Claude Boiron
Service d'Oncologie Médicale, Hôpital Européen Geroges-Pompidou, 20 rue Leblanc, F-75015 Paris, France
L'APOHR remercie les éditions Springer Verlag France d'autoriser la publication de cet article pour préparer la 9ème journée de Psycho Oncologie. Pour accéder directement à la revue Psycho-Oncologie d'où est issu l'article, cliquez ce lien.
 
Résumé : 
Ce texte retrace le vécu d’une jeune femme, oncologue médical, traitée pour un cancer du sein à l’âge de 32 ans. Le diagnostic, la chirurgie mutilante, la chimiothérapie lourde sont racontés par la patiente, mais analysés au regard de son expérience professionnelle. Le vécu de « gros bras » est aussi abordé dans ce récit, séquelle physique majeure et source de souffrance psychique. En 2003, la rechute ébranlera, une fois de plus, le fragile équilibre retrouvé. Quand on est métastatique, quelles décisions prendre, jusqu’où est-on prêt à se battre, et surtout qui décide et avec quelles informations ? À côté de ces différentes questions posées pour elle-même et les patients se dévoilent, au fur et à mesure, d’autres difficultés : comment réinvestir sa propre spécialité, comment rester crédible devant les autres collègues, comment retrouver une place au sein de la communauté médicale, lorsque la maladie et certains autres médecins vous renvoient à votre propre finitude ? Au-delà de ce témoignage, c’est une réflexion qui est proposée pour chacun des acteurs de santé sur sa propre pratique professionnelle.

Mots clés : 
Témoignage médecin patient.
Représentations des cancérologues.
Cancer du sein.
Lymphœdème du membre supérieur.
Évolution métastatique.
Soins de support.

Abstract : 
This document traces the experiences of a young woman, an oncologist, who was herself treated for breast cancer at the age of 32. The diagnosis, the mutilating surgery and the severe chemotherapy are told by the patient, but analysed in the light of her professional experience. The report also deals with her experiences of “swollen arm”, a major physical side effect and a cause of mental suffering. In 2003, a relapse would once again upset her life, a fragile balance only having just been found. When a patient is metastatic, what decisions need to be taken? How long are they prepared to fight? And above all, who makes the decisions and with what information? In addition to these various questions that she asked for herself and for other patients, further difficulties appear along the way: how can she reinvest her own specialist knowledge? How can she remain credible in the eyes of her colleagues? And how can she refind a place within the medical community when the disease and certain other doctors have already written her off? Beyond a simple testimonial, this work offers every healthcare practitioner a point of reflection on his own professional practice.

Keywords: 
Doctor patient testimonial.
Representation of oncologists.
Breast cancer.
Arm lymphoedema.
Metastatic evolution.
Supportive care
 
 

Chapitre 1
Juillet 1997

Depuis dix jours, je sens une boule dans le sein gauche. Une boule énorme, ça ne peut pas être un cancer. Je ne veux pas passer pour une cancérophobe…

Mais cette nuit, je me réveille, hyper-angoissée. Je me palpe le sein. Pas de doute, la masse est toujours là. Je ne peux plus fuir. Je me décide enfin. Demain je consulte, c’est sûr. Ma gynécologue, qui est sur le point de partir en vacances, me conseille par téléphone d’aller faire une mammographie directement sans passer la voir. Deux jours plus tard, j’arrive seule, à 18 heures à mon rendez-vous, sans angoisse particulière. La manipulatrice réalise la mammographie et me demande d’attendre dans la cabine avant de me rhabiller. Le beau visage de Juliette Binoche est en couverture du seul magazine à disposition que je commence à feuilleter. Cinq minutes, dix minutes passent. Je commence à trouver le temps un peu long et repose la revue, n’y trouvant plus de refuge à l’angoisse qui commence à monter. La manipulatrice revient et m’informe que le médecin va réaliser une échographie complémentaire. Je frémis et commence à comprendre, mon cœur s’accélère. Non, ce n’est pas possible ; je suis trop jeune ; non, je ne veux pas.

Le médecin se présente et débute l’examen. Je scrute son visage, son regard, à la recherche d’un signe rassurant, d’un sourire. Il me pose quelques questions : « que faites vous ? », « je suis médecin. » Silence. « Vous faites une spécialité ? » « Oui, je suis cancérologue ». Il se tait à nouveau et continue à passer la sonde sur mon sein, toujours sur le sein gauche. Au bout de quelques minutes qui m’ont paru interminables, il repose la sonde, s’éclaircit la voix, cherche ses mots et, pour la première fois me regarde pour me dire : « les nouvelles ne sont pas bonnes ! » Ça y est ! Je suis projetée avec violence dans cet espace-temps, où je pressens que le gouffre va s’ouvrir, m’engloutir mais que je suis encore du bon côté pendant ces quelques secondes très fragiles. Ces quelques secondes où tout va basculer, où le sol se fissure jusqu’à devenir une faille, m’obligeant à passer de l’autre côté sans espoir de retour sur la berge saine ; la peur panique s’empare de tout mon être. Ces quelques secondes que je voudrais éternelles parce ce que je sais déjà qu’après, plus rien ne sera pareil.

Je me lève et le suis devant le négatoscope. Il me montre ma mammographie. Un sein gauche criblé de microcalcifications, partout, dans tous les quadrants. Je n’avais jamais vu autant de microcalcifications sur une mammographie. Mais cette fois-ci, c’était la mienne, il s’agissait de mon sein. Je  este sans rien dire à regarder mon cancer. Le médecin m’emmène dans son bureau. Tout de suite, il me parle de cancer et de mammectomie. Mais ça je le comprends, avec toutes ces lésions diffuses dans le sein, je ne peux qu’avoir une mammectomie. Ce qui me glace c’est le cancer, ce n’est pas le geste. Je lui demande la permission d’appeler le cancérologue en qui j’ai toute confiance et qu’il connaît très bien. J’ai de la chance (!), je tombe sur Marc. Je lui explique la situation, et j’obtiens un rendez-vous avec lui dès le lendemain matin.

