Premier Tableau
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Marion MULLER COLLARD par La Compagnie de théâtre Le Gourbi Bleu
- Durée
Texte de Marion MULLER COLLARD écrit pour la 15ème Journée de psycho oncologie.
La Compagnie de théâtre Le Gourbi Bleu en a fait une lecture vivante au cours de la journée
Deux personnages allongés côte à côte, comme sur un lit deux places. La Patiente, la Médecin.
La Patiente sur le dos, les yeux fermés. La Médecin dort sur le côté, en chien de fusil, tournant le dos à la Patiente. Au-dessus de leurs têtes, l'épée. Quelqu'un donne une petite impulsion à l'épée pour qu'elle balance un peu.
La Patiente, se tourne et se retourne. S'agite. Ouvre les yeux :
Ce petit bruit métallique... Comment voulez-vous dormir avec ce petit bruit qui vous vrille les os... Ce petit bruit qui me transperce comme une pluie froide. Si on voulait me torturer efficacement, on ne s'y prendrait pas autrement.
Comment voulez-vous vous capitonner dans un petit sommeil moelleux et insouciant ? Se redresse sur les coudes.
C'est ça. Le plus terrible, en fin de compte, c'est d'être privée d'oubli. A cause de cette chose, là, qui se balance, qui me force à me souvenir, à être en vigilance.
Le plus sage serait que je me rende. S'assoit. Si je me rends, je pourrais peut-être me rendormir.
Ça me rappelle cette histoire folle qui est arrivée à un ami. Le truc bête, brutal, irréversible. Un jour, il décide de partir en randonnée tout seul. Si on part du principe de précaution, on ne part pas en randonnée tout seul. Mais mon ami, c'est du genre à penser que si on part du principe de précaution, on ne sort jamais de son petit sommeil moelleux et insouciant. A vrai dire, si on part du principe de précaution, on ne sort pas du ventre de sa mère. Mieux encore : on ne se porte pas candidat à sa propre conception, si on part du principe de précaution. Bref. Mon ami, partant du principe qu'être vivant comporte le risque permanent de mourir, décide de partir en randonnée. Tout seul. Et en longeant un précipice, je ne sais pas comment il fait son affaire, mais il dégringole. A pic. Et je ne sais pas non plus comment il réussit ça, mais au milieu de sa chute, il trouve... comment appeler ça ? La présence d'esprit ? Oui, disons qu'il trouve la présence d'esprit de s'agripper à la racine d'un arbre qui dépasse de la falaise. Voilà mon ami suspendu par une seule main au-dessus du vide. Il évalue ses chances d'escalader pour rejoindre le chemin d'où il est tombé. Zéro chance. Il évalue la distance entre son corps suspendu et le sol, en bas. Une vingtaine de mètres. Alors il se dit tout simplement : si je lâche maintenant, et si par hasard je ne meurs pas en m'écrasant en bas, il me restera peut-être un peu d'énergie pour survivre.
Il s'est rendu. Il a ouvert sa main.
En dépit de tout principe de précaution. Il est encore vivant aujourd'hui, mon ami.
Silence
Ça n'est pas complètement désagréable, ce petit bruit.
C'est le même tic-tac que celui de la grande horloge comtoise de la salle à manger de ma marraine. Derrière la cage en verre, il y avait un fatras de poids, de chaînes et de mouvements. Moi je n'y voyais que du feu, je n'y voyais pas du temps. Ma vieille marraine, elle, elle recevait chaque tic, chaque tac, comme un tacle derrière le genou. Moi, j'avais la vie devant moi, n'est-ce pas ?
Je ne me demandais pas ce que je me demande aujourd'hui : où va le temps, quand il passe ? Il allait naturellement ; dans chaque nouvelle pointure de mes chaussures, dans la résolution des additions, dans la longueur de mes cheveux, dans un nouveau jeu.
Ma marraine, elle disait que le temps passait dans ses cheveux blancs. C'était une façon pudique de dire que le temps passe son temps à creuser nos tombes. Même celles des enfants qu'il fait grandir en passant.
Un jour, nous étions à table, ma marraine et moi, silencieuses. Nous entendions seulement le tic-tac de la grande horloge. C'était une taiseuse, ma vieille marraine. De ces gens économes en mots qui ont compris que c'est la rareté de leur parole qui la rend précieuse et percutante. Ses mains, à ma marraine. Ses mains bougeaient bien plus que ses lèvres. Et ce soir où nous étions en train de souper, l'horloge s'est arrêtée. Je ne savais même pas que c'était possible, mais c'est arrivé. Je me suis vue comme Neil Armstrong marchant sur la lune, dodelinant en apesanteur quelque part d'inaccessible, ouvrant la brèche dans l'espace clôt où l'histoire se rétracte et où il ne reste que l'absolu présent. La fin du temps.
