, ni homme ni femme vêtu de blanc. Ce personnage était Ma Mort. 
Aujourd’hui encore, je n’ai pas le moindre doute sur l’identité de cette forme. Je ne réussis pas à me suggérer le doute, je n’ai pas envie de le faire…

Vraie ou non, cette rencontre fait intimement partie de mon « vécu ». Dans cette perspective, elle est indiscutablement « vraie » pour moi. Sa vérité ne se discute pas. .. Sinon, j’aurais le sentiment de vouloir, de devoir nier une expérience angoissante certes, mais qui a eu lieu en moi, ...et qui me donne le sentiment après coup que je me suis défendu pour pouvoir survivre.
Je ne raconterai pas le contenu de cet entretien. Un tel entretien est forcément très intime. Il ne regarde que moi et ma partenaire de discussion. C’était un entretien très amical et très tendre. Je m’en souviens avec une profonde émotion. Ma Mort m’a invité à la suivre. Je n’ai pas pu et n’ai pas voulu accepter son invitation. A mon avis, j’avais d’excellents arguments pour ne pas vouloir la suivre. Il me semble que Ma Mort a été sensible à mes arguments. Ainsi je suis encore là….Maintenant je vis davantage en ayant le sentiment que je vis grâce au sursis généreux que Ma Mort a bien voulu m’accorder. Je vis avec une conscience aiguë, sans être obsédante, de ce sursis. 

J’ai répondu à cette rencontre par une réaction à retardement qui me déconcerte. Dans une discussion dont j’ai oublié les circonstances, j’ai subitement exprimé ma position d’une manière qui m’a paru bien curieuse après coup. J’ai dit quelque chose du genre : « je me fous complètement de cette question, d’ailleurs cela fait un moment que je suis mort. »
Au fond, je ne sais quelle lecture faire de cet incident… La lecture minimale est que j’ai réévalué mon échelle de valeurs… »

N’est ce pas le sentiment que racontent ceux qui sont enfin en « rémission » d’un cancer, quelque soit leur propre rencontre avec « leur » mort? Après, il faut vivre… se regarder le matin dans la glace, inventer la suite tel que l’on est devenu, imaginer comment cela va se passer, la vie au quotidien, pas la mort ! C’est bien la mémoire de cette rencontre qui rend la vie si urgente. Mais une vie qui ne peut se passer de corps… pour habiter cette mémoire du futur! 

Quelle représentation avons-nous de notre corps ? Ce n’est déjà pas simple en temps normal, nous le voyons le matin devant la glace… Nous le voyions vieillir. Parfois nous avons du mal à nous reconnaître. Nous appartient-il vraiment en propre ? Dès la naissance, il est en lien étroit avec la mère. Un corps pour deux…Elle le rêve, nous le rêvons à notre tour. Quel lent travail pour nous approprier ce corps comme notre! Et pourtant certains organes peuvent rester annexés par l’autre, sans même nous en rendre compte : bouche, peau, ventre, intestin, gorge, anus… 
Parfois j’ai l’impression que certains n’ont encore de leur corps que la « nue-propriété », comme on dit pour un bien, sans en avoir la jouissance, l’usufruit, ou le contraire. Quand en plus nous le remettons à la médecine, bon gré mal gré, en cas de maladie, quelles mémoires cela réveille t-il ? Quels abandons, quelles trahisons, quels secrets espoirs, quelles révoltes ? 

Le passage par la case médecine repose à chacun la question du corps, de son corps : est-ce un corps machine, fonctionnel à réparer? Un corps viande, charcuté, opéré, recousu ? Un corps de chair animé de sentiments, lieu de notre incarnation ? Un corps voué à la mort, donc à désinvestir ? Ou un corps désirant quand même, un corps sexué, de jouissance et de douleur, dans cette « maison de mon corps » dont je suis habitant vaille que vaille? 
Comment entrer en contact juste avec l’autre, avec ces corps là comme soignants ? Là aussi notre rêverie peut nous guider… par la main ! 

Histoire de mains….ou le pari du grand cirque…

Dans un chapitre intitulé "Ces mains", Remy Droz raconte avec une simplicité déconcertante la "scène" qu'il fit, interrompant brutalement la belle ordonnance de la "grande visite" matinale du médecin. Bion nous avertissait que parfois sur la scène analytique deux animaux sauvages se retrouvent face à face, menaçants et grondants, et bien la scène du théâtre hospitalier n'y échappe pas ! Mais comme en analyse, cela réclame un minimum d'intimité! 