Mais j’ai fait l’erreur de ne parler à personne de cet examen. Il est 19 heures, je vais quitter le radiologue et me retrouver seule dans la rue. Je ne peux pas. J’appelle un ami collègue, lui explique en deux mots et lui demande de venir me rejoindre. Je m’apprête à payer les examens, mais le médecin refuse. Je lui dis spontanément merci avec un pâle sourire. Je me prends une bombe sur la tête et je dis merci. Mais ce remerciement s’adresse à son empathie, à ses yeux tristes lorsqu’il m’a parlé, à ce temps qu’il m’a consacré. Je sais que lui aussi, il vient de vivre un moment difficile en annonçant ma maladie. Je sors du cabinet et là, je craque. Des larmes, des larmes coulent sans que je puisse les arrêter. Je viens enfin de réaliser. J’ai un cancer du sein et on va me l’enlever.

La soirée est surréaliste. J’appelle ma mère puis mon père. « Allô, maman, allô papa, j’ai un cancer du sein ». Silence. Terrible silence, suivi du doute. « Mais tu es sûre ? » « Oui, je suis sûre » « tu veux que je monte ? » « Oui ». Pour eux aussi, l’annonce a été terrible, pas de progression, une rare violence pour des parents. Et terriblement injuste, pour des parents. Mon père me dira quelques jours plus tard que seul un accident de voiture l’aurait peut-être encore plus secoué. J’aime cette appellation. Depuis, je parle de mon accident de vie.

Le lendemain, pendant le premier dixième de seconde de mon réveil, j’ai oublié. Mais la réalité me rattrape aussitôt ; ce n’est pas un rêve. Péniblement, je revois les scènes terribles de la veille avec la totale assurance qu’à partir d’aujourd’hui, toute ma vie sera différente.

Je me fais belle pour aller à Saint-Louis. Histoire de montrer à ce cancer qu’il ne m’aura pas si facilement. Histoire de crier l’injustice. Injustice. Je suis jeune, je suis jolie…Comme si la vie devait être juste. Mes patients m’ont toujours un peu énervée lors de l’annonce avec ces paroles : « je ne comprends pas, je ne fume pas, je ne bois pas, je n’ai rien fait de mal, alors pourquoi moi ? » Le fameux « pourquoi moi ? ». Je ne vais pas m’y mettre à mon tour !

Marc m’examine et me fait une ponction à l’aiguille. Je lui demande s’il accepte de me prendre en charge, et je lui fais promettre de me dire toute la vérité. Pour ne pas perdre de temps, il appelle les chirurgiens. Le patron et son chef de clinique arrivent en moins de dix minutes. Et oui, on est fin juillet, le patron part en vacances le lendemain et me confie à son « élève ». Je leur souris, crânement. Ils m’examinent, le patron dessine sur mon torse le tracé de l’incision. Je détourne brusquement la tête, une larme roule sur ma joue gauche, que je dissimule assez mal.

C’est bizarre, mais ce qui m’a le plus aidé, c’est la tristesse dans leurs yeux. Je vois bien qu’ils sont touchés par mon cas. Lorsqu’on s’est retrouvé, face à face, le chef de clinique avait l’air si triste que j’ai eu envie de le consoler. Si vous saviez comme on vous protège, si vous saviez comme on désire ne pas vous faire de peine, ne pas vous embêter… Mais, c’est vrai que de le voir atteint, lui qui a déjà opéré tant de femmes, est réconfortant, car je me sens comprise et reconnue dans ma souffrance. Ce qui m’arrive est effectivement triste : je suis jeune, 32 ans, sans enfant, sans mari, ni ami, collègue médecin qui plus est. Il peut m’opérer dans quatre jours. On est jeudi, ce sera lundi. Sur le coup, je trouve ça un peu rapide, mais quand il me propose de repousser la date, je me dis que de toute façon, ça ne changera rien et que finalement plus vite ce sera fait…

J’ai joué mon rôle de fière combattante à la perfection devant les médecins, mais maintenant que je quitte Saint-Louis, le fardeau à porter est à nouveau très lourd. Je n’ai plus personne à protéger, ni personne devant qui jouer la « comédie ».

Ma mère est arrivée à Paris pour passer le week-end avec moi. Je nous revois à Montmartre, dans les petites rues. Je ne voulais pas penser : « pourquoi moi ? » mais pourtant il est vrai qu’un sentiment obscur de culpabilité m’assaillit. « Je ne suis pourtant pas mauvaise ! », ai-je lâché. Comme si la vie devait avoir un sens, une justice. Le bonheur n’est pas un dû. Enfin, tout ça c’est du rationnel…

La veille au soir de l’opération, je prends un bain. J’apprécie la symétrie de mes seins en les faisant disparaître et réapparaître en même temps dans l’eau. Je caresse mon sein gauche. Je lui dis adieu… 

Un des passages douloureux lors de l’hospitalisation est provoqué par deux aides-soignantes venant faire mon lit. Elles entrent dans la chambre et me demandent de m’asseoir dans le fauteuil, ce que je fais péniblement, encore douloureuse… et je les écoute. Elles ne m’adressent pas la parole, parlent de leurs vacances, normal on est début août et quittent ma chambre sans un mot, sans un regard…

Pourtant, je ne demande pas grand-chose ; juste un regard, un sourire, un bonjour. Mais non, rien. Empathie, indifférence, pitié. Trois mots, trois attitudes qui renvoient une image de nous-même tellement différente. Du corps médical, je n’ai eu qu’alternance d’empathie ou d’indifférence. L’empathie me rassure. Je me sens comprise et reconnue en tant qu’être vivant, identique aux autres mais actuellement en souffrance. L’indifférence me renvoie automatiquement à une grande solitude, niée dans mon être et dans ma souffrance.