L'autre jour, quand la médecin m'a dit... Et bien c'était un peu comme ce souvenir de mon enfance, quand l'horloge autoritaire et totalement maniaque avait failli et que le temps et moi, nous avions pris la poudre d'escampette. La Médecin me parlait et ce qu'elle disait ne m'étonnait pas du tout. Absolument pas ! Ça l'a un peu surprise, la médecin. Elle a commencé à faire une grimace, à se tordre la bouche en faisant semblant de découvrir les images sur son bureau. Elle s'est passée les mains sur la mâchoire, elle a opiné lentement du menton comme quelqu'un qui « doit se faire à l'évidence ». Elle a ouvert la bouche :
- Je ne vais pas...
- Je sais.
- Comment ça, vous savez ?
Elle avait l'air presque vexée. Elle a continué « pour voir », comme on dit au poker :
- Vous savez ce que vous avez ?
- Ben oui, j'ai la vulnérabilité. On l'a tous, en réalité. C'est ma marraine qui me l'a appris quand j'étais petite.
Alors elle a eu un geste de recul. Elle s'est appuyée sur son bureau en se renversant en arrière.
- Ah oui, mais attention !
Elle a ouvert son tiroir et elle en a sorti une flopée de pincettes.
- Attention attention, parce que vous...
Et elle a saisi avec les pincettes chaque page de mon dossier pour me les placer sous le nez.
- Vous, vous en avez beaucoup beaucoup, de la vulnérabilité. Je suis désolée de vous...
- Ah oui ! Je la vois. Là, là et là.
- Clairement, sur les images, on ne voit que ça...
- Ça doit pas être facile votre affaire... D'où les pincettes, j'imagine.
- Eh bien non, ça ne va pas être facile pour vous, Madame... D'où les pincettes, en effet.
- Non, moi je veux parler de vous, Docteur. Ça ne doit pas être facile pour vous...
La Patiente et la Médecin se rallongent, chacun sur le côté, dos à dos, l'épée entre elles. Elles continuent à parler tout en bâillant, puis comme si elles parlaient dans leur sommeil.
La Médecin :
- Non mais moi ça va très bien, merci ! Mais vous...
- C'est-à-dire que la vulnérabilité, ça n'est pas vraiment quantifiable... On n'est pas plus ou moins vulnérable, Docteur. Soit on l'est, soit on ne l'est pas. Et comme on ne peut pas ne pas l'être, on l'est tous.
La Médecin, dans un rire nerveux, tout en dormant :
- Alors là si, je peux vous dire qu'on est PLUS ou MOINS vulnérable, et que vous l'êtes complètement plus, et moi complètement moins. Moins que vous...
Elles s'endorment. La Médecin se réveille en sursaut.
La Compagnie de théâtre Le Gourbi Bleu en a fait une lecture vivante au cours de la journée
Deux personnages allongés côte à côte, comme sur un lit deux places. La Patiente, la Médecin.
La Patiente sur le dos, les yeux fermés. La Médecin dort sur le côté, en chien de fusil, tournant le dos à la Patiente. Au-dessus de leurs têtes, l'épée. Quelqu'un donne une petite impulsion à l'épée pour qu'elle balance un peu.
La Patiente, se tourne et se retourne. S'agite. Ouvre les yeux :
Ce petit bruit métallique... Comment voulez-vous dormir avec ce petit bruit qui vous vrille les os... Ce petit bruit qui me transperce comme une pluie froide. Si on voulait me torturer efficacement, on ne s'y prendrait pas autrement.
Comment voulez-vous vous capitonner dans un petit sommeil moelleux et insouciant ? Se redresse sur les coudes.
C'est ça. Le plus terrible, en fin de compte, c'est d'être privée d'oubli. A cause de cette chose, là, qui se balance, qui me force à me souvenir, à être en vigilance.
Le plus sage serait que je me rende. S'assoit. Si je me rends, je pourrais peut-être me rendormir.
Ça me rappelle cette histoire folle qui est arrivée à un ami. Le truc bête, brutal, irréversible. Un jour, il décide de partir en randonnée tout seul. Si on part du principe de précaution, on ne part pas en randonnée tout seul. Mais mon ami, c'est du genre à penser que si on part du principe de précaution, on ne sort jamais de son petit sommeil moelleux et insouciant. A vrai dire, si on part du principe de précaution, on ne sort pas du ventre de sa mère. Mieux encore : on ne se porte pas candidat à sa propre conception, si on part du principe de précaution. Bref. Mon ami, partant du principe qu'être vivant comporte le risque permanent de mourir, décide de partir en randonnée. Tout seul. Et en longeant un précipice, je ne sais pas comment il fait son affaire, mais il dégringole. A pic. Et je ne sais pas non plus comment il réussit ça, mais au milieu de sa chute, il trouve... comment appeler ça ? La présence d'esprit ? Oui, disons qu'il trouve la présence d'esprit de s'agripper à la racine d'un arbre qui dépasse de la falaise. Voilà mon ami suspendu par une seule main au-dessus du vide. Il évalue ses chances d'escalader pour rejoindre le chemin d'où il est tombé. Zéro chance. Il évalue la distance entre son corps suspendu et le sol, en bas. Une vingtaine de mètres. Alors il se dit tout simplement : si je lâche maintenant, et si par hasard je ne meurs pas en m'écrasant en bas, il me restera peut-être un peu d'énergie pour survivre.