Ces mains…


"J'aime bien mes mains. J'aime bien regarder les mains des autres. Elles sont souvent très belles, tant par leur forme que par leurs mouvements. Que l'acteur ait conscience ou non des messages que ses mains émettent est sans importance. Tout est dans le climat émotionnel qu'elles créent ou qu'elles détruisent… 
La première fois que cette histoire de mains s'est thématisée et que quelque chose m'a frappé, c'était lors d'un examen médical durant lequel j'étais épouvanté. Le matin, à l'occasion de la visite du médecin, on m'avait annoncé la nécessité de faire un examen intrusif. Je savais que c'était indolore. Il y aurait une anesthésie. Je détestais néanmoins quand on me piquait. Je le déteste toujours, depuis toujours. J'ai peur. J'ai tendance à me sentir mal. J'ai la conviction de devenir complètement vert quand on me fait ce genre de choses. J'ai donc offert un numéro de cirque, où j'ai violemment protesté en affirmant la parfaite inutilité de l'examen. Pourtant, je savais parfaitement que j'allais m'y soumettre. 

Mon cirque était spectaculaire et efficace. Comme c'était la grande visite du vendredi matin, il y avait du médecin-chef, du médecin-assistant, en plusieurs exemplaires et des deux sexes, du médecin-stagiaire, de l'infirmière en chef, de l'infirmière et infirmière-auxiliaire en plusieurs exemplaires aussi, mais toutes du même sexe. Je ne me souviens pas s'il y avait des étudiants et des étudiantes.
La seule personne qui manquait dans ce défilé était la femme de ménage. Elle aurait défendu mes intérêts, j'en suis profondément convaincu. Les femmes de ménage sont les meilleures psychologues de l'hôpital. Elles en connaissent un sacré bout de la nature humaine. 

Bref, tout ce beau monde s'était réuni autour de mon lit. Il me regardait avec des yeux où se mélangeaient subtilement les vives interrogations de l'examen-au-lit-du-malade avec des tentatives, démonstrativement discrètes, de baisser les yeux pour ne pas rencontrer mon regard afin de préserver mon anonymat de patient-qui-est-un-être-humain. 

Le combat-de-chef…L’indiscipline hospitalière…

Moi-même, je ne me sentais pas très bien. Je me sentais piégé entre mon rôle de "patient-paradigme-objet-de-démonstration", à la fois un peu fier de ce rôle pour la science et mortifié parce que devenu objet par la force des choses, et mon rôle, autrement plus important, de "patient-qui-est-un-trouillard" parce que l'aiguille menace de piquer. C'est ce moment que j'ai choisi pour commencer mes protestations. 
La suite est difficile à croire. Munie d'un pif long comme ça pour repérer les situations un peu tangentes, en moins d'une seconde l'infirmière-chef avait réussi à évacuer toute cette assistance. Elle avait dû sentir que je m'apprêtais à livrer mon "combat-de-chefs" perdu d'avance. Je me trouvais donc en tête-à tête avec le médecin-chef. 

Finalement j'ai accepté… à condition que quelqu'un me tienne la main. C'est un jeune-homme, étudiant stagiaire en médecine, qui a été chargé de cette délicate mission. Il devait se sentir assez bizarre dans ce rôle inattendu. Tout compte fait, moi aussi, je me sentais assez bizarre. J'aurais préféré que ce soit une femme. Cela m'aurait paru plus naturel. L'examen s'est évidemment très bien passé. Malheureusement, le médecin traitant était plus ému, donc plus maladroit que d'autres fois. C'était sa réponse, involontaire et sans doute inconsciente, à mon numéro de cirque matinal. Maladroit, il m'a fait mal. J'avais sans doute mérité de recevoir une punition pour mon indiscipline hospitalière. 

Quant à moi, je pouvais tenir la main de mon étudiant-stagiaire. J'ai ressenti un réel soulagement de pouvoir exprimer ainsi, au propre et au figuré, mes craintes et mes réticences. C'était comme si j'avais trouvé, dans cette main, un endroit où les déposer. Donc de m'en débarrasser. Peut-être en est-il des peurs comme des colères… Tout garder en soi permet de se donner des airs de dignité et de bonne éducation, mais ce n'est guère bon pour le physique et le moral". 

Esprit, es-tu là ?

Ceci n'est-il pas une belle illustration de ce que Winnicott appelle le "holding" et le « handling »? Car au-delà de l'anecdote, Rémy Droz associe ensuite avec la main de sa femme, seul contact restant avec "le réel", au plus fort de la maladie…"même quand je ne voyais pas comment trouver les forces pour faire illusion par mes paroles. Tenir la main de mon épouse me donnait chaud, en plus. J'avais souvent très froid… Tant qu'il y avait de la chaleur tout près de moi, sinon en moi, l'au-delà restait ailleurs et surtout loin de moi. A examiner mon souvenir, j'ai la conviction que cette communication toute simple et incroyablement archaïque, avec les mains et par les mains qui se tiennent, était quelque chose de très important. Je me sens gêné de tenter de verbaliser en quoi cela me paraissait tellement essentiel à l'époque, et encore aujourd'hui. 

l y avait là comme la matérialisation de mon effort de garder le contact avec mon monde et avec ma vie, quelque chose qui m'empêchait d'être seul, de m'en aller… Il y avait là comme une espèce de preuve palpable que quelqu'un était présent, avec moi et pour moi. Peut-être d'ailleurs n'était-ce pas le quelqu'un qui comptait, mais tout autant le quelque chose qui me maintenait en prise avec la vie et l'en-deçà, la réaction sentie à l'esquisse d'action, la tentative d'échanges sans mot." 