La pitié, je l’ai surtout découverte dans les yeux de l’entourage qui me connaît de vue comme le gardien de l’immeuble, la femme du boucher, la voisine. La pitié me met vraiment en colère. Je me sens brutalement exclue de la société, en n’existant aux yeux des autres que comme un être malade.

Tous les jours, une infirmière vient faire mon pansement. Je détourne la tête, je ne veux pas voir, je ne me sens pas prête. Le jour de la sortie, je suis bien obligée de regarder le pansement. Et j’ai vu, ou plutôt je n’ai pas vu mon sein, mais une longue cicatrice qui barre mon torse. Une larme roule. Mais l’infirmière est douce et trouve les mots qui me font du bien.

La mammectomie, même pour des petits seins, c’est tout d’abord, une mutilation, une asymétrie. Alors il faut combler. Je me présente dans un institut de dessous, spécialisé en postmammectomie. Comme aucun modèle ne me plaît, je décide de garder mes dessous en expliquant à la vendeuse que je comblerai le bonnet gauche. Elle me répond : « mais non, vous ne devez pas mettre des soutiens gorge à balconnet, cela entraîne un cancer du sein ». Trop affectée et trop médusée par son absence de tact ; je quitte la boutique sans un mot.

Mais je n’ai pas franchement le temps de m’apitoyer sur mon sein. Je retourne en province chez ma mère. On doit préparer le baptême de mon neveu et filleul. Mais une bien triste nouvelle m’y attend. Marc me téléphone alors qu’il est en vacances pour me dire que j’ai 13 ganglions atteints sur les 14 retirés. Cette annonce est terrible, je ne m’en sortirai jamais. Je connais les pourcentages de survie à dix ans mieux que personne. Alors cette mort, je la sens tout de suite très proche. C’est curieux. Je viens de comprendre que jusqu’à maintenant, j’ai totalement refoulé le risque de métastases et de chimiothérapie. Pourtant, Marc avait bien évoqué cette possibilité.

C’est l’effondrement le plus total. Et je pense encore plus terrible que la première annonce. Je vais mourir et je vais mourir bientôt. Mon savoir de cancérologue ne me laisse aucun espoir, aucune échappatoire…

Si Marc a fait le choix difficile de me téléphoner, c’est parce que je dois revenir plus tôt que prévu à Paris pour débuter la chimio dans les 15 jours. Mais quel choc…

Il fait beau, on est en juillet, nous sommes dehors, ma sœur arrive. Nous ne sommes pas des extraverties dans la famille. Ce n’est pas que l’on ne s’aime pas mais la tendresse, le toucher, le contact n’ont jamais fait partie de notre quotidien. Pascale, ma sœur, ouvre le portail et vient vers moi. Je me lève et nous tombons dans les bras l’une de l’autre. Pas un mot, juste une étreinte. Il n’y a rien à dire, je sens son amour, sa peine, jamais aucun moment n’a été aussi fort avec elle. Plus tard, Pascale m’apprendra qu’elle a vécu tout ce qui m’arrivait comme si c’était sa propre histoire.

Je suis très jolie pour le baptême. Je réussis à camoufler mon redon dans la robe que je me suis achetée pour cet événement avant… Et puis, je suis fière, fière d’être là, à rire, à sourire, faire comme de rien n’était. Ce jour-là, je reprends la photographie : pour immortaliser.

Une fois de plus, je réalise que l’amour que j’ai pour mes proches me donne le courage de paraître forte comme si de rien n’était. Pour les protéger de leur angoisse, pour me protéger de leur angoisse aussi peut-être un peu. Paraître vivante et identique dans les yeux de l’autre, ne pas y lire la peur, la tristesse, trop d’amour…

Ce parfait décalage qui me questionnait tant, quand j’étais devant mes patients : comment font-ils pour continuer à sourire, à être à l’écoute de leurs proches et souvent aussi des soignants, avoir toujours un petit mot gentil ? Aujourd’hui, je sais. Ce courage, c’est un cadeau que l’on offre à ceux qui nous aiment et que nous aimons. Pour les protéger, pour nous protéger, un espace dans lequel tout le monde sait, mais on fait comme si… Et parfois ça marche tellement bien, qu’on y croit. Et là, on goûte au plaisir simple de vivre et de profiter de ces moments. Ces quelques moments qui font de cette maladie une expérience enrichissante.

 
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Chapitre 2

Le retour à Paris a été difficile ; je dois attaquer la chimio ; moi qui passais mon temps à en prescrire…Lorsque j’arrive dans ma chambre, le chef de service m’y attend. Cela me touche. Je crois que toute l’équipe qui m’a connue interne est très bouleversée par mon histoire. Mais cela me convient. Je n’ai pas envie d’être un numéro. Il discute des modalités de chimio devant moi avec Jean-Marc, son PH. J’écoute sagement. « Bon on va faire quatre SIM, puis quatre taxotères ». « Pourquoi pas six SIM ? », « on risque d’être trop toxique pour le cœur. » Je suis en face d’eux, à les écouter sagement. Tout ce que je sais, c’est que je suis prête pour le traitement maximum.

La seule chose que je négocie en tant que collègue, c’est l’anesthésie générale au lieu de l’anesthésie locale, pour la pose de la chambre implantable et pour la biopsie osseuse. Faut bien tirer quelques avantages.