Il s'est rendu. Il a ouvert sa main.
En dépit de tout principe de précaution. Il est encore vivant aujourd'hui, mon ami.
Silence
Ça n'est pas complètement désagréable, ce petit bruit.
C'est le même tic-tac que celui de la grande horloge comtoise de la salle à manger de ma marraine. Derrière la cage en verre, il y avait un fatras de poids, de chaînes et de mouvements. Moi je n'y voyais que du feu, je n'y voyais pas du temps. Ma vieille marraine, elle, elle recevait chaque tic, chaque tac, comme un tacle derrière le genou. Moi, j'avais la vie devant moi, n'est-ce pas ?
Je ne me demandais pas ce que je me demande aujourd'hui : où va le temps, quand il passe ? Il allait naturellement ; dans chaque nouvelle pointure de mes chaussures, dans la résolution des additions, dans la longueur de mes cheveux, dans un nouveau jeu.
Ma marraine, elle disait que le temps passait dans ses cheveux blancs. C'était une façon pudique de dire que le temps passe son temps à creuser nos tombes. Même celles des enfants qu'il fait grandir en passant.
Un jour, nous étions à table, ma marraine et moi, silencieuses. Nous entendions seulement le tic-tac de la grande horloge. C'était une taiseuse, ma vieille marraine. De ces gens économes en mots qui ont compris que c'est la rareté de leur parole qui la rend précieuse et percutante. Ses mains, à ma marraine. Ses mains bougeaient bien plus que ses lèvres. Et ce soir où nous étions en train de souper, l'horloge s'est arrêtée. Je ne savais même pas que c'était possible, mais c'est arrivé. Je me suis vue comme Neil Armstrong marchant sur la lune, dodelinant en apesanteur quelque part d'inaccessible, ouvrant la brèche dans l'espace clôt où l'histoire se rétracte et où il ne reste que l'absolu présent. La fin du temps.
L'autre jour, quand la médecin m'a dit... Et bien c'était un peu comme ce souvenir de mon enfance, quand l'horloge autoritaire et totalement maniaque avait failli et que le temps et moi, nous avions pris la poudre d'escampette. La Médecin me parlait et ce qu'elle disait ne m'étonnait pas du tout. Absolument pas ! Ça l'a un peu surprise, la médecin. Elle a commencé à faire une grimace, à se tordre la bouche en faisant semblant de découvrir les images sur son bureau. Elle s'est passée les mains sur la mâchoire, elle a opiné lentement du menton comme quelqu'un qui « doit se faire à l'évidence ». Elle a ouvert la bouche :
- Je ne vais pas...
- Je sais.
- Comment ça, vous savez ?
Elle avait l'air presque vexée. Elle a continué « pour voir », comme on dit au poker :
- Vous savez ce que vous avez ?
- Ben oui, j'ai la vulnérabilité. On l'a tous, en réalité. C'est ma marraine qui me l'a appris quand j'étais petite.
Alors elle a eu un geste de recul. Elle s'est appuyée sur son bureau en se renversant en arrière.
- Ah oui, mais attention !
Elle a ouvert son tiroir et elle en a sorti une flopée de pincettes.
- Attention attention, parce que vous...
Et elle a saisi avec les pincettes chaque page de mon dossier pour me les placer sous le nez.
- Vous, vous en avez beaucoup beaucoup, de la vulnérabilité. Je suis désolée de vous...
- Ah oui ! Je la vois. Là, là et là.
- Clairement, sur les images, on ne voit que ça...
- Ça doit pas être facile votre affaire... D'où les pincettes, j'imagine.
- Eh bien non, ça ne va pas être facile pour vous, Madame... D'où les pincettes, en effet.
- Non, moi je veux parler de vous, Docteur. Ça ne doit pas être facile pour vous...
La Patiente et la Médecin se rallongent, chacun sur le côté, dos à dos, l'épée entre elles. Elles continuent à parler tout en bâillant, puis comme si elles parlaient dans leur sommeil.
La Médecin :
- Non mais moi ça va très bien, merci ! Mais vous...
- C'est-à-dire que la vulnérabilité, ça n'est pas vraiment quantifiable... On n'est pas plus ou moins vulnérable, Docteur. Soit on l'est, soit on ne l'est pas. Et comme on ne peut pas ne pas l'être, on l'est tous.
La Médecin, dans un rire nerveux, tout en dormant :
- Alors là si, je peux vous dire qu'on est PLUS ou MOINS vulnérable, et que vous l'êtes complètement plus, et moi complètement moins. Moins que vous...
Elles s'endorment. La Médecin se réveille en sursaut.