Ce « quelque chose qui maintient en vie », c’est quoi ? Quel désir va animer ce souffle? Quel sens cela a t-il de continuer? A chacun ses cailloux de Petit Poucet… Ils nous mènent parfois au coeur de la cicatrice revisitée jusqu’à la racine de nos vies. Quelle fut ma vie ? Cela nous confronte à la terreur du jugement, face à un sur moi féroce, individuel et collectif. Comment partager cela ? Cela réclame du courage pour lever le voile, changer de regard, dissiper les monstres imaginaires. On l’a vu avec Peau –Rouge ! Du courage, et la présence respectueuse d’un Autre…investi par nous du pouvoir d’entendre en silence, sans jugement.

Syngué sabour….

Je voudrais évoquer le très beau film « Syngué Sabour, Pierre de Patience », tiré d’un court roman tout aussi beau écrit par Atiq Rahimi. C’est l’histoire d’une jeune femme arabe, dans un pays occupé, en guerre. Tirs partout… Maison éventrées, comme le corps de femmes par les hommes. Elle a été mariée adolescente avec un héros résistant de la guerre, mariage sans lui, présent par une photo et son fusil ! A eu deux petites filles… 
Cet homme a été blessé d’une balle logée dans sa nuque, il git inconscient dans une pièce nue et délabrée aux murs troués d’obus. A la fenêtre flotte un rideau tapissé d’oiseaux migrateurs… comme un rêve d’évasion impossible. A son image, on voit cette femme tourbillonner dans la maison, puis s’arrêter devant l’homme, rajuster le goutte à goutte, humecter ses lèvres, s’accroupir des heures durant près de lui, les yeux dans le vide. 

Soudain elle attrape son voile pour sortir, le déroule sur son visage, son corps, de la tête aux pieds. Fantôme couleur safran, elle arpente la ville dévastée d’un pas rapide et décidé. Son grand voile flotte autour d’elle comme les voiles d’un bateau ou les ailes d’un oiseau, ramure immense. Elle part chercher refuge pour ses petites filles… et revient seule vers cet homme, hésitante et si fragile. Dans cette pièce nue, le temps ne compte plus, dehors n’est plus. Elle enlève ce voile qui l’annule, ou qui la protège…sous lequel elle voit sans être vue. Se pensées s’affolent. Comment quitter l’emprise et la dépendance de cet homme, sans qui elle n’est rien, qu’elle a appris à aimer quand même ? Qu’attend-elle ? Sa mort ou son réveil? Le sait-elle ? La folie la guette.

Alors, en désespoir de cause elle se prend à lui parler, lui raconter ce qu’elle n’a jamais dit. Elle, femme invisible et muette, elle prend la parole, se dévoile à lui qui ne peut lui répondre…L’entend-il ? Elle déroule le fil de sa vie d’enfant, de femme, ses rêves trompés… Elle se risque puis se reprend, saisit le Coran : « Mon Dieu, est ce qu’une femme dit ces choses là ? » Elle dit la vie, le désir, jusqu’au plus intime de l’intime, le rêve de l’attente, et puis le sexe brutal, la maternité, les ruses des femmes pour ne pas être répudiées comme stériles….Elle lui dit tout, à lui qui ne peut lui répondre, muet comme une tombe ! … 

Elle s’enhardit à murmurer son rêve d’être vue, respectée, entendue, désirée, de désirer Etre, juste Etre, dans ce monde cruel et absurde où seule la passion de la guerre anime le coeur des hommes. Lui, son mari, l’entendra t’il ? Supportera-t’il de savoir, de changer son regard sur elle, ouvrir son cœur d’homme à cette femme comme elle s’ouvre à lui ? Mais surtout elle se parle à elle-même, ses mots la révèlent à elle même, devant lui qui ne dit mot…Elle se redresse, sa voix s’affermit. Il n’est plus seulement lui, son mari, il devient « l’Autre », l’inconnu à qui va son adresse. Elle n’a plus peur. 