Je suis tellement certaine d’être métastatique et en même temps j’espère tellement ne pas l’être… L’attente avant la scintigraphie osseuse et le scanner est terrible. Sans parler de l’attente du résultat… Pour la scintigraphie, j’attends une demi-heure et suis reçue par le médecin de médecine nucléaire. Avant même qu’il ne me parle, je scrute ma scintigraphie qui est affichée sur le négatoscope. Il me rassure. Le point qui fixe correspond à ma biopsie osseuse. Pour le scanner, j’ai attendu plusieurs heures, mais Jean-Marc est passé le soir avant de partir pour me rassurer. Mon scanner est normal.

Comme je viens de le dire, la réalisation des examens et l’attente des résultats ont été des moments extrêmement angoissants, moments pendant lesquels on envisage forcément le pire. Raccourcir au maximum ces moments doit être une priorité. J’ai eu la chance que ces examens soient normaux et que dans les deux cas, les médecins aient fait la démarche de me donner au plus vite le résultat. Mais même si les résultats sont anormaux, après le choc, il est plus facile de se battre contre un ennemi connu que contre cette angoisse sur laquelle on n’a pas de prise. Je faisais déjà extrêmement attention auparavant, mais depuis que je suis passée de l’autre côté, j’accorde la plus grande importance à cette attente pour mes patients.

Et puis, il y a eu la pose de la chambre implantable. On parle beaucoup d’annonce en ce moment. Et bien l’annonce, c’est aussi ce que m’a dit l’anesthésiste au sortir du bloc avec un gentil sourire ; « je vous revois dans six mois pour l’enlever ». Enfin, une projection dans le temps. Et si effectivement, tout se passait bien… Cette phrase m’a redonné espoir. Ok, il y a un début, mais il y a aussi une fin à ce cauchemar.

Par la suite, je me suis souvent opposée aux chirurgiens avec lesquels j’ai été amenée à travailler, au sujet de la chambre implantable. La pose de la chambre implantable fait partie du traitement de chimiothérapie et nécessite la même approche que l’annonce de la maladie. Or, dans certains établissements, ce geste est uniquement technique. La pose doit pouvoir bénéficier à la fois d’une technique parfaite et d’une approche psychologique. Au niveau de la technique, il est important que la pose soit non douloureuse, réalisée dans des conditions de respect et d’écoute du patient. La cicatrice doit être fine, de petite taille afin de respecter le décolleté, atout pouvant être si important pour les femmes. Et surtout, pourquoi laisser ce dispositif implantable après la chimiothérapie adjuvante ? Je n’ai jamais réussi à trouver les mots pour sensibiliser les chirurgiens qui travaillaient autour de moi.

Alors est venue la première cure de chimiothérapie. C’est une infirmière que je connais bien qui me perfuse. Que j’aime bien aussi. Mais quand arrive ce fameux produit rouge, je détourne la tête, car à nouveau je ne peux réprimer une larme. Les deux jours qui ont suivi, je suis un peu dans le flou. J’essaie de dormir et d’oublier. Le jour de mon départ, je me sens très forte. Je ris et fais comme si de rien n’était, mais là encore c’est devant les autres.

Lors de la deuxième cure, les petites touffes de cheveux s’accumulent sur l’oreiller. Alors une aide-soignante me propose de me raser juste avant mon départ. J’accepte. C’est tout simplement terrible car trop brutal. Cette tondeuse, ces cheveux qui tombent, le haricot qui se remplit de plus en plus. Je me regarde dans la glace. Tondue. Je suis entièrement tondue. C’est le choc. Mais je dois libérer la chambre. Je mets un bandana et je crâne (!) devant l’équipe. Par contre, en rentrant chez moi, je ne dis pas un mot à mon père, le mutisme complet. Il l’a pris contre lui. Je devrai lui expliquer le choc, mais je ne peux…

Mon père vient à chaque cure. Il s’assoit près de moi et lit. Je dors le plus souvent, car à chaque cure, je vomis de plus en plus, et l’on me shoote au Largactil®. Le soir, mon père part dormir à l’hôtel et revient avec des fruits le lendemain et reste des heures à mes côtés, sans rien dire. Comme je l’ai déjà dit, on est peu expressif dans la famille, mais le sentir à côté de moi est extrêmement important et me suffit.

Alors je suis allée choisir ma perruque. Mémorable expérience ! Deux commerçantes vous expliquent que, pour une certaine qualité, il faut mettre le prix et vous propose avec sourire une perruque à 17 000 francs. Sinon, il y a celles au tarif sécu…

Je ne m’habituerai jamais aux regards, aux attitudes qui me renvoient à mon statut de malade. Du jour au lendemain, on passe d’un être normal à celui de cancéreux. On ne voit
de mon être que la part malade. Hier, j’étais jeune chef de clinique et aujourd’hui je lutte contre une maladie, avec des traitements qui me rendent malade et bientôt méconnaissable. Je suis propulsée dans la catégorie inapte, à me débrouiller avec les 1 000 papiers de sécu et de mutuelle. Je n’ose pas imaginer à quel point les associations ont dû se battre pour leurs malades du sida. Tout fout le camp, la santé, le boulot, les copains, le regard des autres… Ça c’est de l’injustice. J’avais envie de leur dire, de crier « je suis comme vous et vous pourriez devenir comme moi ! ». Mais je n’ai rien dit.

Au tout début de mon traitement, je voulais vivre comme avant. Je retrouve deux amies dans un resto à midi. C’est à la Butte aux Cailles. Je me suis fait jolie. Je mets deux bandanas de couleur gaie, pour bien couvrir mon crâne. J’enfile un bel ensemble veste pantalon que je garde pour les occasions. En plus, j’ai un visage aux traits fins, et mon visage a toujours supporté les cheveux courts. Pour en revenir à la beauté, je me sentais plus touchée quand je voyais une belle fille ou un beau garçon atteint par la maladie. Je ne sais pas trop pourquoi. Pourtant, lorsqu’on m’a fait cette réflexion, je me suis débattue en rétorquant qu’au contraire, c’est plus facile d’être malade quand on est joli, car on le porte mieux. Et ce jour-là, je me sens belle. Mais quelle surprise quand je rentre dans le resto. Pourtant, il paraît qu’à Paris, on passe incognito. Éléphant Man n’aurait pas eu plus de succès que moi ce jour-là. Sans mentir, ils se sont tous arrêtés de manger et me regardent, mi-curieux et mi-ennuyés d’être dérangés en plein repas… Si je n’étais pas accompagnée, je ferais demi-tour…

J’ai quatre cures de chimio à 15 jours d’intervalle qui nécessitent une hospitalisation de deux nuits. Lors de la dernière cure, la coordinatrice de l’hospitalisation à domicile passe dans ma chambre, car la chimio qui suit se réalise en partie à domicile. Je ne suis pas disponible ce jour-là, car angoissée et je ne fais aucun effort pour être agréable et d’ailleurs je dois être désagréable. Mais ça, je l’ai déjà remarqué. Quand je suis angoissée et qu’autrui n’est pas dans l’empathie mais dans l’indifférence, j’ai tendance à être agressive. Lorsque je la revois le lendemain, c’est le jour de ma sortie. Je suis plus accueillante. Elle me dit : « aujourd’hui vous avez le sourire ». Je lui réponds que je fais ce que je peux. Comme si c’était facile de sourire tous les jours quand on traverse ce type d’épreuve… Je crois que c’est toute la difficulté d’établir des rapports « normaux » lorsque l’on est malade. Mon agressivité me rappelle bien des patients que j’ai soignés et encore plus leurs proches. Mais en tant que soignant, c’est une des premières choses que l’on apprend à gérer. Comprendre que l’agressivité est en fait réactionnelle à l’angoisse permet, en quelques phrases, de faire baisser la tension et de reprendre une conversation…

Puis arrive le passage le plus difficile de mon traitement et ce qui va me changer à tout jamais. Le nouveau médicament, le taxotère, a déjà montré des résultats intéressants en phase métastatique, et vu le pronostic de mon cancer, Michel Marty décide de me le donner en adjuvant, ce que j’ai accepté sans hésiter.

Dès la première cure, j’ai une toxicité importante sur mon lymphoedème du bras. Suite au curage axillaire, j’avais un petit œdème résiduel du bras, mais qui avait quasiment entièrement régressé. Mais alors que je me promène en faisant mes courses de Noël, mon bras gauche se met à enfler. Ma main ressemble à une patte d’ours et tout le bras a triplé de volume. Mon lymphœdème s’est installé. Mais ce n’est que plus tard que je comprendrais la portée de ce problème. Pour l’instant, un autre effet secondaire m’ennuie beaucoup plus. Je deviens bouffie ; avec l’œdème, les traits deviennent épaissis, les sourcils et les cils sont tombés. Bref, en un mot, je perds mon visage. À tel point que les personnes que je connais et qui ne m’ont pas vu depuis quelque temps ne me reconnaissent pas. Quelle douleur ! Quelle souffrance ! Je vois dans leurs yeux, la surprise puis la gêne lorsque enfin, elles me reconnaissent. La gêne ! Gêne de ne pas m’avoir reconnue, gêne de me voir ainsi. Et moi qui souris tristement. La dernière chose qui me reste, mon visage, après le sein, le bras, les cheveux, les cils, les sourcils, même mon visage me lâche. Je me noie, doucement, petit à petit, tous mes repères disparaissent. Le statut professionnel, le statut social, mon sein et maintenant mon propre visage.

J’ai tellement changé que je ne mets plus mes bandanas. Je mets systématiquement ma perruque pour me cacher, de honte. J’ai honte de moi. J’ai mis tant d’années à m’accepter et aujourd’hui, mon corps m’échappe à nouveau. Je continue à travailler à cette époque. Pour plusieurs raisons ; la première c’est que je n’accepte pas le statut de malade, ni l’inaptitude. La deuxième raison, c’est que le statut précaire de chef de clinique n’assure que trois mois d’arrêt maladie. Au-delà, on est sans revenu. Mais surtout rester seule à la maison m’angoisse terriblement. Je me rends compte que si je meurs, je ne laisserai rien. Pas d’enfant, pas de mari, pas d’écrit, rien. Alors, j’ai besoin de me gratifier, de croire que je suis indispensable. Aujourd’hui, je me dis surtout qu’être médecin est la meilleure réponse que j’ai pour ne pas être malade…

Je traverse la période la plus étonnante de ma vie. Je prescris de la chimiothérapie, je consulte, je travaille à l’hôpital en côtoyant tous ces confrères, avec ma propre  perfusion continue de 5-FU en baxter, affublée de ma perruque. Mais les patients sont tellement préoccupés par leur propre maladie, que peu s’intéressent à l’apparence de leur médecin. Par contre, j’ai très peur de mourir et de les lâcher, et de leur donner ainsi un message très angoissant. Ma relation avec l’équipe soignante est très forte. Elles sont bien sûr au courant mais tellement proche de moi et tellement respectueuses de ce que je vis. Un jour, une patiente a demandé à l’une d’entre elles : « mais le Dr Boiron, elle n’a pas une perruque ? » et Béatrice lui répondant du tac au tac : « Oh ! vous savez les jeunes maintenant… »