Pour elle, il devient sa « Syngué sabour ». Une légende raconte que quand une personne déborde de trop de silence, elle peut s’adresser à une pierre spéciale, nommée ainsi « pierre de patience ». Jour après jour elle lui murmure, lui chuchote ce qu’elle n’a jamais osé se dire à elle même. La pierre absorbe tous ces secrets jusqu’à ce que l’on ait tout dit, tout vomi, dégorgé ses entrailles et son coeur. Alors la pierre saturée de mémoires, explose… et la personne est délivrée. Sait-on jusqu’où cela peut aller d’oser (se) parler ainsi en présence d’un autre, sait-on le prix du courage de dire Je, de devenir Je? En connaît-on les effets ? 

Cette femme s’adresse à son mari, cet inconnu familier dans le coma… elle risque des mots jamais prononcés… En dernière extrémité, in extremis, cela arrive dans certaines famille, l’inouï surgit entre conjoints, parents, enfants, ou amis proches. Une parole de vérité, comme un cadeau inespéré ou évident, c’est selon, mais toujours infiniment pacifiant, pour eux comme pour les soignants qui les entourent. La parole se délivre alors aussi pour eux, apaisant les souvenirs douloureux d’autres départs. Car parfois aussi la parole se heurte à un mur, la pierre se durcit ou explose, laissant chacun abasourdi, impuissant. Comment juger ? Ou bien il n’a personne, pas de vis à vis, pas de famille présente. Qui va incarner cet Autre exigible? 

Cette femme parle à cet homme muet comme à un Autre, en espérant que la parole la guérisse de son enfermement. Les soignants sont parfois à cette place là d’écoute silencieuse. Par leur seule présence, par un simple geste ou un regard, ils peuvent on non instaurer, garantir, déployer cet espace de l’intime… A leurs risques et périls…A leur joie aussi…ces souvenirs là laissent un parfum d’inattendu, une lueur inespérée venue « de surcroit », qui redonnent au soignant le sens de son acte et de la présence de l’humain la plus sacrée dans la matière brute de la déchirure. 

L’expérience de l’intime n’est pas anodine, elle laisse des traces. Le partage aussi. Car il ya mille sortes d’intime : l’intime indicible, inavouable, lié à la honte ; celui là demande beaucoup de temps et de confiance pour pouvoir se dire. ll rejoint souvent la sexualité, l’analité, l’argent, le corps, les fantasmes, l’archaïque. Et puis l’intime lié aux secrets transgénérationnels, connus ou non, qui minent l’inconscient collectif. L’intime des disputes familiales, conjugales.

On ne lave son linge sale qu’en famille, pas devant les autres ! L’intime du corps et l’intime du cœur. L’intime des vies parallèles, et celui des désirs jamais exaucés, jamais rêvés ni mis en oeuvre…L’intime des regrets à l’heure du bilan, et de fiertés aussi. L’intime de l’angoisse, la peur de la séparation, de la mort… du grand saut dans l’inconnu. Et l’intime reconnaissance des pierres qui un jour ont transformé une vie, rencontres imprévues, éprouvés soudains, expériences ordinaires ou extra-ordinaires … parfois l’ultime confidence à l’heure du grand départ…. L’intime de ce qu’on appelle l’âme, au plus intime de l’intime, qui nous saisit parfois en plein rêve, nous aspire en plein vol… 

A nous, soignants, de supporter que tout cela imprègne nos soins, même si cela reste en filigrane, et si possible de l’accueillir… Et si par chance ou hasard cela affleure dans la rencontre, oserons nous le partage sans le forcer, le digérer sans exploser ou imploser en burn-out, mais le refléter en en faisant une vraie « co- naissance » à la vie. 

Rester là pour un temps, à côté, sans mémoire et sans désir. Juste dans l’instant. De là surgira l’acte juste, la parole, le geste, le silence, le sourire… ou rien. L’intime est un cadeau, le surcroit imprévisible et magique de la présence. Le vrai, le plus simple, le plus ignoré souvent, le plus craint aussi car il nous met tous en travail. Il nous bouscule dans nos derniers retranchements avant de nous réjouir. Il nous engage corps et âme.

Il réclame plusieurs vertus rares : l’abandon des masques, l’humilité et le non jugement. La confiance et la capacité de rester soi même tout en se laissant transformer par la rencontre. Et se laisser porter par l’inouï, jusqu’au moment où il faut lâcher la main, au moment du grand passage au pays de l’envers du décor… 

Alors parfois je rêve… Je me demande, je vous demande si là n’est pas le principal ressort de l’efficacité thérapeutique… Et si finalement le plus essentiel de l’intime n’est pas de pouvoir se retrouver chacun « seul en présence de l’autre »… de parler … quand même…à L’Autre en son for intérieur. Et puis faire silence, recueillis dans le souffle de la Vie qui en appelle au Vivant, à l’écoute des pulsations du désir.