Après la radiothérapie, je me suis arrêtée. Classique. J’ai tellement expliqué à mes patientes que lorsqu’elles arrêteraient la chimio elles déprimeraient… pas d’exception pour moi. Je suis à bout de force physique, morale, prise dans mes angoisses de mort. Je pars trois semaines chez un ami à la Réunion. C’est la psychologue qui me suit à cette époque qui m’a aidée à lâcher et qui m’a dit de prendre le temps de regarder mes cheveux repousser. Et j’adore cette expression. Je l’ai souvent utilisée par la suite pour mes patientes. Après ce combat de Titan, qu’il est bon de lâcher, de se donner le temps de se reposer, de se reconstruire, de s’autoriser ce temps. Je pense que lors des consultations de sortie qui peuvent être mises en place, c’est important d’insister sur ce passage très particulier de la fin de traitement.
 
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Chapitre 3
J’ai tellement peur de ne pas trouver un poste avec mon parcours très atypique que j’accepte l’offre d’un ami et collègue de prendre le poste de PH temps plein au centre hospitalier d’Aulnay-sous-Bois à l’hôpital Robert-Ballanger.

Mais une nouvelle difficulté se présente. Comment devenir praticien hospitalier en ayant eu un cancer ? Dans les textes, il est bien mentionné que les personnes qui prétendent au poste doivent être indemnes de maladie grave comme le cancer ou de maladie psychiatrique. D’ailleurs, Michel Marty me l’avait laissé entendre lors de mon traitement. Je l’avais entendu mais nié, car je trouvais cela trop injuste et non d’actualité, puisque je ne vivais que pour me battre au présent. Décidément, avoir un cancer jeune, c’est la double, voire la triple peine.

J’ai cru que je n’allais jamais obtenir le certificat médical du médecin agréé, mais miraculeusement la jeune femme médecin m’a demandé si j’étais en rémission ce que j’ai pu confirmer, et le certificat a été signé… mais quelle angoisse ! Déjà, avant ma maladie, je ne voulais faire que du service public, raison de plus après… Si je n’ai pas la sécurité vitale qu’au moins j’ai celle financière. Et puis franchement, quand on connaît le nombre de médecins maniacodépressifs qui sont à des postes importants, cette restriction fait sourire…

Dès mon arrivée à Ballanger, je sens confusément que je ne suis pas à ma place. Pendant toutes mes études, je me suis sentie protégée au sein d’une équipe et là, brutalement, je me sens seule, car sans équipe et si fragile avec mon passé proche de malade. Il n’existe pas de service de cancérologie, je suis rattachée au service de rhumatologie. Toute la cancérologie est prise en charge par les spécialistes d’organe. Je ne suis là que pour valider leur prise en charge, et je ne me sens déjà pas sur la même longueur d’onde.

Or, jusqu’à présent, je me suis toujours investie dans le travail. Pendant toute ma scolarité, mon externat, bien évidemment en préparant l’internat, et puis en tant qu’interne et bien sûr en tant que chef de clinique. Le travail a toujours été pour moi mon repère qui m’a permis de garder la tête hors de l’eau quand tout vacillait. Mais ici, pour la première fois, je ne trouve pas de refuge dans le travail.

Ici, les collègues ne me connaissent pas, ni mes antécédents, ni mon implication dans le travail. Je sens que je devrais déployer du temps et m’impliquer pour faire ma place, mais je n’ai ni l’énergie, ni la volonté nécessaire. J’aurais souhaité être au sein d’une équipe, et me voilà projetée en première ligne.

Ces difficultés professionnelles renforcent un dilemme. Travailler ou vivre. Comme je ne m’épanouis pas au travail, le temps passé me coûte énormément. J’ai tellement peur de rechuter que je me dis que toutes ces heures passées à travailler sont des heures gâchées.

Bien sûr, ce n’est pas aussi caricatural. On a monté une toute petite équipe d’hôpital de jour avec mon collègue mi-temps, une infirmière et une aide-soignante et c’est génial. On apporte un côté humain et chaleureux très chouette aux patients qui nous le rendent bien. Cet espace est une petite oasis.

Car, ce qui est sûr, c’est que les patients restent d’une grande richesse pour moi. J’ai besoin d’eux pour me sentir médecin, et surtout je sais que je suis si proche… Je les approche différemment. Je les écoute sans doute beaucoup plus. Je leur donne le temps, je les relance sur certaines questions. Je veux qu’ils comprennent que je leur offre un espace pour eux, sans crainte de me faire perdre du temps. Mais surtout, j’aborde les questions sur leurs angoisses, angoisses de mort, peur de l’avenir… Maintenant je sais. Je sais qu’on ne peut entendre ce mot sans avoir peur. Et je leur offre la possibilité d’en parler. S’ils ne le souhaitent pas, je le respecte, mais au moins je vais chercher. Le plus souvent, ils me suivent et on parle ensemble de cette peur. J’essaie de leur redonner une temporalité, des objectifs de vie et d’espace de projet. Je me sens très proche du corps paramédical et de mes patients ; eux aussi sentent en moi un médecin à l’écoute avec une autre approche. La plus grande difficulté que je ressens est parfois la projection trop importante sur certains patients pouvant induire une attitude trop inquisitrice. J’ai toujours tout voulu savoir sur ma maladie. Or, je sais bien que certains patients n’ont pas envie de tout entendre, que certains ont besoin d’être protégés et rassurés. Je suis obligée de reconnaître que certaines fois, je suis irritée par leur déni… Mais l’ayant remarqué et analysé, je fais très attention à ce risque de débordement…

Non, la grande fracture depuis ma maladie, c’est ma relation avec les autres médecins. Pourtant, dans cet hôpital de périphérie, les médecins sont de purs cliniciens et sont proches de leurs patients. Mais je les sens paternalistes, décidant eux seuls de ce qu’ils doivent dire ou non, ce qu’ils pensent pouvoir être entendu par le patient. J’ai déjà parlé des dispositifs implantables sans aucun résultat. Je parle de douleur, de qualité de vie, de choix de médicament, et de stratégie moins acharnée… Mais je ne suis pas entendue.

Cette période est extrêmement tourmentée, je suis en pleine contradiction et ambivalence : contradiction entre travailler et profiter de la vie, difficulté à ne pas pouvoir exercer la cancérologie comme je le souhaite tout en ne voulant lâcher ni mon équipe ni mes patients.

Pendant cette période où j’apprends petit à petit à vivre et à espérer entre deux bilans, je suis très fragilisée par l’importance de mon lymphœdème qui me gâche mon quotidien. Dissimuler un gros lymphœdème du membre supérieur est un défi quasi impossible. Il ne parasite donc pas uniquement la sphère intime mais aussi le quotidien. Je rejette ce gros bras monstrueux. Très vite, j’apprends à le cacher sous des vêtements amples, faisant tomber la manche du côté gauche, accentuant ainsi mon allure asymétrique. Que de souffrance toutes ces années où je bannis de ma garde-robe toutes les manches courtes, les manches trois-quarts, les jolis décolletés, sans compter toutes les manches près du corps. C’est le cercle infernal : plus mon bras me fait honte, plus je le délaisse et plus il grossit et plus il me fait honte…

J’ai alors consulté beaucoup de kinésithérapeutes de Paris. L’équipe de Cognac-Jay m’a remis une liste des kinésithérapeutes formés à la technique. J’ai consulté plus de dix masseurs-kinésithérapeutes inscrits. Seule une femme kinésithérapeute m’a suivie sur plusieurs années par drainage lymphatique manuel avec un certain bénéfice. Mais sans traitement de décongestion et sans manchon, je me décourage devant l’absence de résultat visible.

Je suis tellement désespérée que je suis prête à tout essayer. Lorsqu’en 2001, un ami cancérologue m’appelle pour m’informer qu’un chirurgien réalise des transpositions ganglionnaires en cas de lymphœdèmes résistants au drainage lymphatique, j’accepte sans hésiter. Je prends un premier rendez-vous. Très bon contact, une femme souriante, agréable, assurant que ce geste ne présente aucune complication. Hospitalisation de courte durée, 24 heures, avec des résultats promis tentants : 50 % de normalisation, 30 % d’amélioration et 20 % de stabilisation. Le tout pour une petite cicatrice de 3 à 4 cm au niveau de l’aine droite. Quant à la jambe où les ganglions sont prélevés, aucun cas de lymphœdème secondaire recensé. Je prends avis auprès de mon cancérologue. Il ne connaît ni la technique, ni le chirurgien, mais il me met en garde sur le risque de lymphœdème induit par l’acte chirurgical au niveau de la jambe opérée. Mais ne pouvant supporter ce bras, je décide de me faire opérer. Avant l’opération, je réalise une lymphoscintigraphie au niveau du membre supérieur gauche qui confirme effectivement l’absence de drainage au niveau du membre supérieur. Cet examen sert de bilan initial avant l’opération afin d’évaluer les modifications de drainage après transposition ganglionnaire.

L’opération a lieu le 12 avril 2001. Je vais à cette opération très sereine. En postopératoire, je me sens exténuée. Les pansements sont énormes, tant celui de l’aisselle que celui de l’aine. Et je m’effondre lorsque je vois que la cicatrice qui devait mesurer 3 à 4 cm mesure de fait 8 cm. Et le pire est à venir… Le troisième jour, je sens une tension dans ma jambe droite en me levant le matin. Ce n’est que secondairement que je comprends l’origine de cette douleur sourde : l’ensemble de mon membre inférieur droit a augmenté de volume !

Lors de ma visite de contrôle, j’en informe la chirurgienne. Mais elle ne m’examine pas la jambe. Elle mesure en trois endroits le membre supérieur, les dimensions calculées sont identiques aux dimensions mesurées avant l’opération. Par la suite, les résultats scintigraphiques confirmeront l’absence d’amélioration au niveau du drainage axillaire gauche. Alors je m’effondre à nouveau. D’autant plus que le médecin de la scintigraphie me dit ne pas croire en cette opération. Il aurait été plus honnête de me le dire avant… tout en sachant que je désirais tant une opération miracle, que je dois être honnête avec moi-même, je ne l’aurais sans doute pas entendu.

Déjà le bras, je l’ai rejeté, haï mais bon, c’est la séquelle d’un geste thérapeutique obligatoire. Ma jambe est la séquelle d’un geste qui se veut esthétique. L’exigence n’est pas la même. Dorénavant, je dois faire le deuil des jupes et des robes. Je me cache de plus en plus. Outre le retentissement physique, s’ajoute alors le retentissement fonctionnel : en effet, depuis deux ans, j’ai découvert la joie des randonnées. J’ai malgré tout réessayé. Deux ans après l’opération de la transposition ganglionnaire, je réalise un trek au Cap-Vert, mais c’est la catastrophe. Ma jambe décompense et, les derniers jours, je ne peux même plus rentrer dans ma chaussure droite.

Tout cela ne va-t-il donc jamais s’arrêter ? J’ai déjà eu un cancer, une mastectomie, un lymphœdème du bras et maintenant un lymphœdème de la jambe…

Je n’ai jamais revu cette chirurgienne. Son déni vis-à-vis du lymphœdème de la jambe m’est insupportable. Le pire c’est qu’au fond de moi, je lui aurai pardonné cette séquelle, si au moins elle m’avait écoutée, entendu ma souffrance et proposé des solutions. Mais rien la fuite, le déni et une immense solitude.
 
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Chapitre 4
Février 2003

Bilan systématique au bout de cinq ans. Je vais récupérer mes résultats au laboratoire. Je sors dans la rue, je déchire l’enveloppe… et je découvre que mes marqueurs augmentent. Je suis seule dans la rue, et je réalise que la maladie repart. Oui, je suis métastatique. Je vais donc mourir et je suis là dans la rue…seule, terriblement seule. Heureusement, les amis ne sont pas loin. J’appelle en catastrophe. Ma cousine est disponible. Je cours chez elle. Avec sa foi inébranlable dans la vie, toujours optimiste, elle m’assure et me rassure : « on les aura tes marqueurs, tu vas voir ! ». Je perçois ses paroles de façon très ambivalente : d’un côté, je pense qu’étant médecin, c’est moi qui détiens la vérité, je suis métastatique avec au mieux une durée moyenne de survie de deux ans. Mais d’un autre côté, que c’est rassurant, quelqu’un que j’aime qui croit en mon avenir… Et j’ai envie de la croire… d’oublier que c’est moi le médecin…

Je viens de passer le scanner du corps entier (ou presque), la scintigraphie osseuse, l’IRM et même un TEP scanner. Rien à se mettre sous la dent, alors, j’oscille entre des rêves de vie et des angoisses de mort. Je ne sais jamais ce que je dois faire, quelle décision prendre. Par exemple, dois-je me mettre en arrêt et profiter de la vie tant que je suis bien physiquement ?

J’en suis là et je ne sais que penser, que faire. Une fois de plus je me sens si seule. Et pourtant, je suis dans la vie. Je sors, je danse, je plais et je suis attirée. Mais j’ai tellement peur. Aujourd’hui, mon intégrité physique est respectée. Mais demain ? Lorsque je reprendrai la chimio, quand le cancer me grignotera, deviendrais-je jaune ou confuse ou douloureuse sous morphine ?

Enfin, lors du dernier scanner, une image hypercondensante en L4 est découverte associée à une image en D5. Ça y est, je sais d’où je rechute, ce sont des métastases osseuses. Devant l’évolutivité non classique de ma maladie (rechute tardive sous forme osseuse), un nouveau dosage par une technique différente des récepteurs hormonaux sur ma pièce tumorale est réalisé, et surprise, alors que j’étais étiquetée récepteurs hormonaux négatifs, le dosage se révèle positif. Je débute une première ligne d’hormonothérapie par tamoxifène. Trois mois plus tard, je réalise un nouveau bilan biologique. Cette fois-ci, je laisse les résultats au laboratoire, et c’est Marc qui m’annonce que les marqueurs ont continué à augmenter passant de 60 à 120. Je m’effondre dans les bras de mon amie Isabelle qui m’accompagne. Marc me parle de chambre implantable et de chimiothérapie. J’accepte, et je quitte la consultation. Heureusement que je suis accompagnée.

Difficile position des proches. Ils reçoivent la même violence, ils ressentent les mêmes angoisses de mort, de deuil et de perte, mais ils « se doivent de tout cacher » ; pour protéger, ne pas angoisser l’autre… soit disant…

Et pourtant, qu’elles sont douces les larmes de mes proches qui ont roulé sur mes joues, mes épaules, mes mains, lors de nos étreintes. En aucune façon, ces larmes ne m’ont angoissée. Au contraire, elles m’ont rassurée sur l’amour que l’on me porte, sur l’estime de moi. Je comprends que mes angoisses, ma tristesse sont reconnues. Je ne me sens pas seule, car comprise et aimée ; même si au fond de moi je sais que je serai seule à avancer sur ce chemin. Là encore, l’empathie rassure et réchauffe. Ça ne sert à rien de dire des choses auxquelles on ne croit pas. Par contre, proposer d’accompagner à une consultation, à un examen, à une chimiothérapie est un acte d’amour qui demande déjà beaucoup de courage pour les proches. J’ai perdu des personnes qui ne savaient comment m’approcher, quoi me dire… pour ceux-là qui n’ont pas su, je vous dis : un simple effleurement de main, d’épaule ou de baiser avec un « je pense à toi » suffit.

Une semaine avant la pose de la chambre implantable, j’appelle Marc pour l’informer que je refuse la chimiothérapie. Je ne peux pas, je ne veux pas revivre ce que j’ai vécu. Je sais bien que la chimiothérapie ne sera pas aussi forte et n’entraînera pas les mêmes effets secondaires mais pour quoi faire ? Pour vivre plus longtemps, mais à quel prix ? Je n’ai pas d’enfants, vivre cette vie-là, sous chimio, ne m’intéresse pas. Je sens confusément que le prix à payer pour continuer à vivre est trop élevé pour moi. Je lui demande de me prescrire une deuxième ligne d’hormonothérapie, et Marc accepte. Trois mois passent. Et là, miracle. Mes marqueurs diminuent, lentement, mais ils diminuent. C’est incroyable, tout simplement incroyable. Et si ma cousine avait raison ?

Pendant toute cette période, ma vie est alors rythmée par les bilans qui ont lieu tous les trois mois. Absence de projet, survie de trois mois et pourtant entre les bilans, j’essaie de combler au mieux ma vie.

Je n’arrête pas de travailler, mais cette période est vraiment difficile. J’informe les collègues de l’hôpital que je rechute sous forme osseuse. J’ai besoin de le dire, parce que l’angoisse est trop importante et que cela prend trop de place dans ma vie et donc dans ma vie professionnelle. Mon chef de service m’autorise de fa&